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Hommage à l’écrivain Ayerdhal et sa nouvelle pour N’Autre école

L’écrivain Ayerdhal n’est plus. L’auteur de Parleur, ce magnifique texte hommage à l’insurrection nous a quitté et forcément on pense à la dernière phrase de ce roman…

En 2010, il avait très gentiment répondu à notre demande pour un numéro “d’anticipation” de la revue N’Autre école sur “l’école en 2020” en écrivant un texte sur l’éducation intitulé “Alternatives”. Nous le reproduisons ici avec toutes nos pensées pour ses proches…

Ayerdhal

On le présente comme « L’homme en colère de la SF française », mais c’est oublié qu’il écrit aussi des thrillers et de la fantasy ! On le décrit peut-être plus justement comme un auteur de « Social fiction (SF !) ». Pourquoi de la SF ? « parce que la SF est un puissant outil pédagogique, un véhicule idéologique non négligeable et la plus riche expression de l’imagination créatrice… »

En tout cas, il travaille sur des thèmes forts, l’injustice sociale, le rôle de l’État (Demain, une oasis – 1992 – ou Parleur, Chroniques d’un rêve enclavé – 2009), qui transforment ses lecteurs et ne les laissent jamais déçus.

Alternatives

Pour tous ceux qui croient encore au Père Noël.
S’il existe, vous l’avez forcément déjà vu, dans le miroir.

Ils forment un couple comme j’aime en recevoir, peut-être parce qu’ils sont encore suffisamment rares à franchir la porte de l’association pour que je n’aie pas la tentation de verser dans la routine. La routine et la distanciation sont ce dont je me méfie le plus depuis que j’ai accepté la présidence de la délégation régionale. C’est pour ça que je continue à prendre mon tour à l’accueil.

Ils ont trente-trois et trente-quatre ans. Lui est photographe, elle cadre dans un groupe de communication. Ils possèdent leur maison qu’ils retapent doucement, une berline plutôt sportive mais âgée et un petit monospace. Il ne leur manque aucun appareil électroménager, mais la plupart ont une vétusté que les assureurs couvrent mal. Ils lisent, ils vont au cinéma, ils pratiquent le ski et un peu la voile, ils voyagent de temps en temps. Ils ont beaucoup d’amis, une cave qui se vide toujours plus vite qu’ils ne le prévoient et un séjour suffisamment grand pour y danser avec leurs amis, pour la nouvelle année ou, plus rarement, à l’improviste.

C’est un couple que la vie s’est chargée d’assortir. La vie, pas le milieu social ni l’éducation.

Elle a grandi dans une banlieue cossue, pas très loin d’un club d’équitation plutôt campagnard et de thermes qui n’étaient que prétexte à un casino. Ses parents ont créé leur entreprise avant sa naissance. Sa sœur et son frère ont un diplôme de niveau un. Elle a préféré un cursus plus court dans une école d’application.
Lui a grandi dans une ZUS, de l’autre côté de la ville, des usines et de l’autoroute. Son père a fui les mines et la Roumanie de Ceaucescu, sa mère a fui ses parents, le voile et une autre ZUS quand elle l’a rencontré. Ils ont travaillé chaque fois qu’ils ont pu aux conditions qu’on leur offrait. Son frère se désigne lui-même comme un intermittent du chômage.

C’est lui qui a pris rendez-vous. Il a contacté son parrain, qui m’a parlé d’eux et m’a demandé d’assurer­ le premier contact, mais je ne m’arrêterai pas là. Peut-être parce qu’il m’a serré la main avec une chaleur inattendue, faite de confiance et de soulagement. Peut-être parce qu’elle m’a regardé avec autant de méfiance que de fatalisme et que celui-ci tient du désespoir. D’une certaine façon, à eux deux, ils attendent à la fois tout et rien de moi.

– Parlez-moi de votre fille, dis-je après les présentations d’usage. Je veux dire : de ce qui vous a amenés à envisager un parrainage.

À une crispation de ses sourcils, je sais qu’elle déteste le mot. Elle le ressent comme une usurpation.
C’est elle qui répond.

