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Critique de l’enseignement de l’esprit critique

Le développement de l’ « esprit critique » semble constituer une orientation de base de l’enseignement au point qu’on la trouve mentionnée même dans le socle commun de compétences. Elle apparaît en effet comme une dimension transversale de plusieurs matières enseignées à l’école : sciences de la nature, sciences humaines, philosophie ou encore lettres et enseignement des arts. Pourtant, l’apprentissage de l’esprit critique ne fait pas souvent l’objet d’une thématisation interdisciplinaire en tant que telle. On s’intéressera ci-dessous à expliciter quelques cadres théoriques critiques présents dans différentes disciplines de manière à favoriser une réflexion transversale sur la notion d’ « esprit critique ».

1)- Les sciences de la nature :

a) La zététique  (« art du doute »): Il s’agit d’un courant d’analyse d’inspiration rationaliste et positiviste qui vise à séparer clairement les sciences et les pseudo-sciences. Pour les fondateurs de la zététique, la démarche scientifique se caractérise en particulier par la rigueur de sa méthode expérimentale. Ce sont par exemple les travaux de Galilée ou encore par la suite de Claude Bernard qui constituent des références quant à l’élaboration de cette méthode. Parmi les promoteurs de la zététique, il est possible de citer les prix Nobels Georges Charpak et Pierre-Gilles de Gennes ou encore le physicien Jean Bricmont. Une des illustrations de la critique rationaliste scientifique contemporaine consiste dans le combat contre l’introduction des explications surnaturelles des faits: créationnisme, théorie du dessin intelligent… Une telle démarche s’inscrit dans la continuité de la critique portée par la « science moderne » (Bacon) de l’explication finaliste des faits naturels.

Site du laboratoire de Zététique de l’université de Nice : http://webs.unice.fr/site/broch/index.html

b) Enseigner les controverses socio-techniques : En France, c’est en particulier à partir des lycées agricoles que se développent l’enseignement des questions socio-techniques controversées : OGM, nanotechnologies, nucléaire…

Voir à ce sujet : Albe Virginie, Enseigner les controverses, Rennes, PUR, 2009.

2) Les sciences humaines :

a) L’histoire et la géographie :

La méthode critique en histoire : Au XIXe, l’école positiviste ou méthodique met en avant l’importance d’une démarche critique qui s’appuie sur des sources et qui procède à une critique externe et interne des sources en les confrontant entre elles. Avec l’Ecole des Annales et Lucien Fevre s’impose également l’idée que l’historien doit formuler un problème et élaborer des hypothèses comme préalable à l’étude des sources.

La critique des usages publics de l’histoire : Dans les années 2000, suite à plusieurs événements considérés comme une instrumentalisation de l’histoire par le politique, se constitue un mouvement parmi les historiens qui aboutie à la création du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire.

Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire : http://cvuh.blogspot.fr/

La géographie sociale : La dimension critique de la géographie se trouve posée quant à la place que l’enseignement de géographie accorde à la question sociale face à des approches de la géographie qui se centrent sur les flux ou des modélisations abstraites de l’espace.

b) Les sciences économiques et sociales :

– La sociologie :

La sociologie critique : Pierre Bourdieu assigne à la sociologie de dévoiler les mécanismes inconscients qui organisent la reproduction sociale. Il est en particulier à l’origine d’un courant d’étude de la reproduction des inégalités sociales à l’école et de critique des médias.

Sociologie de la critique et des disputes  : En réaction à la position de surplomb du sociologue, Luc Boltanski prône une sociologie qui s’intéresse aux capacités critiques des acteurs telles qu’elles se manifestent par exemple dans les disputes (controverses sociales). L’étude sociologique des disputes peut alors opérer comme un conflit socio-cognitif qui permet à l’élève de construire son esprit critique.

La sociologie féministe de l’articulation des rapports sociaux : La sociologie féministe de l’articulation des rapports sociaux (dont l’une des principales représentantes est Danièle Kergoat) a mis en avant le double souci de prendre en compte les capacités critiques des actrices et la critique marxienne de l’inégalité des rapports sociaux. Elle s’est également montrée soucieuse de ne pas centrer uniquement la critique sur les rapports sociaux de classes, mais de prendre en compte également les inégalités générées par les rapports sociaux de sexe et de « racisation ». Les rapports sociaux ne se réduisent pas à leur dimension d’exploitation économique, ils possèdent également une dimension de domination politique et d’oppression culturelle.

– L’économie :

Les courants hétérodoxes : C’est en particulier à l’Université que ce sont fait jour les critiques les plus sévères contre le manque de diversité dans les courants enseignés en économie et le peu de place laissé aux économistes hétérodoxes qui ne partagent par les présupposés de l’économie néo-classique néo-libérale : sont ainsi sous-représentés des courants économiques critiques tels que l’institutionnalisme économique ou le marxisme.

