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Dialogues de pédagogies radicales : La pédagogie critique existentielle

Les dialogues de pédagogies radicales abordent à chaque fois une thématique en rapport avec les pédagogies critiques en les présentant sous la forme d’un dialogue. La pédagogie critique existentielle s’intéresse aux enjeux existentiels auxquels peuvent être confrontés les êtres humains, y compris les enfants, en les connectant à leur dimension sociale.

I- Paulo Freire et l’existentialisme

Q : Une des références de Paulo Freire, outre le marxisme, c’est la philosophie existentialiste…

R : Oui, dans les années d’après guerre, un des grands débats théoriques, c’est la conciliation entre la philosophie marxiste et existentialiste. Parmi les auteurs existentialistes, Paulo Freire cite aussi bien des auteurs de la branche chrétienne – comme Karl Jaspers – que des existentialistes athées comme Sartre. Il est aussi influencé par le psychanalyste de l’école de Francfort, Erich Fromm, qui sans être existentialiste, développe une pensée humaniste.

Q : Quels sont les thèmes existentialistes chez Freire ? Est-ce que justement sa conception de l’être humain peut être qualifiée d’existentialiste ?

R : Effectivement, la pensée de Paulo Freire est souvent qualifiée de marxisme humaniste. C’est vrai qu’il se réfère à une certaine conception de l’être humain. Un des aspects qui caractérise l’être humain pour Freire, c’est « l’inachèvement », ce que Rousseau nomme la « perfectibilité ». De ce fait, l’être humain n’est pas donné une fois pour toute, il se définit également par son action. Il est un être biologique, mais sa biologie ne suffit pas à le définir. Cela induit que pour Freire l’être humain à une « vocation ontologique » à l’être-plus. Cela pourrait correspondre au besoin d’accomplissement chez Maslow. Il y a donc une dimension existentialiste dans sa conception de l’être humain au sens où l’existentialisme considère que l’être humain n’est pas donné une fois pour toute, mais qu’il se fait en agissant.

Q : Justement Freire reprend la distinction entre le déterminisme social et le conditionnement social que l’on retrouve par exemple chez Sartre.

R : En effet, pour lui, l’être humain n’est pas déterminé par le milieu naturel et social. Il est seulement conditionné par celui-ci. Cela veut dire que l’être humain est libre, mais que sa liberté est toujours en situation.

Q : Cette liberté provient du fait que pour Freire, la conscience n’est pas un épiphénomène. C’est pour cela qu’il accorde de l’importance à la conscientisation.

R : Oui, l’être humain est un être qui contrairement aux autres animaux a conscience de la temporalité, de son historicité. De ce fait, cette situation est source d’angoisse dans la mesure où il est conscient qu’il va mourir. Mais cela lui permet également de réfléchir à sa situation et de pouvoir agir pour essayer de la transformer.

Q : C’est aussi la thématique chez Freire de la « lecture du monde qui précède celle du mot ».

R : C’est cela. En effet, comme l’être humain a conscience de son existence et de sa finitude, il se pose des questions sur le sens de l’existence, sur le monde qui l’entoure. Il est donc spontanément dans une attitude herméneutique. La curiosité est d’ailleurs pour Freire une attitude présente chez tous les êtres humains indépendamment de leur classe sociale et c’est sur la base de cette curiosité spontanée que s’est édifiée la science.

Q : Justement quel est le lien entre le fait que l’être humain soit un être conscient et la conscientisation ?

R : La conscientisation, c’est le passage de la conscience immédiate à la conscience critique. Cela veut dire que pour Freire, le processus de conscientisation joue un rôle dans la transformation sociale historique. Il ne s’agit pas seulement d’attendre que les conditions économiques et sociales se transforment. En prenant conscience de l’existence de rapports sociaux qui structurent la société, l’être humain développe des capacités d’agir. Il prend conscience que ce qu’il croyait être une situation individuelle est en réalité une condition sociale d’oppression partagée par d’autres personnes.

Q : Cette conscience qu’être opprimé c’est une condition sociale, c’est une différence par exemple avec la pédagogie humaniste de Carl Rogers qui pourtant elle aussi est influencée par l’existentialisme.

