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Histoire critique : Entretien sur Les Historiens de garde avec les auteur.e.s William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin

Nos amis des éditions Libertalia rééditent en format poche Les Historiens de garde : De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national. Dans cet essai d’historiographie et d’histoire critique, les auteurs s’inquiètent du réveil d’une histoire nationaliste dont Lorànt Deutsch est le poste avancé et où l’histoire n’est envisagée que comme support d’un patriotisme rétrograde.

Questions de classe(s) : Pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce livre ? Le fait de travailler à trois historiens répond-il seulement à une question de spécialisation ? Avez-vous une “histoire” commune ?

Les auteurs : Nous sommes trois à avoir écrit ce livre. Nous avons certes nos différences, mais une chose nous rassemble, c’est la méthode historique. Pour nous, l’Histoire n’est pas un grand mythe qui sert à fédérer une population autour d’une patrie (le “roman national”) ou d’un parti, mais bien une pratique d’interrogation critique du passé qui consiste à trouver des sources, à les interroger, à les comparer.
Nous sommes tributaires des réflexions déjà engagées il y a plus de trente-cinq ans par Suzanne Citron (voir son livre essentiel : Le mythe national : l’histoire de France en question, première parution en 1987) dont il faut saluer le travail ici, et qui ont été reprises par des collectifs comme Aggiornamento Hist-Géo ou le CVUH (Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire) notamment lors du quinquennat Sarkozy qui a constitué le moment du retour en force du roman national.

QdC : Pouvez-vous définir la notion de “roman national” ?

Les auteurs : Il s’agit d’une version mythifiée de l’histoire nationale, qui induit de l’unité et de la continuité là où il y a eu au contraire des ruptures constantes. Beaucoup d’historiens de garde insistent sur le fait que la France a toujours été “déjà là” pour reprendre l’expression de Suzanne Citron. Pour Max Gallo par exemple, dans son livre L’âme de la France (paru peu avant les élections de 2007 et qui est, plus on y pense, le véritable opus programmatique des historiens de garde), c’est le territoire, le terroir même, qui a sans cesse assimilé les hommes qui s’y sont installés pour les changer en des Français qui ont eu, de tout temps, les mêmes caractéristiques culturelles ou mentales.

Cette continuité souffre, pour tous les historiens de garde, d’une rupture récente qui menacerait selon eux l’identité nationale. Stéphane Bern va même jusqu’à parler de “crise identitaire”. Pour les plus radicaux, comme Deutsch, cette brisure s’incarnerait dans la Révolution française qui aurait “coupé la tête à nos racines” [sic]. D’autres mettent ça sur le compte de “la pensée 68”, notamment ceux qui, comme Dimitri Casali, se sont investis dans la polémique sur les programmes scolaires. 

C’est justement cette polémique qui renseigne le plus sur ce que Nicolas Offenstadt (auteur de la préface du livre) a appelé le néo-roman national. En effet, depuis la fin de la décennie 2000, les programmes se sont ouverts (timidement) sur une histoire plus globale, en proposant d’étudier des civilisations extra européennes, comme la Chine des Han ou les empires africains [empires africains dont l’étude a disparu des programmes 2016]. Certains historiens de garde y ont vu une menace identitaire. Pour eux, l’histoire ne doit pas servir à éveiller une curiosité, à interroger des différences pour mieux se forger une opinion, mais bien à créer un sentiment d’adhésion patriotique basé sur une vision glorieuse de la France.

QdC : Votre livre consacre presque la moitié de la pagination au cas Lorànt Deutsch. Pouvez-vous parler de votre travail de critique sur le livre et les émissions de L. Deutsch, ses méthodes, son idéologie, sa vision de l’histoire ?

Les auteurs : Lorànt Deutsch est un cas d’école. En guise de méthode, il n’hésite pas à inventer des faits afin d’embellir son roman national rétrograde tout en prétendant agir comme un historien et ne rapporter que des événements authentiques. Cela n’aurait pu avoir l’écho qu’on lui connaît si l’acteur et son éditeur avait usé des méthodes les plus agressives du marketing : packaging attrayant (la figure de l’acteur lui-même, qui est l’argument de vente principal) et un storytelling grossier mais efficace. Les résultats sont là : Métronome s’est vendu à plus de 2 millions d’exemplaires, une adaptation télévisuelle a été produite sur une chaîne du service public (qui a coûté un million d’euros), et l’acteur a été invité dans des classes d’établissement publics afin de faire la promotion de son livre.
 
