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Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre, entretien avec Jacques Cornet et Noëlle de Smet

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À l’occasion de la sortie du livre Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre. Une autre conception du groupe – classe (ESF 2013), ses auteurs, Jacques Cornet et Noëlle De Smet ont accepté de répondre aux questions de Questions de classe(s) pour présenter leur démarche.

Questions de classe(s) – Votre ouvrage se présente comme un « manuel de pédagogie pour une éducation authentiquement émancipatrice ». Pourtant, il ne propose pas de recettes ni de réponses toutes faites, quel était votre projet en réalisant ce livre et comment envisagez-vous son appropriation par le lecteur ?

Jacques Cornet et Noëlle De Smet – S’il s’agit d’émancipation, il serait en effet difficile de se présenter comme détenteur d’un savoir-recette à simplement déverser chez d’autres. Et pour paraphraser Paolo Freire : « personne n’émancipe autrui, personne ne s’émancipe seul, c’est ensemble qu’on s’émancipe ». Notre projet comprenait plusieurs facettes :

– partir de situations réellement rencontrées dans nos pratiques en classe et dans les moments de formation d’enseignants ou de futurs enseignants ;

– mettre le lecteur au travail, seul ou avec d’autres, à propos de ces situations, selon des dispositifs que nous avons utilisés bien avant cette écriture ;

– rassembler, organiser des façons de traiter ces situations, comme autant de chemins possibles en tentant de théoriser, et même de modéliser, de proposer des principes d’actions dont chaque actualisation reste à inventer en situation, des principes souvent en tensions d’ailleurs comme « mieux reconnaître et plus exiger »
utiliser nos domaines privilégiés pour tenter de les lire et de les éclairer : la sociologie, la pédagogie Freinet, la pédagogie institutionnelle, la psychanalyse.

Nous imaginons donc que le lecteur plongé dans nos propositions de travail sur des situations réelles, va se faire un chemin et se servir de ce que nous avons élaboré. Nous espérons qu’il pourra faire des liens avec ses propres situations et que les outils d’analyse, de théorisation que nous proposons pourront aider à entrer dans les complexités et/ou mener à affiner encore… Chacun pouvant investir et réinvestir des concepts[[1. Les concepts travaillés dans le livre sont décrits et accessibles sur le site de CGé, notre mouvement d’appartenance, www.changement-egalite.be selon les codes indiqués à la fin de chaque chapitre du livre]] dans sa pratique et se fabriquer sa propre théorisation

Q2C – Pédagogie institutionnelle, techniques Freinet, apports de la sociologie, etc. les références utilisées tout au long de l’ouvrage sont nombreuses et diverses. Comment définissez-vous votre approche ? Quels en sont les fondements, les principes ?

Jacques Cornet et Noëlle De Smet – Nous nous appuyons sur une exigence éthique : la reconnaissance inconditionnelle de chacun comme sujet-auteur-acteur de ses apprentissages (et nous avons voulu que le livre lui-même soit conçu dans cette optique). Nous voulons aussi toujours articuler l’individuel et le collectif ce qui est rendu possible par les dispositifs de la pédagogie institutionnelle entre autres, alliant désir et loi, alliant construction de soi et inscription dans un groupe via les prises de responsabilités par les uns et les autres. Si ces deux fondements comptent pour nous, c’est en fonction d’un positionnement dans la société : de la dignité pour tous, du changement pour plus d’égalité, de la justice sociale. Et dans cette optique, nos références dans l’ouvrage sont des maîtres aux facettes diverses comme Freinet, Oury, Freire, Dubet, de Gaulejac, Lahire, Charlot, Rochex, et les Marx, Freud Lacan, qui en ont inspiré certains, tous revisités par nous. Références aussi, nos camarades, ceux qui, dans notre mouvement, ont écrit des pratiques, questionnements, découvertes inventions, fruits d’un type de pédagogie pratiquée aussi entre nous. »

Q2C – A la différence de « l’innovation pédagogique » votre propos est ancré dans une perspective politique d’émancipation individuelle et collective. Vous reconnaissez-vous dans la « pédagogie sociale » et si oui, comment la définiriez-vous ?

Jacques Cornet et Noëlle De Smet – D’après ce qu’en expose un des derniers numéros de N’Autre école, oui, nous pouvons nous reconnaître dans ce courant qui ne concerne pas seulement l’école et que nous appelons « Éducation permanente » en Belgique, nouvelle dénomination (malheureusement !) de « Éducation populaire ».

Il s’agit pour nous d’être dans une logique de production (merci Freinet), de travailler les rapports sociaux qui la traversent, de viser des rapports de coopération… dans nos divers lieux « pédagogiques » , de relier des lieux comme écoles et associations de quartiers ou autres, en vue de plus d’émancipation des plus dominés et en vue de plus de justice sociale.

Q2C – Vous écrivez « La pédagogie n’est jamais neutre, je sais que ma pratique sera ce qu’elle est en fonction de choix : préparer les jeunes à occuper leur place dans la société ou les préparer à la transformer en transformant déjà le plus petit et le plus proche. » Pouvez-vous nous donner un exemple de ces choix ?

Jacques Cornet et Noëlle De Smet – La phrase citée est tirée d’un récit où il s’agit pour les élèves de mener une action pour que les toilettes aient meilleure allure. Cette action et la conception qui en est donnée dit quelque chose d’une formation à s’organiser pour fabriquer du changement, à commencer par les nécessités matérielles du quotidien. Et mieux vaut commencer très jeune.