R : Oui, chez Rogers, il y a une dimension existentialiste comme chez Freire. D’ailleurs, les deux auteurs accordent une place importante à la question de l’authenticité. Pour Freire, par exemple la pédagogie bancaire, empêche l’expression d’une pensée authentique.
Mais on peut dire que Freire, à la différence de Rogers, a intégré le marxisme a sa pédagogie existentialiste. De fait, il n’est pas possible de s’émanciper individuellement, si on ne s’émancipe pas socialement.
En effet, les opprimés sont soumis à un phénomène de réification sociale du fait de l’exploitation économique qu’ils subissent. Quant aux oppresseurs, ils pensent être libres, mais ils ne le sont pas. Puisqu’ils développent l’avoir-plus, plutôt que l’être-plus.

Q : Justement il y a un lien entre le statut de sujet conscient et la réification…

R : Oui, c’est parce que l’être humain n’est pas seulement considéré par Freire comme un objet naturel, mais comme un sujet conscient, qu’il peut être confronté à un processus de réification qui vise à le réduire au statut d’objet et non plus à le considérer comme une personne morale.

Q : Comment s’effectue le passage de la prise de conscience à la transformation sociale historique ?

R : On peut dire que l’éducation pour Freire est un processus humanisation, mais également qui doit nous faire advenir en tant que sujets, à la fois pensant et parlant, des sujets de notre propre histoire individuelle, mais également des sujets de l’histoire humaine.
Or l’un des problèmes qu’identifie Freire, c’est le fatalisme. Ce qu’il appelle la « conscience fataliste ». Elle est entretenue par l’idéologie dominante : « il n’y a pas d’alternative ». Or justement, la prise de conscience par l’être humain qu’il est un être historique, et non pas seulement naturel, l’amène à comprendre qu’il peut changer le court de l’histoire. De ce fait, ce qu’il considérait comme des « situations-limites » peuvent être dépassées. Pour cela, l’un des rôles de la pédagogie libératrice, est justement d’aider à imaginer d’autres possibles. C’est ce que Freire appelle « l’inédit possible ». L’action de transformation sociale vise à les transformer en des « inédit viables ».

Références :
Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Paris, Maspero, 1974
Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, Eres, 2013

II- Pédagogie critique et aspiration existentielle

Q : Comme on l’a vu précédemment l’existentialisme est une dimension de l’oeuvre de Paulo Freire. Mais comment cette dimension peut-elle s’intégrer dans une réflexion pédagogique ?

R : Avant d’en arriver aux questions strictement pédagogiques, il est nécessaire de revenir à l’aspiration à l’authenticité à l’époque contemporaine. C’est le philosophe canadien Charles Taylor qui explique que l’une des tendances importantes qui caractérise l’époque contemporaine, c’est la recherche d’authenticité. Il voit chez des auteurs comme Rousseau ou Nietzsche les expressions philosophiques contemporaines de cette recherche d’accomplissement de soi.

Q : On voit que ce sont des tendances que l’on retrouve également dans l’éducation contemporaine…

R : Oui, certains auteurs ont particulièrement mis en avant cette recherche d’expression de soi. C’est le cas de Carl Rogers dont il a déjà été question. Mais, on pourrait aussi citer Juddi Krishnamurti par exemple…

Q : Est-ce qu’outre la philosophie et la pédagogie, on trouve d’autres sources théoriques concernant l’approche existentialiste ?

R : On pourrait également parler de la littérature… Mais, il y a un autre champ qui a donné lieu à une production et une réflexion intéressante pour des pédagogues et peut-être plus abordable que la philosophie, c’est la psychologie existentialiste. On peut penser par exemple à l’ouvrage de Victor Frankel, Découvrir un sens à sa vie, qui s’appuie sur son expérience dans les camps de concentration. Une des idées importantes de Frankel, et qui va contre tout un discours de la psychologie positive qui tend aujourd’hui également à pénétrer le champ de la pédagogie, c’est que la finalité de l’existence n’est pas le bonheur. La finalité de l’existence, c’est de trouver un sens à sa vie. Cela rejoint l’idée de projet chez Sartre. Le monde n’a pas de sens en soi. Il est absurde. C’est l’être humain qui par son action donne un sens à son existence.

Q : Mais en quoi le bonheur ne serait pas une finalité désirable ?