– Alia a douze ans, elle en aura treize dans le courant de l’année scolaire ; pour sa deuxième cinquième, si nous suivons les recommandations du conseil de classe ; pour une quatrième assistée, si nous nous opposons au redoublement. Elle est née en janvier, elle savait lire et écrire en fin de maternelle. À l’époque, le psychologue scolaire ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’elle intègre le primaire avec un peu d’avance. Aujourd’hui, le professeur principal prétexte son manque de maturité, entre autres. Loin de nous l’idée qu’elle soit précoce, mais c’est une fille – elle est beaucoup plus mûre que les garçons de sa classe – et elle a baigné dans un univers d’adultes (les enfants de nos amis ont entre deux et cinq ans). Bref, on peut sûrement lui reprocher ses résul­tats, son manque de travail, sa propension à l’indiscipline et à l’incartade, mais elle aurait davantage tendance à vieillir trop vite que l’inverse. Tout le primaire, elle était en tête de classe. Elle s’est un peu dissipée en début de sixième, puis ses résultats ont décliné. Cette année, elle finit un peu en dessous de la moyenne, malgré d’assez bons résultats dans deux ou trois matières. Elle finit surtout avec un carnet de correspondance truffé de retards et d’absences que nous avons parfois accepté de justifier, après recadrage, pour lui éviter une mise à pied ou le renvoi pur et simple.

Nous avons souvent été convoqués par les professeurs et le proviseur. Ce que nous avons entendu ne nous a pas rassurés. Je n’entrerai pas dans le détail, il faudrait raconter des dizaines d’anecdotes et toutes ne sont pas négatives, mais j’ai eu l’impression de me retrouver devant mes propres profs, de me heurter à la même machine bornée, tatillonne et dégagée de toute espèce de responsabilité. Il s’est écoulé vingt ans, on a remplacé la moitié des bouquins par des CD, la moitié du contenu des cartables par des ordinateurs, on a révisé trois fois les programmes en surface, redessiné cinq fois le calendrier des vacances, mais c’est le même système confié aux mêmes gens qui pratiquent la même pédagogie de formatage avec la même efficacité sélective. Et ce n’est pas une consolation de savoir que mes grands-parents se sont heurtés à des murs identiques.

Jusqu’au bout, elle s’est exprimée sur un ton très calme, à défaut d’être réellement neutre. En tout cas, il y a moins d’ironie dans sa voix que de dépit, peut-être justement parce qu’elle a conscience de dire ce qu’une proportion non négligeable de trois générations de parents a pensé. Une minorité d’enseignants aussi, mais cela représente du monde et je suis certain qu’elle le sait.

Je me tourne vers lui. J’ai une assez bonne idée de ce qu’il va dire et qui ne m’est pas forcément adressé, en tout cas pas seulement. Oh ! je n’ai aucun doute sur le fait qu’ils en aient beaucoup parlé – ces deux-là communiquent énormément. En revanche, il y a des points sur lesquels il n’a pas pu insister, des opinions qu’il n’a pas pu détailler, des convictions tout droit jaillies de son vécu. Un vécu qui vient à peine de le rattraper et qu’on ne peut pas connaître autrement que de l’intérieur.

– Alia se marginalise. L’an dernier, elle faisait les conneries que font les enfants de son âge. Elle testait les prémisses de l’ado, la cohésion du système et notre intelligence parentale. Cela lui a permis de s’apercevoir que l’adolescence est inconfortable, que le système est incohérent et que notre intelligence est bornée par un affectif qu’il lui est facile de rejeter.

Cette année, elle s’est trouvé des suiveurs, des suiveuses surtout, et, à plusieurs, elles ont pu pousser les conneries plus loin. Rien de bien méchant. Premières clopes, premiers cours craqués, premières imitations de signature des parents, premiers détournements de petite monnaie dans leurs portefeuilles. Premiers petits copains aussi. Des quatrièmes, bien sûr, puisque les cinquièmes sont encore des bébés. Et tout ça forme une bande qui se façonne ses moments d’indépendance autour d’un collège de banlieue tranquille et mélangé, accueillant les enfants d’une dizaine de communes. Les profs et les pions ne se préoccupent que de ce qui se passe dans le collège, les parents sont loin et le centre commercial beaucoup plus près. Premières fauches dans les magasins, premiers tarpés qu’on touche du bout des lèvres. Quelques échanges d’injures avec des ados d’ailleurs, quelques insultes à l’adresse des flics, un vocabulaire qui s’atrophie et qui s’aboie sur des intonations de zone, et la rébellion contre tout.