QdC : L. Deutsch sert de façade sympathique à un courant d’extrême droite incarné par Patrick Buisson et d’autres intellectuels. Pouvez-vous nous brosser le paysage passé et présent de ce courant réactionnaire ?

Les auteurs : Précisons que L. Deutsch a été soutenu par le Bloc Identitaire. Quant à Patrick Buisson, il s’inspire largement de l’Action française qui fit de l’Histoire, au début du XXe siècle, un de ses chevaux de bataille. Il s’agissait à l’époque pour les monarchistes de remettre en cause l’histoire universitaire majoritairement républicaine en réinventant un récit glorieux célébrant l’action positive des monarques tout en fustigeant les mouvements populaires. Cela va passer par la création d’une véritable contre-université (l’Institut d’Action française), mais aussi par la rédaction de nombreux livres de vulgarisation. Parmi ces auteurs, le plus prolifique d’entre eux était certainement Jacques Bainville (1879-1936), dont les œuvres, – ce n’est pas un hasard -, connaissent depuis une dizaine d’années une nouvelle jeunesse.
Cette radicalité réactionnaire traverse le courant des historiens de garde. Évidemment, la plupart n’assument pas cette filiation. Elle est pourtant bien présente. Jean Sévillia est par exemple un proche des cercles monarchistes du Renouveau français. Dimitri Casali participe au site Boulevard Voltaire et n’hésite pas à en appeler au recours d’un “homme providentiel” à la tête de l’État.
 
QdC : Vous faites également référence au roman national “de gauche”. Quelle analyse en faites-vous ?

Les auteurs : Le roman national, dans sa forme originelle, est une création d’historiens républicains où domine notamment la figure d’Ernest Lavisse (1842-1922). Il s’agissait pour eux de faire de la Troisième République l’aboutissement logique de l’Histoire de France, qui finissait par se résumer à la longue marche d’un peuple pour son émancipation (avec, en point d’orgue, la Révolution française).

D’aucuns tentent aujourd’hui de ressusciter ce type de récit, comme Jean-François Kahn qui nous explique sans rire dans son dernier livre que les droits de l’homme ont été inventés par les Gaulois au Ier siècle de notre ère (voir cette analyse sur le site du livre)…
 
QdC : Dans le dernier chapitre, “L’histoire est un sport de combat”, vous voulez répondre “au double phénomène qui relève à la fois d’un repli sur le roman national à des fins identitaires et par des stratégies marketing dont le but n’est ni plus ni moins que de transformer des citoyens libres en consommateurs d’image d’Épinal.” Quelles sont vos propositions ?

Les auteurs : Tout d’abord, réagir et sensibiliser le public. Ensuite, proposer une vulgarisation historique de qualité, qui sorte du carcan de l’histoire nationale. Cela passe par l’écriture de livre grand public, mais aussi par le développement de médias alternatifs, comme la radio.

[La deuxième partie de cet entretien a été réalisée en octobre 2016] Plus de trois ans après cette interview, la situation a-t-elle évolué ?

Les auteurs : Oui, et dans le mauvais sens d’abord. Cette rentrée 2016 a été le théâtre d’une vaste offensive des tenants d’un récit identitaire et nationaliste du passé, comme Dimitri Casali. Pareillement, nombre de politiques, à droite notamment, affirment ouvertement vouloir promouvoir le retour du roman national à l’école, comme François Fillon ou Nicolas Sarkozy, mais aussi Emmanuel Macron. Mais, d’un autre côté, nous remarquons que de plus en plus d’historien-ne-s se préoccupent maintenant de proposer de la vulgarisation de qualité en passant par des médias populaires, comme la télévision, la radio ou la bande dessinée. Il faut que ces interventions se multiplient.

QdC : Votre livre a-t-il ouvert le débat dans les milieux enseignants ? Quelle a été la réception du livre ?