R : Il faut déjà faire attention à ce que l’on entend pas bonheur. Dans notre société, le bonheur est devenu synonyme de plaisir. Or l’idéologie néolibérale, l’utilitarisme économique, fait du plaisir la finalité de l’action humaine. La société marchande capitaliste se propose de combler cette recherche de plaisir dans la consommation. Le problème, c’est que l’on peut en définitif accepter de sacrifier la recherche de la vérité ou la liberté au plaisir. C’est tout le sujet du roman Le meilleurs des mondes d’Aldoux Huxley.

Q : Outre Frankel, y-a-t-il d’autres psychologues existentiels qui peuvent nourrir la réflexion pédagogique ?

R : On peut aussi citer Irvin Yalom qui distingue quatre grandes problématiques existentielles : la mort, la solitude existentielle, la liberté et l’absence de sens. La mort, et donc la conscience de notre finitude, est en définitive ce qui nous oblige à donner un sens à notre existence. Il en résulte une angoisse existentielle. L’absence de sens, nous met face à la liberté de choix existentiels et à la responsabilité de nos actes.
La question de la solitude existentielle est une thématique que l’on retrouve chez une référence de Freire, Erich Fromm. C’est parce que l’être humain redoute la solitude existentielle, celle qui fait que l’on ressent de l’angoisse et que l’on meurt à la première personne, que l’être humain recherche des relations humaines. Mais ces relations peuvent prendre des formes pathologiques, y compris au niveau social : soit sous la forme de la soumission, soit sous la forme de la domination. On peut penser par exemple au situations de harcèlement scolaire, mais Fromm pensait plus encore aux régimes fascistes.
Il est possible aussi de remarquer que les quatre problématiques existentielles de Yalom peuvent être rapprochées des situations-limites de Karl Jaspers, qui est aussi une référence de Freire (même si Jaspers et Freire n’utilisent pas le terme de situation-limite de la même manière). Pour Jaspers, la situation-limite renvoie à une situation existentielle qui est source d’angoisse existentielle. Comme, on le voit la philosophie existentialiste et la psychologie existentielle s’intéressent aux épreuves de l’existence : l’angoisse, la maladie, la mort, le sens de l’existence…

Q : Justement comment ces questionnements peuvent être abordés dans un contexte pédagogique ?

R : La lecture des philosophes ou des psychologues existentialistes peut aider les enseignant-e-s à aborder avec leurs élèves, dans le cadre d’ateliers philosophiques, ces thématiques que sont la maladie ou le deuil.
Il faut mettre aussi en lumière une dimension importante de l’existentialisme, c’est que le projet existentiel du sujet est orienté par des valeurs. Ce que d’ailleurs Viktor Frankel appelle la spiritualité, c’est une existence qui est orientée par des valeurs. Mais encore, faut-il savoir quelles valeurs peuvent orienter l’existence ?
Sur ce plan, les exercices de clarification de valeurs développés, par Raths, Harmin et Simon, peuvent constituer des bases de réflexion. Elles permettent d’aider les élèves à réfléchir aux valeurs qui sont pour eux importantes dans la vie et qui peuvent orienter leur action.

Q : On a pu cependant reprocher à la clarification de valeur de tomber dans le relativisme. Il s’agirait que chaque élève trouve ses propres valeurs, peu importe qu’elles soient consuméristes ou au contraire altruistes. Comment se positionne la pédagogie critique relativement à ce problème ?

R : Comme l’a expliqué Freire, et c’est une différence avec Carl Rogers, la pédagogie critique implique un projet politico-pédagogique. Il y a une directivité de l’enseignement pour Freire. Cette directivité de l’enseignement, c’est ce qu’il appelle la politisation de l’enseignement. Cela veut dire que le pédagogue critique a une action qui est orientée par certaines valeurs comme la lutte contre les discriminations et la justice sociale. La pédagogie critique cherche à favoriser l’engagement citoyen vers davantage de justice sociale et environnementale.
Cela veut dire que l’enseignement n’a pas un positionnement neutre, mais en même temps, il ou elle ne cherche pas imposer son positionnement, mais plutôt par un questionnement socratique à provoquer une réflexion chez les élèves.
C’est en cela que la pédagogie critique existentielle se distingue de la pédagogie humaniste ou non-directive qui a également une dimension existentielle.

