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Entretien avec Éric Fournier : La Commune n’est pas morte

Eric Fournier, auteur de La Commune n’est pas morte, voir la recension sur le site N’Autre école, a bien voulu répondre aux questions de Q2C sur son livre et plus généralement sur le rapport entre la Commune de Paris et l’école.

Questions de classe(s) – D’où vient ce projet de raconter non pas l’histoire de la Commune de Paris mais l’histoire de son histoire et de sa mémoire ?

Éric Fournier – Il existe déjà d’excellentes histoires de la Commune, celle de Jacques Rougerie en premier lieu (dans la collection Que Sais-je ou chez Découvertes Gallimard) ou en anglais celle de Robert Tombs (The Paris commune 1871, que les éditions Libertalia sont en train de traduire). En revanche, concernant l’impact mémoriel et politique de la Commune, il n’y avait que de très bonnes monographies sur certains points mais pas d’ouvrage s’essayant à la synthèse.

Deuxièmement, j’appartiens aux historiens qui trouvent stimulants de saisir un événement, non par ses seules causes supposées mais par ses effets, sa construction, ses résonances, sa capacité à traverser les temps. En écrivant La Commune n’est pas morte, il m’est apparu que la « grande mesure sociale » de cette insurrection fut peut-être moins sa « propre existence », selon l’aphorisme de Karl Marx, que sa puissante résonance mémorielle, sa capacité mobilisatrice favorisant d’intenses usages politiques.

Cet intérêt porté aux effets d’un événement et à sa construction rejoint le troisième point. En tant que professeur de lycée, je me dois d’être attentif aux usages de l’histoire, à la question de la transmission, de la sélection et de l’instrumentalisation du passé, bref aux porosités et aux frictions entre histoire savante, histoire scolaire et mémoires – d’où mon intérêt accru pour ces questions de mémoires.

Q2C – On apprend, dans ton livre, que dans la décennie qui suit l’écrasement de l’insurrection, une loi interdisait jusqu’à l’évocation même de l’événement. Comment expliquer cette décision puis sa levée ?

Éric Fournier – Les versaillais vainqueurs veulent immédiatement effacer toute trace de l’insurrection. Pour l’Ordre moral (des catholiques réactionnaires monarchistes très influents jusqu’en 1877), cet effacement relève d’une damnation de la mémoire, cette Damnatio mémoriae de l’antiquité romaine que les vainqueurs connaissent fort bien étant donné la forte culture classique qu’ils ont reçu à l’école et qui constituent un signe évident de distinction sociale ! Cette mesure exceptionnelle, votée par le Sénat romain, vouait à l’oubli et aux gémonies les empereurs jugés monstrueux : leurs statues étaient détruites, leurs noms martelés. Mais leur anniversaire était inscrit au nombre des jours néfastes. Cette mesure se distingue donc d’un oubli total. Il s’agit plus d’un effacement infamant. Concrètement, après 1871, cela se traduit par le fait que les communards ne sont mêmes pas nommés, seuls restent leurs crimes. C’est particulièrement visible dans les lieux de la martyrologie versaillaise. Ainsi la plaque commémorative du massacre des otages rue Haxo rappelle (en latin !) que les otages ont été exécutés « de façon impie, en haine du droit, de la religion et de la paix », mais sans nommer des fédérés ainsi réduits à leurs crimes.

Cet effacement infamant s’accorde avec l’effacement apaisant des républicains de gouvernement qui considèrent qu’il faut oublier cette terrible guerre civile. L’amnistie de 1880, qui permet aux exilés et aux condamnés de rentrer en France, s’accompagne d’une injonction d’oubli. Mais cette position est intenable. Les républicains modérés doivent expliquer pourquoi il faut oublier cet événement, ce qui revient à en parler. Et les partisans de la Commune œuvrent à la faire connaître. Enfin, la République libérale, considérant la liberté d’expression comme un de ces piliers, a de plus en plus de mal à censurer la mémoire communarde. La loi d’amnistie de 1880, puis la loi sur la liberté de la presse en 1881, rendent caduque la politique de censure. Celle-ci ne s’exprime ensuite ponctuellement qu’à l’occasion des commémorations au Père-Lachaise, lorsque le préfet Lépine ordonne la confiscation de couronnes mortuaires jugées séditieuses. La dernière restriction légale est levée en 1906 : on peut dorénavant inscrire le mot « Commune » sur une pierre tombale.