Ce n’est pas l’exubérance adolescente dont mes beaux-parents ont l’habitude, et on est assez loin du « ça passe ou ça casse » qu’ont connu mes parents, mais elle risque de se fermer pas mal de portes et ce n’est pas l’Éducation nationale qui va lever le petit doigt. Nous ne sommes pas des amateurs de droit chemin et, de toute façon, nous ne croyons pas que les parents soient les mieux placés pour maintenir un ado sur les rails quand il a décidé de prendre la tangente. Seulement, nous ne voulons pas la regarder se noyer ni attendre qu’elle s’aperçoive, dans dix ou vingt ans, qu’elle a fait un peu jeune des choix qui ont limité tous ceux qu’elle aurait pu faire par la suite.

C’est mon tour d’expliquer qui nous sommes et ce que nous sommes devenus, nous : parrains et marraines de l’association que nous avons appelée Alternatives, parce que les néologismes nous ont toujours paru plus légitimes que les académismes. Les néologismes ont un sens qui franchit les frontières. Les académismes n’ont qu’une raison qui s’apparente à celle d’État.

Alternatives est née au tout début du siècle du rapprochement de plusieurs associations d’internautes­ dont la vocation était d’offrir un soutien scolaire aux enfants en difficulté. Pour la plupart, ces premiers parrains étaient des retraités – pas nécessairement de l’enseignement ou des professions éduca­tives et sociales – qu’ont rejoints des personnes encore en activité et quelques étudiants. Il a suffi d’une poignée de rencontres, de quelques chats et de la création d’un forum sur le Net pour que, au constat hélas flagrant de discrimination scolaire par le clivage socioculturel, s’ajoute celui de l’inadéquation de l’outil et de la réalité économique. Le Net était le support idéal, mais les familles dont les enfants avaient le plus besoin de notre sou­tien n’étaient pas équipées et n’avaient aucun moyen de le faire.

Pour placer un ordinateur dans chaque famille s’adressant à nous, nous avons organisé Alternatives comme une association caritative. Il règne une certaine solidarité sur le Net – pas seulement entre utilisateurs – et, malgré les tentatives de la déstabiliser par de fausses alertes et de fausses pétitions humanitaires orchestrées par les services spéciaux de différentes nations et les gros bras du Nasdac, les internautes réagissent vite et plutôt positivement à tout ce qui leur semble devoir faire avancer l’humanité. Le projet a plu, nous avons recueilli pas mal de dons, en euros et en matériel, de mises à disposition de compétences et de solutions techniques. Un an après le dépôt des statuts, nous parrainions un millier d’enfants.

Je le désigne d’un mouvement de tête.

– Vous étiez de ceux-ci.

Il se souvient – je le lis sur son sourire – et il le fait sans nostalgie.
Nos premières difficultés sont venues du travail que nous souhaitions réaliser avec les enfants que nous accompagnions. Elles tiennent d’ailleurs tout entières dans ce dernier mot. Pour nous, il était clair que le soutien scolaire – quelle que soit son efficacité auprès de ceux dont les difficultés étaient uniquement scolaires (donc ceux que nous avions connus avant de créer Alternatives) – n’avait d’une part qu’une efficacité scolaire et, d’autre part, était totalement inadapté ou, en tout cas, très insuffisant auprès d’enfants confrontés à l’exclusion sociétale. C’est pour cela que nous avons décidé de dépasser largement le cadre périscolaire de notre action.
Ni précepteurs, ni mentors, ni pédagogues et encore moins éducateurs, puisqu’il était hors de question d’usurper les fonctions des parents, des enseignants et de la communauté, nous sommes devenus des marraines et des parrains virtuels et épistolaires.

Je m’efforce de m’adresser aux deux, mais mon regard revient souvent sur elle. S’il s’agissait d’une audition, on ne pourrait pas s’y tromper : c’est elle examinatrice.
Je lui dédie une moue que j’espère illisible.