Q : Mais concernant la maladie ou la mort comment se traduit cette particularité, par exemple par rapport à une approche qui serait uniquement orientée par la psychologie existentielle ?

R : La différence tient au fait que la pédagogie critique existentielle croise les approches de la philosophie existentialiste, de la psychologie existentielle et des sociologies critiques. Les questions existentielles ne sont pas vécues exactement de la même manière selon la classe sociale à laquelle on appartient ou encore en fonction du sexe. La pédagogie critique se distingue par sa sensibilité à la situation sociale. Comme il a été rappelé précédemment la liberté est toujours en situation. Certes la situation n’a abolie pas la liberté, mais elle implique des conditions qui sont toujours spécifiques. Par exemple, un élève de classe populaire est dans une certaine condition historico-sociale. Il a des possibilités, mais elles ne sont pas les mêmes que celles d’un élève de milieu plus favorisé.

Références :

Krishnamurti, Juddi, De l’éducation (1959) [En ligne].
Sarfati, Georges-Elia. Manuel d’Analyse existentielle et de Logothérapie. Dunod, 2018
Sartre Jean-Paul, L’existentialisme est un humanisme [En ligne].
Sartre Jean-Paul, Question de méthode, Paris, Gallimard, 1986.

III- Les aspirations existentielles à l’épreuve des processus de réification

Q : Si la recherche de l’authenticité est une tendance du sujet contemporain, pour autant cette aspiration rentre en contradiction avec d’autres tendances de la société moderne qui se manifestent sous la forme de la réification. Est-ce que l’on peut revenir sur ce point ?

R : Comme on l’a vu, pour Freire, l’être humain est considéré comme un sujet conscient et une personne morale. De ce fait, la réification constitue un processus par lequel l’être humain se trouve traité comme une chose ou un objet. Il y a effectivement de nombreuses expériences dans la société contemporaine qui sont sources de réification.

Q : Néanmoins, tous les processus de réification, sont-ils des expériences de réification morale ?

R : On peut distinguer sur ce plan, la réification morale et la réification existentielle même si les deux sont liées. On peut appeler réification morale un phénomène de réification qui a lieu entre deux individus. La réification morale se distingue de la réification existentielle. Dans le premier cas, c’est la personne morale qui est atteinte, dans le second cas, c’est l’aspiration à l’authenticité qui est mise à mal.
Dans la réification existentielle, le sujet à l’impression de ne pas pouvoir être lui-même. Il a l’impression d’être pris dans un mécanisme social, dans une organisation bureaucratique ou capitaliste, qui le conduit à se comporter comme un automate.
La réification sociale est plutôt l’effet de l’organisation de la société sur le comportement des individus. La réification sociale entraîne une réification morale, mais il peut exister des réifications morales qui ne trouvent pas leur source dans une réification sociale

Q : Ce sont des expériences qui se trouvent même dans l’éducation, non ?

R : L’adultisme peut désigner un premier type d’expérience de réification de l’enfant par les adultes que ce soit les parents ou les enseignants. L’enfant n’est pas considéré comme un sujet, mais comme un être qui doit se soumettre à la volonté de l’adulte, voire que l’adulte peut maltraiter.

Q : Mais la maltraitance peut avoir également son origine dans le fonctionnement de l’institution ?

R : Comme on l’a souligné le marxisme existentialiste essaie de tenir ensemble conditions sociales et liberté individuelle. De ce fait, l’enseignant, qui maltraite un élève, peut être orienté (mais pas déterminé comme une machine) vers ce comportement du fait des contraintes de la situation. En particulier, ces contraintes sont liées au fonctionnement de l’institution : l’organisation en classes, les classes surchargées, les programmes pléthoriques, les évaluations sanctions…

Q : Les pédagogies nouvelles ont d’ailleurs beaucoup critiquées la forme scolaire traditionnelle.