Q2C – Dans un article récent tu expliques comment la célébration de la Commune emprunte deux chemins différents et finalement antagonistes : la mise en avant de la répression, le culte des martyrs qui permet de passer sous silence la dimension révolutionnaire et de l’autre le rappel justement de cette révolution et de son “questionnement libertaire de la démocratie”. Peux-tu nous présenter cette “ligne de partage” ?

Éric Fournier – Cette ligne de partage correspond aux mémoires les plus récentes d’une Commune que l’on redécouvre après un oubli très important durant, pour résumer, les deux septennats de Mitterrand. Cette redécouverte se fait dans la recomposition, les bricolages et les emprunts aux usages antérieurs, le tout de façon ténue. Ainsi, le 8 avril 2013 plus d’une centaine de députés socialistes ont déposé un projet de résolution mémorielle « pour rendre justice aux victimes de la répression de la Commune de Paris de 1871 ». Les insurgés sont ainsi réduits à des victimes passives. Dès qu’il est question de ce qui animait les insurgés de 1871, la résolution socialiste est des plus elliptiques, évoquant rapidement « les valeurs républicaines portées par les acteurs de la Commune […] ces femmes et ces hommes qui ont combattu pour la liberté ». Ils étaient républicains et cela suffit. Or, passée au tamis de la Commune, la république dessine des lignes de ruptures, apparaît sous ses différentes formes, historiquement situées et conflictuelles. La Commune c’est une guerre civile opposant des républicains « démocratiques et sociaux » et des républicains libéraux alliés à des monarchistes. L’usage mémoriel de la Commune proposé ici par la gauche au pouvoir dessine inversement en creux l’image simpliste d’une république « toujours déjà consensuelle », figure d’un récit se substituant à un roman national désormais intenable dans sa célébration d’une « France toujours déjà-là », pour reprendre la lumineuse formule de Suzanne Citron. Il y a donc une volonté d’instrumentaliser une référence de radicalité au profit d’un mol imaginaire unanimiste. La possible panthéonisation de Louise Michel, parmi d’autres candidates, participe du même problème.

Revenons à la « République démocratique et sociale » et au sens que les communards donnaient à ces mots, si différent de la « république sociale » du Conseil National de la Résistance après 1945. La grande affaire de la République « sociale » pour laquelle ce sont levés les hommes et les femmes de 1871 était de se gouverner soi-même. Pour eux la souveraineté ne se délègue pas, elle s’exerce directement, ou le plus directement possible. De toutes les révolutions du XIXe siècle, la Commune est celle qui a porté à son point le plus haut cette organisation de la souveraineté populaire, où les représentants ne sont que tolérés par ceux qui les ont élus et où les citoyens entendent participer réellement à l’exercice quotidien du pouvoir. Cette insurrection était donc un « questionnement libertaire de la démocratie » selon la belle formule de Jacques Rougerie. Mais cette dimension centrale, cet horizon d’attente révolutionnaire pleinement accompli par les insurgés de 1871, s’il fait aujourd’hui consensus parmi les historiens travaillant sur la Commune, a longtemps été minoré ou critiqué par les mémoires révolutionnaires dominantes, les socialistes de la fin du XIXe siècle et surtout les communistes qui, à la suite de Lénine et Trotski, critiquent la désorganisation de la Commune, plaidant ainsi pour une stricte discipline de parti. Aujourd’hui encore la connexion n’est pas si évidente entre la Commune des historiens avec les potentialités libertaires qu’elle souligne et les usages mémoriels de la gauche radicale. Ainsi, lors de la manifestation du 18 mars 2012, Mélenchon a exposé de façon lyrique une mémoire que l’on pourrait qualifier de post-communiste et ne s’est absolument pas référé à cette république par en bas qu’était aussi la Commune. En revanche, en 2001, le philosophe Toni Négri a rapidement qualifié le mouvement social de décembre 1995 de « Commune de Paris sous la neige » eu égard «  à la capacité d’auto reconnaissance subversive des citoyens des grandes villes ». Au même moment, Tardi expose une Commune libertaire dans Le Cri du peuple, tout comme le cinéaste Peter Watkins.

Nous sommes aujourd’hui dans une période de recomposition de la mémoire militante de la Commune. Tous les possibles sont ouverts. Les plus prometteurs, les plus innovants ; comme les plus plats, les plus nostalgiques ou les plus attendus.