Soutenir est une chose, accompagner à distance en est une autre, qui inclut les notions de durée, de confiance, de relation privilégiée et de liberté de parole, et qui nécessite des compétences, du recul, de la diversité dans la pratique et bien d’autres qualités humaines que nous appelons parfois psychologie en parlant d’intuition, née justement de l’expérience. Plutôt que nous doter d’un outil de formation, nous avons choisi de miser sur ces fameuses et indéfinissables qualités humaines, sur la variété et sur la discussion entre nous. Ce qui n’a pas vraiment plu aux institutions quand l’association a commencé à prendre de l’ampleur, puis à déborder de sa vocation initiale. Curieusement, ce refus de formaliser le parrainage nous a aussi valu de conser­ver une totale indépendance vis-à-vis des institutions et des collectivités publiques, malgré une pression politique de plus en plus forte pour légiférer autour de notre activité.

Elle ne m’interrompt pas uniquement par curiosité. Il y a un peu de suspicion dans sa voix :

– En quoi est-ce si important de tenir les institutions, donc l’État, à distance ?
Je jette un œil sur lui. Il est serein. Il attend ma réponse, convaincu qu’elle satisfera aux véritables questions qu’elle se pose, qui ont probablement longtemps retardé leur prise de contact et qui ne ressortissent que très partiellement à notre indépendance. Les rumeurs.

Alternatives a été reconnue d’utilité publique à son cinquième exercice. Je vous passe l’effet, non négligeable, d’incitation fiscale sur les dons et celui, plus relatif, sur nos rapports avec les collectivités locales et régionales. Cette reconnaissance nous a surtout contraints à réfléchir sur la portée de notre action à l’échelle de la communauté. Jusque-là, s’il était évident pour tous qu’il s’agissait d’une démarche uniquement civique, nous n’en avions pas moins conscience de l’effectuer pour pallier les déficiences institutionnelles. La réflexion a l’air anodine, mais quand on la pousse un peu, on en vient à se demander comment se définit l’État, à quel niveau se situe le citoyen et ce que sont les droits et les devoirs de chacun. Il ne nous appartient pas de réécrire la Constitution, ni d’amender les accords internationaux, comme par exemple la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont les articles 25 et 26 ne sont pas pris en compte par l’État lui-même. Il ne nous appar­tient pas non plus de nous substituer à l’État ni de lui permettre de se défausser de ses responsabilités sur tout ou partie de ses citoyens.

Les Restos du cœur vont fêter leur quarantième anniversaire. Il faut, bien sûr, se féliciter ou, en tout cas, féliciter les donateurs et les bénévoles d’une telle persistance dans le civisme et la solidarité. Mais comment juger l’État qui, non content de rendre cette solidarité quasi obligatoire, par l’abandon à la misère de centaines de milliers de ses citoyens, se repose sur elle pour n’avoir pas à prendre les mesures nécessaires à l’éradication de cette misère ? Nous avons fait le choix de rester des parrains bénévoles et indépendants, libres de toute institutionnalisation, pour laisser à l’État le devoir de réformer les systèmes qui fonctionnent mal. Vous parliez du conservatisme de l’Éducation nationale, il est malheureusement évident qu’il s’agit de l’institu­tion la plus inertielle. Résistances syndicales, lobbying des confédérations de parents, pressions des acteurs économiques et industriels, blocages idéo­logiques, mysonéisme, beaucoup d’intérêts de natures très différentes se télescopent et paralysent les volontés de réforme. Toutefois, même si de nombreux ministres se sont cassé les dents à essayer, aucune révision fon­damentale du système éducatif n’a jamais été sérieusement envisagée. À l’instar de ce qui se produit en Europe depuis un quart de siècle, la mondia­lisation pousse au contraire à l’élaboration de gabarits conçus autour de modèles déjà éprouvés. Les limites de cette uniformisation tiennent de ce qui la motive : amener les étudiants des disciplines économiquement performantes à pouvoir suivre l’enseignement des universités du, entre guillemets, monde entier. Il s’agit d’abord de former une élite et de l’opti­miser. Mais il s’agit aussi de former les exécutants, la main-d’œuvre et toutes les strates qui vont constituer la société. Cela revient à dire que la vocation de l’école n’est pas de servir le citoyen, mais la société en tant que système. Ce qui, à notre sens, nuit considérablement à l’épanouissement de l’individu par l’encadrement­ sinon la limitation de ses choix sur des critères arbitraires indépendants de sa personnalité.

