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« Ils ont trouvé des solutions par leurs propres moyens »

Les KroniKs de février

Travail social: nouvelles manières de (décom)penser (II)

Les accueils, prises en charge et procédures de suivi dans le domaine du Travail social et de l’Éducation spécialisée sont souvent très intenses . C’est un temps considérable que l’on passe en réunions répétées et interminables pour étudier une seule situation, parler d’un seul individu, examiner un aspect souvent minime de sa vie. Et puis, d’un seul coup, il y a rupture, départ pour des motifs divers, mais qui ne manquent jamais et là, c’est le flou total, c’est le blanc; la personne est partie… pour un « ailleurs ».

Ce passage entre une situation où on devait et voulait tout savoir d’une personne et contrôler tout son environnement, vers une autre situation où on tente d’expliquer comment on ne peut plus rien savoir, ni faire , s’accompagne alors souvent d’une trouvaille langagière , assez extraordinaire: “Il a (ou ils ont ) trouvé des solutions par ses (leurs) propres moyens”.

Fantastique expression, directe transposition dans le domaine de l’action sociale du « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants »

, des contes de fée, qui en une seule phrase, exprime une réalité du travail éducatif et social , bien extraordinaire.

En premier lieu, comme nous venons de l’esquisser, si une équipe de travail social peut dire une chose pareille au sujet d’un individu ou d’une famille c’est d’abord pour la raison inouïe qu’elle ignore tout de ce qui se passe dehors, « dans la vie ».

Le contrôle absolu de ce qui se passait dans le service, dans la prise en charge, dans l’institution, révèle l’impuissance absolue de ces mêmes travailleurs sociaux, à savoir la moindre chose, dans le cadre même de la vie sociale, dans un ailleurs et un autre temps. Si des acteurs sociaux, disent cela , c’est que dans beaucoup de cas, ils ne savent rien, au delà, de ce que deviennent les gens et les familles qu’ils ont accompagnés jusqu’à la porte.

Le premier étonnement doit donc être celui ci et il est double: comment peut on perdre les gens à ce point? Comment peut on avoir eu avec eux des relations aussi contraignantes et sans lendemain? Et surtout comment peut on être si ignorant de ce qui se passe dehors, dans la vie, dans le Monde?

Et là le second étonnement arrive: ce non savoir, cette ignorance, au lieu de légitimement inquiéter et troubler le travailleur social, laisse chez lui, place à une espérance béate . Les gens ont trouvé des solutions, ailleurs, dans leurs propres réseaux et par leurs propres moyens. Bien sûr on n’en sait rien, mais c’est cela auquel on veut croire. C’est une belle croyance mais pourtant assez invraisemblable car, tout de même, si les personnes avaient recours à l’aide sociale , à l’assistance éducative, à différentes modalités prise en charge, toujours plus contraignantes et difficiles à activer, c’est que justement ils ne trouvaient pas de solution par leurs propres moyens.

C’est également assez surréaliste, car c’est prêter aux individus et groupes en difficulté toute une masse de compétences assez extraordinaires. Ainsi ce que l’institution n’ pas pu faire, ce que l’équipe n’a pas pu organiser, ce que l’acteur social n’a pas pu susciter, et bien dans la vie même , « à l’extérieur » , tout cela se fait tout seul, juste grâce aux « super-pouvoirs des usagers ».

Les acteurs éducatifs et sociaux expriment dans de telles croyances sur les compétences cachées de leurs publics de s’en sortir, tout à la fois leur impuissance professionnelle (« Nous, nous ne pouvons rien faire ») et une croyance extraordinaire dans les compétences de leurs usagers (« Eux, ils peuvent tout faire »).

On pourrait considérer comme positive , une telle conception des personnes en difficulté sociale. Après tout, on ne prend pas les gens pour des incompétents. Dans la réalité courante, pourtant, ce type de croyance se révèle souvent peu flatteur à l’égard des usagers. Si les professionnels sont si prompts à imaginer qu’ils peuvent s’en sortir tout seul et « ailleurs », c’est aussi parce qu’ils doutent beaucoup de la sincérité et de l’honnêteté de leurs publics. Après tout s’ils peuvent si bien et si souvent s’en sortir « par leurs propres moyens », c’est sans doute parce que ces mêmes usagers exagéraient, dramatisaient leur situation ou leurs problèmes.

En quelque sorte , ils pouvaient feindre leurs difficultés. Et du coup, les départ, les ruptures, les fins de prise en charge, les « mains levées » n’expriment plus quelque chose de négatif pour les acteurs sociaux (« On a échoué ») mais quelque chose de négatif sur les usagers eux mêmes (« On les a poussé à s’en sortir par eux mêmes »).

Aujourd’hui on habille même volontiers cette nouvelle manière de penser d’un vernis théorique assez à la mode: « Empowerment », « DPA » (développement du pouvoir d’agir); après tout le travailleur social est là pour pousser l’usager à trouver des solutions autonomes, par lui même, non? Bien entendu , on ne sait ni comment, ni par quel parcours, ni par quelle pédagogie . On s’est contenté de réclamer l’autonomie, et de l’exiger à terme fixe. Et voici que, d’une manière commode , une forme d’idéal d’autonomie, devenue aussi obligatoire que peu réfléchie, se transforme en injonction, voire en incantation, ou en pure croyance.

Au final, cette croyance que les gens s’en sortent (par leurs propres moyens) « dehors », exprime la foi qu’on veut encore avoir sur l’existence d’un « dehors » convenable.

Si on pousse les gens dehors c’est parce qu’on veut coûte que coûte croire que la société fonctionne et intègre encore. Ainsi pour les acteurs sociaux, bercés par une conception de la société issue « des 30 Glorieuses », la société serait bonne en elle même, intégrative, socialisante, et protectrice. Remettre les gens dehors, c’est à dire à la rue, ce ne serait pas un abandon: ce serait un simple relais vis à vis d’un environnement positif et riche d’opportunités.

L’expression « S’en sortir dehors », pour un travailleur social, serait en quelque sorte l’équivalent de l’expression, « En ville » dans les hôpitaux. Vous savez comment on vous sert une telle expression alors qu’on vous explique que vous ne serez plus pris en charge dans le service médical qui vous suit d’habitude; quand il n’y a plus de place pour vous, pour des examens, ou tout suivi souhaitable. On vous envoie alors « En ville », quand on ne veut plus vous voir avant longtemps. Alors on vous dit: « Vous irez vous faire suivre en ville »

, comme si l’hôpital était à la campagne, et comme si la ville était riche et pleine des services médicaux, pas chers , qu’on vous refuse dorénavant dans les hôpitaux.

Laurent Ott,

Intermèdes Robinson – Espace de Vie Sociale/ CENTRE SOCIAL
Longjumeau- Chilly- Massy et Nord Essonne

Site, blog et bien plus encore : http://www.intermedes-robinson.org

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