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De la « cuculisation(1) » et de la réification en milieu scolaire … ou l’impossibilité de penser à un projet commun.

[/« – Ce sont les cerveaux les plus solides de la capitale. Aucun d’eux n’a une seule idée personnelle et si le cas venait à se présenter, je chasserais aussitôt ladite pensée ou son penseur. Ce sont des imbéciles tout à fait inoffensifs, ils n’enseignent que ce qu’il y a dans les programmes. Vraiment, ils n’ont et ne peuvent avoir aucune pensée personnelle. […] C’est seulement à l’aide d’un personnel adéquat que nous pourrons faire retomber le monde entier en enfance » (Gombrowicz – Ferdydurke)/]

La tête entre l’enclume et le marteau et le coup de pied au « cucul », l’enseignant se demande bien quoi faire. A lire de temps à autres les publications sur les réseaux sociaux des « Stylos rouges » (mouvement de protestation des enseignants qui s’est constitué sur Facebook) en parallèle des articles relatifs à la réforme d’une « école de la confiance », il semble bien que de chaque côté de la lorgnette, il y ait d’une part une véritable recherche du « quoi faire » ou du « comment bâtir une revendication commune », signifiant un véritable malaise (jusqu’à vouloir rallier enseignement public et privé pour les Stylos rouges…), et de l’autre comment faire rentrer tout ce petit monde dans le rang, au gré et soubresauts des intérêts politiques ou sociétaux, sans que, ô combien, jamais, une interrogation philosophique soit convoquée sur le rôle de l’éducation dans une société démocratique… en 2019 !

Dans un post récent des Stylos rouges, on s’offusquait – et non sans raison – qu’un Inspecteur imposait à ses ouailles une réunion de concertation Grande Section-Cours préparatoire à la pause du midi, avec l’interdiction de sortir son casse-croûte (sic). On peut s’étonner de ce genre d’injonctions qui touche au plus près un personnel qui pourrait avoir faim entre midi et 13h30… C’est peut-être le revers de la médaille de la « vocation du métier », tous les sacrifices, les plus élémentaires deviennent quantité négligeable. Et pourtant, ce type d’injonctions semble être sempiternelle dans une institution qui se complait dans « la cuculisation ». Je « cuculise » les élèves, les parents, les collègues, … mais en revanche je me laisse « cuculiser » aussi en tant qu’adulte dans ma classe, devant assister à des réunions pédagogiques avec une incongruence qui ferait pâlir les discours publics et politiques d’une école où les maîtres-mots sont « liberté », « esprit critique », « égalité » voire même « émancipation »….ou « confiance ».

On passe très vite de la « cuculisation » à la réification, et au « travail empêché (2) », avec bien des fois, il faut le noter, une certaine complaisance. Faire le petit train pour aller faire pipi n’est pas très éloigné au final de l’interdiction de se nourrir pendant une réunion sur le temps de la pause méridienne…
D’où, et le mouvement des Stylos rouges le montre, l’impossibilité d’agir ou d’imaginer des moyens d’action face à des réformes, ou des comportements infantilisants prenant la forme d’injonction paradoxales et aliénantes. « L’école créé et impose un nouveau monde aux lois étranges ; et c’est alors que se produit cette incroyable métamorphose : l’enfant est devenu un élève » (3). Où l’enseignant-e, quant à lui-elle, se trouve empêché-e d’agir tel qu’il est et tel qu’il pense. « En tant qu’agent de l’état, ils contribuent à faire entrer les enfants dans un cadres institutionnel, un monde normé. […] En tant qu’enseignant, ils peuvent considérer que la transmission des savoirs et de la culture a pour fin de développer chez les élèves l’autonomie intellectuelle, l’esprit critique, l’aptitude à changer le monde.[…] Dans un cadre républicain, il pourrait sembler naturel que ces deux fonctions convergent : la République comme régime légitime supposerait intrinsèquement la formation d’un citoyen responsable et critique (4)». Mais quoi de plus difficile là même où « tout tombe du haut », où nul n’est consulté (et qu’aucun espace n’est prévu à une quelconque démarche clinique (5) ou à l’analyse des pratiques) et qu’un député par idéologie amende la loi pour que soient accrochés dans chaque salle de classe, drapeaux ou autre hymne nationale. Notons tout de même que l’espace classe (du moins en primaire) est souvent très investi affectivement parce qu’il peut représenter la manière dont le savoir est envisagé par l’adulte-professionnel (sa classe) et constitue certainement un médium en quelque sorte, de la liberté pédagogique. Ainsi cette liberté pédagogique se voit parasitée par une mesure imposée comme une réification, puisqu’elle met en berne le drapeau, cette fois, de l’identification même de celui qui aménage son espace-classe. Comme l’uniforme d’ailleurs… Et petit à petit, on s’habitue jusqu’à l’auto-réification, c’est à dire par l’acceptation croissante de mesures, réformes ou injonctions paradoxales entrainant l’impossibilité d’agir collectivement ou pire encore, d’exercer un métier qui perd son sens.
Que penser alors des directives, recommandations sous forme d’injonctions à peine déguisées quand il s’agit d’évaluations nationales en CP ou en CE1 ? Que penser des repères annuels de progressions (6) en français notamment pour les CP/CE1/CE2 dans un contexte de contrôle très infantilisant ? A quand un manuel décrivant les procédures à suivre destiné à l’ensemble des enseignant-e-s ? Ne s’agit-il pas d’une véritable prolétarisation des pratiques enseignantes au profit d’une vision utilitariste de l’institution scolaire ayant trouvé « les bons remèdes » du côté des pédagogies nouvelles dévoyées ou des IRM ? Et cerise sur le gâteau, l’enseignant-e n’a plus qu’à garder pour lui, les critiques qu’il pourrait émettre sur le système lui-même !

Tout semble faire passer à la trappe les idéaux d’un système d’éducation pour tous au profit de normes d’apprentissage, d’attitudes éducatives et de formes scolaires. Entre cuculisation constante et réifications qui font disparaître l’individu (adulte et enfant), le transformant en simple spectateur, petit à petit dépourvu de « réaction à l’égard (ses) émotions (7) ». Poussant à l’acceptation rampante, mais certaine, de nouvelles normes qui bouleversent l’école toute entière, de la maternelle à l’université, jusqu’à l’impuissance de trouver une cause à défendre ou d’un projet commun à construire. Faisant fi alors d’une école émancipatrice qui devrait s’étayer sur une nécessaire et constante recherche, dans un moment (d’urgence) où les populismes de tout poil s’évertuent à faire entendre « la post-vérité ».

[/Valéry Deloince/]

Via Le collectif Lettres vives

De la « cuculisation » et de la réification en milieu scolaire … ou l’impossibilité de penser à un projet commun.

(1) W. Grombowicz (1973)– Ferdydurke – Paris:10/18 Domaine étranger : l’auteur emploie le terme « cucul »
(2) Y. Clot (2010) Le travail à cœur – Paris : Éditions La découverte
(3) D. Gayet (2007) Les relations Maître-Elève – Paris : Economica
(4) F. Mole (2016) Visées politiques des instituteurs et liberté de conscience des élèves in La pensée critique des enseignants : éléments d’histoire et de théorisation – Rouen : PUR
(5) M. Cifali (1994) Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique – Paris : PUF
(6) Repères annuels de progression – Ministère de l’éducation nationale – Pour l’école de la confiance
(7) M.Marzano (dir) (2011) Dictionnaire de la violence – Paris – PUF

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