Je sais qu’ils comprennent. Je sais aussi que j’en fais trop, que je me défoule de tout ce que je garde généralement pour moi, faute d’autres interlocuteurs que ceux qui partagent mon engagement.

Lui n’en sera pas gêné. C’est un peu comme si je prêchais un convaincu qui rentrait d’un long voyage. Il puisera des forces nouvelles dans mon discours. Il pense devoir ce qu’il est devenu à son parrain. C’est sûrement vrai, en tout cas partiellement, mais n’aurait-il pas été aussi satisfait de sa vie sans Alternatives ?
Je retiens un sourire. La réponse est contenue dans la question. Les réponses. C’est pour ça que nous avons choisi le mot et le pluriel.

Un muscle a dû trahir mon amusement. Elle plisse les yeux, elle qui ne demande qu’à chasser mes arguties d’un revers de la main. Non, c’est inexact. Ma logorrhée verbale ne l’intéresse pas plus que moi. Elle est là pour sa fille.
– Pour en revenir à ce que sous-tendait votre question, nous rencontrons depuis peu de nombreuses difficultés avec les institutions. Beaucoup de voix se sont élevées contre nous, que les médias se font un plaisir de relayer. Tant qu’on ne nous considérait que comme une énième ONG visant à panser les plaies du monde en distribuant ça et là un peu d’antiseptique et d’anesthésiant, nous ne nous sommes heurtés qu’à une indifférence polie et, plus rarement, à des enthousiasmes délicats à contenir. Mais Alternatives a rapidement fait des émules en Europe et, aujourd’hui, nous envisageons de réunir en congrès les soixante-six associations pratiquant le soutien scolaire gratuit par le Net et dans le monde entier. À l’exception de quelques associations européennes, il ne s’agit encore, un peu partout, que de soutien. Action que, comme je vous le disais, nous avons considérablement élargie. Sans préjuger de ce qui découlera de votre visite, cet élargissement en est la raison. Et votre visite est la raison de cette levée de boucliers.

Le temps d’un échange de regards, ils se tournent l’un vers l’autre. Ils ont trés bien compris ce que je voulais dire. Inutile d’étayer.

– Nous n’avons pas abandonné le soutien scolaire. Il est souvent indispensable et il est la première motivation de l’immense majorité des parents qui nous contactent, même s’ils sont de plus en plus nombreux à nous solliciter aussi pour les bénéfices que peuvent tirer leurs enfants d’une relation privilégiée avec un adulte. De la même façon, nous continuons à accorder prioritairement notre attention aux foyers en difficulté sociale, culturelle ou psychologique. Mais de plus en plus de familles moyennes, voire aisées, et d’une bonne assise culturelle requièrent notre concours, et le font parce que nous ne nous bornons pas à amener leurs enfants jusqu’au bac ou au-delà. Nous avons franchi la barre des cent mille filleuls, puis des deux cent mille, et le parrainage s’accélère. Les résistances, les lobbyings, dont j’ai déjà parlé, et ceux qui font commerce de l’éducation se sentent menacés dans leur confort et dans leurs certitudes. L’esprit de corps pour les uns, les questions de principe pour les autres, le réalisme économique chez les derniers, les entraînent à quelques indélicatesses. Ce sont des mises en garde aux parents que l’expérience tenterait, des différences de traitement entre les enfants que nous suivons et les autres, des rumeurs qui se transforment en articles de presse. Un peu d’ignorance, un peu de désinformation, un peu de mal­veillance. Mais, contrairement aux bruits que répandent les médias, la Cour des comptes n’a jamais douté de notre gestion, qu’elle suit pourtant de très près, et aucun juge n’a jamais ouvert d’instruction nous concernant, ni pour accointance avec des réseaux pédophiles ni pour incitation à quoi que ce soit. Nous ne sommes pas non plus le centre de recrutement d’extrémistes religieux ou politiques, d’une secte ou d’une mafia. Et, croyez-moi, nous sommes surveillés de très près par plusieurs administrations.