Q2C – Bien que ton ouvrage évoque la place de la Commune dans les programmes d’histoire de l’école de la République, tu ne t’attardes pas trop sur cet aspect des choses. Pourtant, pendant longtemps, cette absence a été brandie comme le symbole d’un enseignement historique au service des puissants et du pouvoir. On peut aussi y lire un “embarras” dans l’élaboration du récit consensuel que la République veut présenter d’elle-même à travers son école. Peux-tu nous résumer cet enjeu ?

Éric Fournier – Ce qui est clair c’est que la Commune est peut-être l’événement le plus apte à briser le récit linéaire, finaliste, consensuel d’une République libérale destinée à advenir pour apaiser les tensions et clore le siècle des révolutions. Cette insurrection complexe, à la croisée des chemins d’un XIXe siècle qui est lui-même le siècle des possibles, résume bien les enjeux liés à l’histoire scolaire aujourd’hui. Soit l’on considère que l’histoire à l’école doit prioritairement transmettre des connaissances – une sorte d’abrégé d’érudition pour créer une culture commune – et dans ce cas la Commune est définitivement encombrante, inapte à édifier les élèves à je ne sais quel supposé invincible ancrage des institutions républicaines. Soit – et c’est évidemment ma position – on considère que l’histoire scolaire doit initier à la richesse des situations historiques, bousculer les évidences, favoriser la distance critique, mettre en évidence les possibles du passé. Alors, la Commune est un magnifique objet.
En ce sens, l’effacement de la Commune dans les nouveaux programmes de Première générale qui font commencer l’étude de l’histoire de la IIIème République vers 1880 est une réponse transparente des institutions.

En revanche, parler d’absence de la Commune dans les programmes scolaires et les pratiques de classe est une question délicate, qui appelle une réponse nuancée et pour tout dire en suspens. La Commune dans l’histoire scolaire est mon nouveau chantier de recherche, que je mène avec Laurence de Cock. En l’état actuel, trois points sont certains : Les programmes autorisent dès la fin du XIXe siècle de traiter de la Commune. Celle-ci est présente très tôt dans les manuels scolaires. Pourtant, l’idée générale est que la Commune est l’une des grandes absentes de l’enseignement secondaire. Il y a donc une tension, une contradiction même, et les rares études à ce sujet confondent une fois de plus programmes, manuels scolaires et pratiques de classes effectives. Cette confusion entre les programmes et les manuels fait fi de la liberté pédagogique des enseignants. En d’autres termes ceux qui regrettent l’absence – supposée – de cette révolution qui s’organisait par en bas ignorent la capacité des professeurs, à la base, à s’emparer des programmes ou à ne pas suivre les injonctions des manuels.

D’ailleurs, depuis quand cette absence scolaire de la Commune est-elle posée dans le débat public par des enseignants ou par des acteurs politiques ? En l’état embryonnaire de ce chantier, la question apparaît lors du Centenaire de la Commune en 1971. Avant, rien n’est moins sûr et cela reste à vérifier. Comment expliquer, par exemple, que Maurice Dommanget (1888-1976) – instituteur, secrétaire général de la Fédération Unitaire de l’Enseignement et militant révolutionnaire – ait écrit pléthore de livres et d’articles sur la Commune, notamment dans L’École émancipée et dans L’École libératrice, mais à ma connaissance aucune prise de position pour une plus grande place de la Commune dans l’histoire scolaire ? Considérait-il que l’autonomie des maîtres était suffisante et que ses articles étaient destinés à leur faciliter la transmission de l’événement ? Ou, inversement, avait-il acté que le « roman national » était politiquement situé et que c’était à une contre-éducation populaire de transmettre la Commune ? Voilà quelques pistes de travail.

Q2C – L’héritage éducatif de la Commune est des plus riches : laïcité, instruction gratuite et obligatoire, enseignement intégral… Sais-tu comment il a été défendu et mis en avant par ses “héritiers” ? Dans une formule souvent ignorée, Jules Ferry précise même que son projet d’école publique entend s’opposer aussi bien à l’école religieuse qu’à l’école des ouvriers communistes et socialistes inspirée par la programme et les réalisations de la Commune*. C’est un aspect que tu n’abordes pas trop dans ton ouvrage alors qu’il éclaire les motivations des fondateurs de l’école de la République mais aussi l’importance du souvenir de cette insurrection dans l’esprit des possédants.