APSES- l’association des professeurs de sciences économiques et sociales – s’est souvent faite l’écho de cette critique d’un enseignement de l’économie qui n’est pas assez pluraliste.
http://www.apses.org/

c) La sémiologie :

Critique littéraire et critique des images : Le structuralisme et la sémiologie (comme science générale des signes), à partir des années 1970, dans le contexte d’une montée en puissance de la société de l’image et des mass média, introduit à l’école une méthode critique de l’analyse des systèmes de signes, aussi bien discursifs que visuels, mais également des systèmes de communication. Pour certains sémiologues, tels que Baudrillard, le situationnisme, et sa critique marxiste du fétichisme de la marchandise appliquée au spectacle, constitue également une référence.

Site d’analyse de l’image http://www.surlimage.info/plan.html

3) La philosophie

En philosophie également, la notion de « critique » recouvre plusieurs courants théoriques différents et possède une histoire complexe dont il n’est possible que de poser succinctement quelques jalons.

Le scepticisme : Ce terme désigne dans l’Antiquité, une école philosophique qui applique une démarche de doute tant à l’égard des évidences apparentes d’ordre épistémologiques qu’éthiques. La démarche sceptique s’inscrit dans une pratique de recherche du bonheur. Le sceptique est celui qui doute de son propre doute et qui pour trouver la tranquillité d’esprit est conduit à suspendre son jugement au risque de vivre dans le conformisme. En mettant en lumière la relativité des coutumes en fonction des peuples, les sceptiques peuvent apparaître comme des précurseurs de la critique de l’ethnocentrisme mise en valeur par l’ethnologie contemporaine.

Le rationalisme des Lumières : Le rationalisme moderne est souvent associé à la remise en question de l’argument d’autorité (« le maître l’a dit »). Il appartient en particulier au philosophe Kant d’avoir associé intimement philosophie rationaliste des lumières et approche critique. En effet, Kant fait de sa philosophie un rationalisme critique qui se donne pour objectif d’examiner les conditions de possibilité, et donc de légitimité théorique, des jugements à la fois scientifiques, éthiques, esthétiques ou métaphysiques.

La philosophie positive d’Auguste Comte : Aujourd’hui souvent associé dans la mémoire collective à la mise en œuvre d’une religion positiviste, ce dernier a pourtant dans un premier temps exercé une influence importante sur la pensée critique au XIXe siècle. Car avant de se lancer dans la fondation d’une religion, Comte a été associé (en particulier par des penseurs tels que Proudhon ou Bakounine) a une critique radicale de la recherche métaphysique d’absolus qui fonderaient le savoir. C’est cette critique d’un fondement absolu que les penseurs anarchistes ont transposés dans la critique des institutions politiques. La critique de la métaphysique constitua par la suite également une visée du Cercle de Vienne.

La critique sociale par Marx : La démarche critique de Marx entend s’inscrire dans le combat historique entre l’idéalisme religieux et les philosophies matérialistes. Néanmoins l’apport de la critique marxiste, c’est de s’être intéressé aux conditions de possibilité économiques et historiques dans l’existence des sociétés et des êtres humains.

De la généalogie de Nietzsche à la déconstruction post-structuraliste :
Par le recours à la démarche généalogique, qui plonge au-delà des illusions de la conscience dans les forces vitales qui animent les actes humains, Nietzsche inaugure une approche dans laquelle se retrouveront par la suite des philosophes tels que Foucault ou Deleuze par exemple. Derrida, se situant davantage dans la continuité de Heidegger, déconstruit les dyades qui ont organisé la philosophie occidentale. Sous l’étiquette large de post-structualisme se trouvent ainsi réunis des démarches qui mettent en relief le caractère construit de la réalité en particulier le rôle du langage (tournant linguistique) dans cette construction.

La théorie critique de l’école de Francfort :
L’école de Franckfort puise aux sources de plusieurs courants critiques. La notion de théorie critique se constitue en réaction à la théorie traditionnelle. Elle lui oppose une approche interdisciplinaire puisant dans une lecture dialectique de Marx,dans la critique artistique ou encore les sciences sociales. Menant une critique plus radicale que Kant, les penseurs de l’école de Francfort en viennent non pas seulement à limiter les pouvoirs de la raison, mais à effectuer une critique de la nature émancipatrice de la raison elle-même, et donc des « progrès » scientifiques et techniques. Certains des membres de la seconde génération de cette école – tels qu’Erich Fromm ou Herbert Marcuse – sont allés également rechercher des outils critiques dans la psychanalyse.

L’ACIREPH – Cette association des professeurs de philosophie met en avant l’importance pour cette discipline de ne pas s’enfermer uniquement dans une herméneutique des textes de la tradition philosophique, mais de faire prendre comme objet à l’enseignement de la philosophie les questions socialement vives en se montrant ouvert aux apports des sciences sociales.
http://www.acireph.org/index.php

– Education, civique, juridique et sociale (ECJS) :

Les « pédagogies nouvelles » : L’enseignement civique court toujours le risque d’apparaître comme la tentative d’inculquer une religion républicaine aux élèves. Néanmoins, sous l’effet de ce que l’on a appelé les « pédagogies nouvelles », l’enseignement de l’ECJS peut permettre l’introduction de pratiques visant le développement de l’esprit critique : analyse de cas partant de situations-problèmes significatives, débats visant le développement de la capacité à argumenter… Certaines de ces pédagogies ne se sont pas contentées de développer une technologie socio-constructiviste, mais ont visé une transformation sociale et démocratique plus radicale. C’est le cas par exemple des pédagogies de John Dewey, de Celestin Freinet ou encore la pédagogie institutionnelle. Ce fut avant eux également le cas des pédagogues anarchistes tels que Paul Robin ou Sebastien Faure.