Le regard de l’un signifie : « À ce point ? ». Celui de l’autre : « je vérifierai ». Maintenant, ils vont pouvoir poser les vraies questions, elle va le faire. Le filleul qu’il a été pense connaître les vraies réponses que je ne manquerai pas de faire. Et c’est probablement le cas, même s’il ne les a jamais formulées.

– Quel est votre programme ?

J’ouvre la bouche pour répondre, elle ajoute très vite :

– Et qui sont les parrains ?

Je laisse s’écouler une poignée de secondes. Il y a une troisième question, qui ne vient pas. Elle la posera plus tard.

– Telle qu’elle existe, l’école ne permet pas à tous les enfants de parvenir à l’âge adulte avec le bagage nécessaire au choix et à la maîtrise de leur vie – je parle du bagage que les parents ne sont pas en mesure de donner. Peut-être ne peut-elle pas le faire et, quoi que nous pensions de ses objectifs, peut-être même ne doit-elle pas, précisément pour satisfaire aux critères qu’on lui fixe. Toujours est-il que le système éducatif comporte un certain nombre de lacunes et que nous nous efforçons de les combler. Nous ne sommes ni des concurrents ni des répétiteurs, nous sommes des compléments à la formation scolaire et à l’éducation familiale, et nous ne nous préoccupons que de l’enfant ou, pour être très précis, de l’adulte en devenir. Nous n’avons pas de programme, ni de grille de recrutement. Nous sommes des correspondants, plus ou moins anonymes, plus ou moins lointains, qui nous appuyons sur notre expérience pour aider notre interlocuteur à enrichir la sienne. Notre maître mot pourrait être : ouvrir. Notre credo : apprendre à aimer, apprendre pour comprendre. Nous nous efforçons de répondre au-delà des questions, de développer la curiosité, d’affûter le sens critique, d’élargir les horizons, de préciser les intentions. En tant qu’adultes, nous nous considérons un peu comme des artisans qui avons appris la vie par tâtonnements.

Nous essayons de transmettre une partie du savoir que cela nous a conféré Et de faciliter l’apprentissage du reste, par tâtonnements aussi, mais avec le meilleur toucher possible.

– Concrètement, comment cela se passe-t-il ? demande-t-elle.
Lui aussi est curieux. De connaître enfin les rouages de la machine, je suppose. Mais il n’existe pas de machine, évidemment.

– Le plus naturellement possible. Chaque enfant est différent, chaque parrain est différent, et la relation qu’ils créent leur appartient. Nous avons tous, et les enfants plus que tout autre, l’habitude de voir surgir dans nos vies puis de côtoyer des gens que l’existence nous impose et avec qui, quelle qu’en soit la nature, nous établissons des rapports d’affect. C’est plus ou moins long et cela peut varier avec le temps. Les marraines et parrains s’arrangent pour que cette phase d’approche soit relativement courte et qu’elle débouche sur un affect aux aspects positifs et durables. Il n’y a heureusement pas de recette, mais nous échangeons nos expériences.
Outre un forum permanent sur notre serveur, qui nous relie tous, chacun de nous fait partie d’une commission locale. Ces commissions se réunissent une fois par trimestre. Elles décident des parrainages et en assurent le suivi.
Nos filleuls ont entre six et, formellement, vingt ans, mais les relations ne se rompent jamais vraiment. Plus les parrainages s’établissent tôt, plus la rela­tion est aisée et plus elle porte ses fruits. La plupart des parents effectuent toutefois la démarche à la préadolescence.

– Qui sont les parrains ? insiste-t-elle.

Je souris.

– Vous.

À son ahurissement, je vois bien que même lui ne s’y attendait pas. Elle hoche deux fois la tête, comme si, a posteriori, c’était évident. Pour la première fois, il y a une véritable lueur d’intérêt dans son regard.

– Vous, parents. Et vos propres parents, vos amis, vos voisins, vos collègues, des jeunes, des retraités, des couples, des célibataires, des plombiers, des médecins, des fonctionnaires. Mais vous, oui, majoritairement.