R : Effectivement, mais la philosophie aussi… Michel Foucault, dans Surveiller et Punir, rappelle le lien qui existe entre l’industrialisation, l’organisation industrielle et le fonctionnement de la forme scolaire traditionnelle. Il s’agit de ce qu’il appelle une institution disciplinaire. Ce qui est intéressant dans le processus de réification de l’enfance que produit la forme scolaire, c’est la colonisation du temps. Il s’agit en particulier de modifier le rapport subjectif au temps. Il faut apprendre à respecter des horaires strictes. Il y a aussi tout le contrôle des corps qu’induit l’institution disciplinaire de manière à intérioriser des normes de comportement conformes aux attentes du monde productif capitaliste : apprendre à rester assis sans bouger et sans parler, à se mettre en rang…

Q : Cette expérience de la réification, dans le monde scolaire, elle est également liée à l’organisation du marché du travail capitaliste, non ?

R : Il y a en effet une contradiction entre l’aspiration à l’authenticité et le marché du travail. En effet, il n’est pas étonnant que les œuvre de Rogers ou Krishnamurti aient connu un succès particulierement en période de plein emploi. L’idée que l’éducation doit être avant tout orientée vers l’épanouissement personnel semble d’autant plus possible que l’individu ne se trouve pas contraint à orienter son choix d’étude en fonction de débouchés professionnels.

Q : Néanmoins, l’expérience de la réification sociale n’est pas liée uniquement à la forme scolaire ou au monde capitaliste, n’est-ce pas ?

R : Tout à fait ! Il y a d’autres expériences de la réification de l’existence à laquelle sont confrontés les élèves, puis les adolescents, ce sont les limitations imposées à l’expression de soi par les conventions sociales, ou plutôt ce qu’on appelle les normes sociales : normes de genre, normes de sexualité, normes corporelles ou encore validistes… Il ne s’agit pas simplement d’un conformisme de groupe, mais de normes sociales dominantes qui s’imposent également dans l’espace de l’école, qui sont reproduites à l’école, mais qui ne sont pas produites par l’école. Elles vont être présentes par exemple dans le cadre des phénomènes de harcèlement scolaire ou de mise à l’écart de certains élèves. Il y a donc une pression au conformisme social, à ne pas oser développer un être-soi différent de celui qui est imposé par les normes sociales dominantes. Même les contre-cultures adolescentes ont souvent à voir avec des « révoltes consommées », c’est-à-dire des contre-cultures qui en réalité ont un lien avec le monde capitaliste marchand.

Q : Pour autant, est-ce qu’on ne peut pas dire que l’école est aussi un espace de résistance – au moins en partie – à certaines tendances du monde capitaliste spectaculaire-marchand ?

R : Pour les pédagogues critiques, et c’est une différence avec les pédagogies nouvelles, la forme scolaire est ambiguë. Elle est un espace de reproduction sociale, de réification… Mais elle peut également être un espace de résistance à d’autres tendances à la réification de l’existence. De ce fait, il est vrai que l’école joue actuellement un rôle de résistance à la culture spectaculaire-marchande. Néanmoins, la fascination pour le numérique à l’école met à mal cette dimension de l’univers scolaire.

Référence :

Foucault Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975

IV- Etre un-e pédagogue critique existentiel

Q : En quoi cette dimension existentielle est-elle également présente dans la manière d’être des pédagogues critiques ?

R : L’un des points fondamentaux de l’existentialisme, dans la manière d’être chez l’enseignant, qui est commune à Rogers et Freire, c’est l’authenticité. Cependant pour Freire, il ne suffit pas pour être un pédagogue critique, d’être authentique – c’est-à-dire d’agir en adéquation avec ses convictions-, il faut que ces valeurs soient orientées vers la justice sociale.

Q : Il a été rappelé au début de ce dialogue que pour Paulo Freire la pédagogie bancaire s’oppose à la pensée authentique. Pourquoi ?

R : La pédagogie bancaire est une pédagogie réifiée et réifiante. Elle est une pédagogie mécanique. La pédagogie bancaire, c’est la pédagogie traditionnelle qui fait apprendre par coeur et répéter mécaniquement sans comprendre. Mais la pédagogie bancaire, c’est également une pédagogie techno-scientifique qui transforme les élèves en machine apprenante et les enseignant-e-s en techniciens chargés d’exécuter un protocole évalué scientifiquement comme efficace.
La pédagogie technoscientifique confond programmer un être humain et l’éduquer. Programmer un être humain, c’est le réifier. L’éduquer, c’est justement s’intéresser également à la dimension existentielle de son être.