Les auteurs :
Difficile de répondre précisément pour les enseignants. Le livre a permis d’ouvrir un débat plus large sur les usages publics de l’histoire et on sait qu’il a pas mal circulé. Nicolas Offenstadt, dans L’Histoire un combat au présent (Textuel, 2014), écrit que notre travail a poussé les journalistes à questionner Lorànt Deutsch sur son rapport à l’histoire, et que l’ouvrage s’est « diffusé par capillarité », notamment dans des émissions comme les Guignols de l’Info et Groland, où le comédien a été moqué. Ce qui n’était pas le cas auparavant. Cela a conduit entre autres Lorànt Deutsch à affirmer plus frontalement ses idées politiques, notamment son adhésion à la théorie du choc des civilisations, dans son livre Hexagone , publié fin 2013.

QdC : Vous avez actualisé votre travail dans une postface qui fait un bilan de l’influence des Historiens de garde, mais surtout propose une réflexion et des idées précises sur le rôle de l’historien dans l’espace public….

Les auteurs : Depuis la sortie du livre, les historiens de garde ont toujours une certaine influence. La polémique autour de Métronome a confirmé ce que nous écrivions sur la connivence entre historiens de garde et chiens de garde de certains médias de masse, comme Canal Plus et, malheureusement, France Télévisions. Malgré la disparition de l’émission de Ferrand, “L’ombre d’un doute”, le constat n’est pas très optimiste, surtout dans un contexte qui favorise encore plus les usages publics de l’Histoire, comme on l’a vu récemment avec le “Nos ancêtres les Gaulois” de Sarkozy. Mais, d’un point de vue plus positif, de plus en plus d’historiennes et d’historiens refusent cet état de fait et agissent, notamment sur les réseaux sociaux, comme on l’a vu sur la sortie de Sarkozy, mais aussi celle de Valls à propos de Marianne. Dans cette postface, nous avons justement voulu réfléchir, aussi, aux réponses qu’il faudrait apporter aux historiens de garde, et plus largement au rôle de l’historien dans l’espace public, notamment en interrogeant le fonctionnement de l’Université et son rapport à la vulgarisation.”

Propos recueillis en juin 2013 puis en octobre 2016 par François Spinner

William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, Nicolas Offenstadt (préface), Les historiens de garde : De Laurent Deutsh à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, Libertalia, 2016, 300 p., 10 €.
Première éditions chez Inculte (Temps réels ; essai).
Site du livre http://www.leshistoriensdegarde.fr/

1 Comment

  1. B. Girard

    Histoire critique : Entretien sur Les Historiens de garde avec les auteur.e.s William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin
    Sarkozy, certes mais pas seulement : « nos ancêtres les Gaulois » ont reçu un sacré coup de jeune dans le cadre de la polémique qui a accompagné la rédaction des nouveaux programmes d’histoire, polémique qui, dans une large mesure, a finalement tourné au bénéfice des tenants d’une histoire nationale autour de laquelle l’enseignement de l’histoire à l’école élémentaire reste structuré. Rappel de quelques interventions de NVB et des pressions qu’elle a exercées sur le Conseil supérieur des programmes (CSP) :

    – « enjeu essentiel […] la transmission de notre histoire commune et du récit national » (24/04/2015)
    – « il faut revenir à la chronologie pour permettre aux élèves d’acquérir des repères temporels solides. Ensuite, il faut y mettre ce qui fonde l’identité de la France […] L’enseignement de l’histoire doit bien être un récit qui raconte notre appartenance à la communauté nationale, pas seulement une succession de dates. » (11/05/2015)
    – « car c’est bien sur l’Histoire de France qu’il faut faire porter l’essentiel de notre effort. (…) C’est pourquoi la compréhension de notre histoire nationale, centrale dans le primaire, est le fil conducteur des programmes au collège, l’Europe et le reste du monde étant abordés à partir des influences réciproques entre eux et notre pays. » (Lettre de mission au CSP, 01/07/2015)
    – « (…) les programmes d’histoire ont été retravaillés pour n’éluder aucun sujet fondamental, en faisant de l’histoire de France le cœur des enseignements de l’école élémentaire, et en explicitant au collège ce que la France a apporté à l’Europe et au monde, ce qu’elle en a reçu, ses pages glorieuses comme ses pages plus sombres. » (Présentation des programmes, 18/09/2015)

    Un débat finalement tranché par Hollande (07/05/2015), pour qui l’enseignement de l’histoire a pour fonction de rappeler « les heures glorieuses de notre passé (…) que l’histoire doit être enseignée par la chronologie [autour] d’un récit national ». On le voit : Sarkozy n’est pas seul.

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