Ce n’est pas une obligation. C’est une invitation que je vous demande de prendre en compte, que je vous engage à étudier très sérieusement. Vous aurez au minimum un an pour y penser. C’est le délai qu’il faudra à la commission locale du parrain ou de la marraine d’Alia pour évaluer le potentiel de leur relation. C’est aussi celui qui permettra à votre fille d’accepter que l’un de vous prenne la responsabilité d’un filleul. L’un de vous, parce que la notion de lien privilégié est primordiale, mais cela ne doit pas empêcher l’autre de se glisser dans la relation.

Ce filleul habitera géographiquement loin de votre domicile. Il sera d’un milieu socioculturel différent du vôtre, sans que la différence soit flagrante, à moins que vous ne choisissiez un parrainage de soutien. Ses parents n’auront aucun droit de regard sur votre correspondance, mais nous les encouragerons à en discuter avec lui, sans pression et s’il le souhaite. Vous le suivrez sur plus ou moins dix ans. Il y aura peut-être une période où il espacera les contacts et peut-être une autre où il coupera les ponts. Viendra sûrement un moment où il souhaitera vous rencontrer, ce que nous vous recommanderons de ne pas faire avant qu’il soit autonome ou, en tout cas, bien engagé sur le chemin de la maturité.

Pour aujourd’hui, j’en ai fini. Je les ai secoués, très fort. Je le sais, j’y suis passé. À l’époque où leur fille tétait encore, quand la mienne fuguait, un peu après la mort de sa mère, un peu avant que j’arrête d’alterner anxioly­tiques et antidépresseurs. C’est vrai, ­je suis un cas, ni extrême ni banal, mais un cas tout de même. N’empêche. Vous venez étudier, quérir, quémander une assistance parce que vous ne vous en sortez pas avec votre gosse, et on vous incite à assumer la responsabilité d’un autre. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça secoue. Mais, bon sang, ce que tout à coup l’existence peut vous paraître claire. La vôtre, et celle qui ne s’arrête pas à votre champ de vision. Je suis un cas, vous dis-je. Nous le sommes tous. Et c’est cette diversité, cette richesse que nous devons offrir à nos enfants.

Je suis dans mes rêves, quelque part à mi-chemin entre l’engagement et l’idéalisme. Je me berce d’assimilation, en quelque sorte. Alors elle me secoue à mon tour :

– Quelle est la finalité de tout ça ?

La seule chose dont je suis certain, c’est qu’elle ne me demande pas de rêver à voix haute.

– Nous souhaitons que le parrainage se normalise, qu’il devienne un complément naturel de l’éducation. Pas que ce soit une obligation, ni au sens juridique ni au sens moral, mais une possibilité pour tous. Aujourd’hui nous ne sommes contactés que par des parents confrontés à des difficultés. Même si nos interventions s’effectuent dans la durée, nous sommes, d’une certaine manière, assimilés à des urgentistes. Nous tenons à le rester, mais tous les enfants ont un bénéfice à tirer du parrainage et nombreux sont ceux qui rencontreraient moins de problèmes ou des problèmes que les parents seraient mieux à même de gérer, s’ils avaient dès leur alphabétisation un interlocuteur à vocation éducative, indépendant de l’école et de la famille. L’État est d’ailleurs très intéressé par notre action, surtout dans la mesure où elle ne lui coûte rien. Mais il subit des pressions qui l’amènent à envisager soit la marginalisation par la non prise en compte, soit la mise en place de législations, de structures, de formations, de diplômes qui la dénatureraient jusqu’à l’invalider. Nous ne sommes pas inquiets en ce qui concerne une éventuelle institutionnalisation légiférée. Cela reviendrait à instaurer un permis de faire des enfants et cela soulèverait le problème de la formation de certains enseignants qui n’ont, pour tout bagage pédagogique, que des études dans leur matière spécifique et la réussite à un concours. Par contre, la marginalisation, que nous subissons déjà, nous pose de très gros problèmes et nous limite considérablement.

Pour résumer, notre objectif actuel vise surtout à changer l’image que le Public se fait de nous…

Elle se penche pour ramasser son sac au pied du fauteuil. Quand elle se redresse, elle me regarde droit dans les yeux,

– Pour ça, je dois pouvoir vous aider. Après tout, c’est mon job.

Puis elle ajoute :

– Je suppose que vous n’avez pas besoin de rencontrer Alia ? ■

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