Q : Pour revenir à l’authenticité chez l’enseignant-e, comment cette question se pose-t-elle relativement aux normes de genre ?

R : On peut effectivement dire qu’un ou une pédagogue critique, c’est une personne qui va subvertir les normes de genre. Cela signifie que cette personne a réussi à prendre une relative distance par rapport aux normes de genre dominantes. La difficulté de la pédagogie critique existentielle c’est qu’elle implique le sujet, la personne en elle-même. Un ou une enseignante qui prétendrait faire de la pédagogie queer et qui serait dans un rapport complètement conformiste aux normes de genre, cela pose difficulté. Car c’est son être même, la manière dont cette personne ose mettre les normes de genre à distance, qui peut aider aussi les élèves à avoir le courage de mettre les normes de genre dominante à distance et à se construire dans une relation plus authentique à eux-mêmes. Néanmoins, il faut tenir compte d’un point, c’est que tout le monde ne court pas les mêmes risques à s’affirmer dans une identité queer. De fait, comme toujours en pédagogie critique, il est nécessaire de prendre en compte la positionnalité sociale des personnes et le contexte social.

Q : Mais en quoi cela consiste-t-il, pour un ou une enseignante, de résister à la réification de sa pratique enseignante ?

R : Comme on l’a vu, il y a une difficulté pour le sujet à résister à la réification de sa pratique par l’institution : les programmes scolaires à terminer, la pression à l’évaluation… Donc il s’agit bien de parler de résistance au quotidien… Cette résistance consiste dans la capacité du sujet enseignant à faire passer dans son enseignement l’expression de soi contre une forme de standardisation ou de rôle institutionnel qu’il faut jouer.

Q : Cela passe aussi par les interactions avec les élèves ou les étudiants…

R : Oui, c’est la capacité à pouvoir mettre en œuvre des relations humaines authentiques où il y ait des moments où les élèves et l’enseignant puissent exprimer un discours qui va au-delà du rôle social. On ne peut pas toujours simplement jouer le rôle de l’enseignant. Il y a des moments où l’on doit être capable d’incarner une personne authentique face à d’autres personnes. Si par exemple, on parle de questions existentielles comme la maladie ou le deuil, si ces sujets font irruption dans l’espace de la classe du fait d’un contexte particulier, il faut être capable à ce moment là de parler et d’agir de manière pertinente. Mais, il ne peut pas y avoir de réponse standardisée, des techniques pour y faire face. En effet, la manière pertinente est relative à la personnalité de chacun. Elle ne peut être qu’authentique sinon cela devient juste des techniques de communication, et limite une simple manipulation, et alors nous tombons dans la réification morale.

Q : Oui, mais tout de même ce n’est pas facile à réaliser… Tout le monde ne se sent pas de le faire…

R : C’est pour cela que souvent on veut s’abriter derrière des techniques qui résoudraient le problème avec efficacité. Mais en réalité, la capacité à être authentique demande de s’exercer. C’est une vertu au sens où la définissait les philosophes dans l’Antiquité. Alors, comment s’exercer ? Il faut prendre l’habitude de faire entendre sa voix propre : d’abord pour des petits sujets sans trop de conséquences, dans des petits groupes, puis être capable de le faire dans des groupes plus grands, oser même être un dissension avec un groupe si l’on pense au fond de soi que l’on n’est pas d’accord.

Q : Cela vaut aussi pour les élèves…

R : Oui, les aider à faire entendre leur voix propre, une voix différente, c’est aussi un objectif de la pédagogie critique comme l’a mis en lumière bell hooks. Là aussi l’attitude de l’enseignant-e est importante. Il ou elle doit avoir une ouverture au dialogue. Il ou elle doit être capable d’encourager autrui à faire entendre sa voix. Cela demande chez l’enseignant-e une certaine confiance en elle ou lui-même. En effet, il peut sembler parfois que les enseignant-e-s aient peur qu’un élève les déstabilise par son propos. De ce fait, ils ou elles évitent d’encourager les élèves à développer une pensée personnelle.

Q : Mais est-ce qu’avec cette question de la recherche d’une relation authentique de soi à soi, l’on ne perd pas la dimension sociale ?