Si dès la maternelle, l’enseignant choisit d’organiser sa classe de façon à ce que les enfants puissent prendre du pouvoir individuellement et collectivement, sur les espaces, les temps, les activités, il rend les enfants moins dociles, moins dépendants de lui. Quand dans un Conseil, un enfant de 5 ans confronté à une règle établie quant à l’usage de calculettes, propose qu’on modifie cette règle, qu’il y a débat, puis décision, puis suivi de cette règle par tous y compris par l’enseignant, il s’établit un autre rapport au pouvoir et à l’institution scolaire. Il se pointe un possible quant à pouvoir changer quelque chose. Une autre façon de faire peut être de trouver que ces enfants sont trop petits, que c’est plus simple si l’enseignant décide de tout, et d’entourer cela de discours qui favorisent la docilité et la conformité.
Les possibilités de changements favorisées ou suscitées en classe (pour l’école ou ailleurs) dépendent en général des choix de classe (sociale) de l’enseignant. Un des récits présents dans le livre explicite plus fortement ce fait, à savoir ce que des élèves ont imaginé pour sortir de situations vécues comme « de domination ». Dans ce texte intitulé «  Avec ou sans barreau », il est entre autres question de deux lectures morales possibles selon le point de vue adopté côté dominant ou côté dominé.

Q2C – Cet entretien est publié sur un site qui a choisi comme nom « Questions de classe(s) ». Votre livre pose la question « Que fait-on des classes en classe ?», là encore, pouvez-vous nous donner un exemple de vos travaux ?

Jacques Cornet et Noëlle De Smet – Souvent on ne fait rien des classes (sociales) en classe …ou du moins on laisse croire (dans les discours courants ou documents officiels) qu’un enfant égale un enfant, que tous égaux, que vive la diversité, qu’on fait du « différencié » … et donc on nie en général les classes et les inégalités qui y sont liées.

En tenir compte ce serait faire, dire, inventer quoi ? Ou aussi apprendre quoi ? Dans notre livre, l’histoire des gifles, des parents concernés issus d’une classe sociale précise, et toute l’analyse qui en est faite, dit quelque chose d’un traitement des classes sociales y compris celle de l’enseignant et l’écart plus ou moins grand d’avec son public. A commencer par s’exercer à un type de regard et de lecture variables selon qu’on parte du point de vue du dominant ou du dominé, selon qu’on utilise ou non quelques outils de lecture sociologique. Tenter de transformer des plaintes d’élèves en organisation d’action collective peut aussi être une façon de tenir compte des classes sociales et des rapports entre elles ; en effet, il s’agit alors de possibles prises de conscience (intérêts divergents, stratégies des uns et des autres, rapports de force) dans les actions et activités qui visent des changements dans l’école (avec classes institutionnelles alors aussi), dans le quartier.

Côté pédagogie, les découvertes des chercheurs comme Stéphane Bonnéry que nous citons, quant aux inégalités créées dans les classes par la façon d’approcher les démarches d’apprentissages, poussent à développer certaines attentions. Il s’agit de s’interroger sur ce qui peut faire difficulté chez des enfants de milieux défavorisés et qui va de soi chez les plus favorisés (par exemple avec les pédagogies actives), en lien avec ce qui se fait dans les familles. Nous ne l’explicitons pas dans notre livre mais les choix que nous avons faits pour le 6eme chapitre mettent en avant des façons de faire apprendre où tous les enfants peuvent, nous semble-t-il, s’y retrouver, où les dispositifs tiennent compte d’obstacles spécifiques à surmonter. L’analyse de ces pratiques, telles que présentées dans ce chapitre souligne divers points d’attention.

Q2C – Vous êtes tous deux membres actifs du mouvement Cgé (Changement pour l’égalité), une association assez peu connue en France. Pouvez-vous nous les présenter en quelques mots ?

Jacques Cornet et Noëlle De Smet – CGé est un mouvement socio-pédagogique fondé en 1970 au départ de grèves d’enseignants. En dépit de la démocratisation de l’enseignement, les possibilités scolaires des élèves sont toujours inégalement réparties suivant leur milieu social. L’école, caisse de résonance de la société, porte sa part de responsabilité dans la reproduction des inégalités. Aujourd’hui, CGé vise à développer auprès de son public une compréhension et une analyse des mécanismes scolaires et sociaux qui produisent ces inégalités afin de les dénoncer, de lutter contre leur perpétuation et de proposer des changements.

CGé est un lieu de rencontre et d’interpellation où des acteurs issus de l’école, du milieu associatif ou de la société civile partagent leurs points de vue dans le but de produire des outils pédagogiques, des études et des analyses ainsi que des formations pour alimenter la réflexion de tous. Régulièrement, selon l’actualité ou selon ses propres choix, CGé interpelle les politiques via la presse ou une présence dans des colloques. Une particularité du mouvement est de mettre en évidence qu’une pratique pédagogique va toujours de pair avec une vision politique.

prod_gd_786.png.jpg Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre, Une autre conception du groupe-classe, Jacques CORNET, Noëlle DE SMET, 2013, 288 p., 23.35 €.

Propos recueillis par Grégory Chambat pour Questions de classe(s)

1 Comment

  1. Jean-Pierre Fournier

    Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre, entretien avec Jacques Cornet et Noëlle de Smet
    Une vraie réflexion, des réponses précises, un interview qui “colle” parfaitement au site…

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