Éric Fournier – Ta question participe intensément de la mémoire révolutionnaire de la Commune comme « l’aurore » des révolutions du XXème siècle, alors qu’elle est le « crépuscule » de celles du XIXe siècle, comme l’a souligné Rougerie. Il en est de même en matière scolaire. L’idéal éducatif de la Commune s’inscrit dans celui des républicains avancés du XIXe siècle, dans la continuité plus que dans l’innovation ou la rupture. Il prolonge les propositions du républicain Hyppolite Carnot, ministre de l’instruction publique entre février et juin 1848. Ce qui signifie, et cela bouscule nos propres évidences, que maints points de l’idéal éducatif de la Commune ne sont pas très différents des préconisations de Jules Ferry. Souvenons-nous, par exemple, de son très beau discours sur l’éducation des femmes en 1870. Mais une révolution est un moment d’intense recomposition politique. Jules Ferry, l’un des principaux opposants à Napoléon III, devient brutalement un républicain conservateur en 1871. Et c’est en homme d’ordre qu’il refonde l’école après 1880, guidé par le souvenir d’une Commune qu’il a combattu, comme par l’héritage commun des projets éducatifs des républicains avancés d’avant 1871. Il y a donc une proximité plus forte que ce que l’on pourrait croire entre l’école de Ferry et l’école rêvée par les Communards. Ce qui explique peut-être à quel point Ferry, dans le passage que tu cites, prend soin, violemment soin d’ailleurs, de distinguer son école de celle des communards. Ferdinand Buisson, figure centrale de l’école républicaine, est une illustration éclatante de ces porosités. Il est présent à Paris pendant la Commune, participe aux débats sur l’enseignement, favorise même la fuite de communards en Suisse. En précisant que son projet scolaire doit prévenir une nouvelle Commune, Ferry riposte par avance à ses détracteurs conservateurs qui pourraient y voir une troublante résurgence d’une insurrection que l’on cherche à effacer des mémoires, ou qui ne doit subsister que comme un déplorable exemple de guerre civile.

Ce qui distingue sans doute le plus la Commune du programme scolaire des républicains avancés du premier XIXe siècle c’est l’importance accordé à l’enseignement professionnel dans le cadre d’un « enseignement intégral » ambitionnant qu’un « manieur d’outil puisse aussi écrire un livre » (H. Bellanger).La seule école ouverte par la Commune est un établissement professionnel mixte, rue Lhomond, dans un collège jésuite laïcisé. La brièveté de la révolution et l’urgence de la guerre empêchent d’expérimenter réellement les projets scolaires de la Commune. Or, c’est dans la pratique que les communards ont le plus innové, inventé, bien plus que dans les discours. Une Commune plus longue aurait peut-être permis de voir le projet scolaire des communards se transformer en expérimentation concrète, gagner en densité pratique, et se distinguer plus fortement. Les troupes versaillaises ont brisé cet horizon.

Q2C – Quelles réactions à ton ouvrage ? As-tu d’autres projets après ce livre ?

Éric Fournier – Les réactions ont été très positives. J’ai effectué plus d’une quinzaine de présentations de mon livre et presque systématiquement nous avons débattu de la Commune dans l’histoire scolaire, ce qui atteste tant du regain d’intérêt pour la Commune que des enjeux politiques liés à l’enseignement de l’histoire. J’ai constaté, hélas, que certains intervenants, politiquement situés très à gauche, regrettaient la faible présence de la Commune dans les programmes actuels (ce qui est faux pour le collège d’ailleurs) tout en appelant de leurs vœux l’élaboration d’un autre « roman national », tout aussi édifiant, mais de gauche !

Parmi mes autres projets, il y a cette recherche sur la Commune et l’histoire scolaire, que j’ai évoquée plus haut, et aussi une autre sur la mémoire de la Commune au sein de l’armée française. La Commune semble une mémoire souterraine, ressurgissant ponctuellement, oscillant entre victoire régénératrice devenue vite encombrante et modèle possible de lutte-contre insurrectionnelle. Avec cet objet, je n’abandonne pas totalement la question de l’enseignement de la Commune, mais ici dans le cadre des écoles de guerre, forme (très) spéciale d’enseignement supérieur !

* « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. On y exalte l’Ancien Régime et les anciennes structures sociales. Si cet état de chose se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871. » J. Ferry, 1879

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