R : La pédagogie critique est toujours liée à un processus de conscientisation qui vise à faire prendre conscience que l’expérience individuelle ne peut jamais être détachée d’un contexte social. Or la réification est en grande partie une expérience sociale. Cette expérience, c’est le sentiment d’être opprimé, de ne pas pouvoir se réaliser en tant que personne. Il est donc nécessaire de combattre l’organisation sociale pour permettre au sujet une pleine réalisation de soi. Cela est très manifeste pour les personnes LGBTQI. Plus les normes sociales de genre qui produisent la réification existentielle sont puissantes, moins il est possible d’exprimer son identité de genre, son orientation amoureuse, son expression de genre….

Q : Mais est-ce qu’on ne peut pas proposer des outils pour pouvoir mettre en œuvre une pédagogie émancipatrice ?

R : Cela c’est toujours la question. Les gens veulent des outils, des techniques, qui résolvent leurs problèmes de manière efficace. Mais, si on cherche à se réfugier dans des techniques, c’est justement que l’on en reste à une appréhension trop superficielle des questions. On ne va pas répondre aux questions existentielles des élèves avec des techniques et des outils. On ne peut les aider à y faire face qu’en se comportant soit même comme un être humain. Ce qui est le plus important, c’est de parvenir à être une personne. Si on ne réfléchit pas déjà pour soi-même en profondeur à cela, comment veut-on que les élèves y réfléchissent eux-mêmes ? Ensuite, il faut être capable d’en discuter avec eux, mais là aussi ce qui donnera du fond à la discussion, ce ne sont pas des outils et des techniques. On s’illusionne si l’on pense cela…

Q : On peut comparer cela à la relation d’aide chez Carl Rogers, peut-être ?

R : Cela paraît une comparaison intéressante en effet. La relation d’aide repose sur trois principes : la congruence (authenticité), l’écoute empathique, l’acceptation inconditionnelle. Telle qu’elle a été élaborée par Rogers, elle a été reprise dans de nombreux domaines. Néanmoins, il y a eu également une tendance à la réifier, à essayer de la transformer en techniques. Par exemple, dire régulièrement à l’interlocuteur : « je comprends » pour donner l’impression que l’on est empathique. Déjà on peut douter que ce soit réellement les meilleurs thérapeutes dont la relation d’aide soit une relation technique… Mais en outre, lorsqu’une personne vous dit « je vous comprends », au fond vous attendez qu’elle le pense sincèrement et non pas qu’elle vous le dise comme un robot qui a été programmé. Sinon, on retombe dans la pédagogie bancaire…

Q : C’est cela que n’arrive pas à saisir pour une bonne partie tous les travaux sur la pédagogie ?

R : Exactement. Les gens ne comprennent pas pourquoi certains élèves ont été marqués positivement par un ou une enseignante très moderne ou au contraire très traditionnel. Pourquoi des personnes qui ont des manières d’enseigner aussi différentes peuvent pourtant être appréciées par les élèves ? La pédagogie traditionnelle a répondu : c’est le charisme. Le charisme, c’est la grâce. Certaines personnes seraient naturellement charismatiques. Non, ce n’est pas le charisme. Cela provient d’une disposition acquise par l’habitude, c’est une manière d’être. C’est comme un peintre. Il parvient à exprimer sa personnalité dans sa peinture en s’exerçant à peindre. C’est comme cela qu’il acquiert un style qui lui est propre, et non pas simplement une technique.

Q : Dans cette dimension d’expression authentique de soi, quelle est la part des convictions personnelles ?

R : Dans la pédagogie critique, il y a une part spirituelle. Cela veut dire que le ou la pédagogue critique est animé par des convictions, des valeurs personnelles. Cela signifie qu’être un pédagogue critique ne peut pas s’apprendre dans un cours. On peut avoir un cours sur la pédagogie critique. Mais pour être un pédagogue critique, il faut adhérer aux valeurs de justice sociale qui sont propres à la pédagogie critique. Etre un ou une pédagogue critique, c’est un choix existentiel. C’est comme l’a dit Paulo Freire, le choix existentiel, c’est-à dire un projet qui donne un sens à l’existence, celui d’être du côté des opprimé-e-s. L’authenticité, c’est le fait d’incarner ce choix existentiel pas seulement en parole, mais également dans l’action.

Référence :
bell hooks, Apprendre à transgresser, Syllepse, 2019.

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