Exemple de construction de séquence pédagogique « Développer son esprit critique avec l’ECJS » : http://www2.cndp.fr/revuedees/pdf/135/04204911.pdf

Conclusion :

Il est possible au terme de ce parcours de tenter de proposer une définition d’une démarche critique qui puisse subsumer l’ensemble des approches abordées.
On peut appeler « démarche critique », une approche méta-cognitive qui examine les conditions de possibilité d’un discours afin d’en établir la légitimité et ainsi de pouvoir déterminer les conséquences. Il est possible en outre de constater qu’un certain nombre de démarches critiques visent à dégager les enjeux pratiques des discours examinés.
Le qualificatif de « distance critique » caractérise la démarche critique en ce qu’elle implique un processus de secondarisation, de réflexivité, qui conduit à une mise à distance.
Il est possible de concevoir la « démarche critique » comme un moment d’un processus dialectique qui se situe entre l’opinion immédiate subjective et l’engagement dans l’espace public et social.

– a) Les principaux paradigmes critiques :

Il est possible pour résumer rapidement ce parcours de dégager trois paradigmes critiques principaux.

– Le rationalisme : l’approche rationaliste repose sur une confiance dans les pouvoirs critiques de la raison et sa capacité à établir une connaissance universelle pouvant emporter la conviction de tous.

– L’analyse des rapports sociaux : l’étude des rapports sociaux conduit à s’intéresser aux conditions sociales qui génèrent les inégalités économiques, de pouvoir politique ou encore les discriminations.

– Le constructivisme : s’attache à étudier comment les discours construisent nos représentations de la société et de la réalité en générale.

Il faut remarquer que ces paradigmes critiques ne sont pas nécessairement conciliables. Ainsi, un rationaliste peut accuser un constructiviste de relativisme et ainsi de ne pas permettre de s’opposer à des discours comme le négationnisme. A l’inverse, le constructiviste peut accuser le rationalisme d’imposer une conception européocentrée de la pensée et de ne pas accepter d’autres visions du monde. Enfin, une critique des rapports sociaux peut conduire à reprocher aux deux précédentes critiques de ne pas se soucier des conditions économiques, politiques et sociales.

b) Quelques suggestions pour un développement de l’esprit critique :

Ainsi si le développement de l’esprit critique est promu en théorie dans les textes officiels, on peut douter néanmoins de la portée réellement critique de l’enseignement qui est dispensé aux élèves. Au-delà de la simple responsabilité des enseignants, il est nécessaire de porter le regard également sur les conditions institutionnelles (sans même parler des conditions sociales et politiques) qui limitent cette visée.

Quelques propositions pédagogiques :

– Partir de situation-problèmes ou d’analyses de cas significatives : inégalités sociales, questions environnementales, engagement public social, citoyen ou humanitaire…

– Constituer un cadre pédagogique qui permette d’aborder les questions socialement vives à l’école

– Construire un cadre pédagogique qui permette l’expression de la discussion argumentée

– Veiller au pluralisme des cadres épistémologiques dans l’enseignement

– Mettre en lumière les controverses scientifiques

– Expliciter les présupposés théoriques des connaissances enseignées

– Proposer des travaux qui favorisent la mise en œuvre d’une démarche méthodologique critique par les élèves

– Travailler l’apprentissage d’une évaluation normative justifiée des situations.

– Ne pas systématiquement considérer que la recherche du « consensus mou », du juste milieu soit la position la plus légitime : les inégalités sociales et la conflictualité sociale sont un fait dans la société dans laquelle nous vivons.

Quelques documents annexes :

– Sur l’esprit critique  dans l’enseignement:

Appel d’étudiants pour un enseignement favorisant la pensée critique (Louvain)
http://www.aglouvain.be/site/attachments/381_Un%20enseignement%20critique%20et%20citoyen.pdf

Exercer l’esprit critique (Sur le site de l’Appel pour une école démocratique)
http://www.skolo.org/spip.php?article160

Developper la pensée critique (document de l’ESPE de Bretagne)
http://python.espe-bretagne.fr/istepec/article.php3?id_article=164

Penser et agir avec l’entrainement mental: une présentation de la méthode de l’entraînement mental (méthode d’éducation populaire) – [http://www.legrainasbl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=431:penser-et-agir-dans-la-complexite-avec-lentrainement-mental-ii&catid=54:analyses
->http://www.legrainasbl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=431:penser-et-agir-dans-la-complexite-avec-lentrainement-mental-ii&catid=54:analyses
]
Tozzi Michel (Entretien sur la pensée critique à partir de la pratique de la discussion à visée philosophique avec les enfants)
http://www.philotozzi.com/2011/03/entretien-sur-la-pensee-critique/

– Sur l’enseignement des questions socialement vives (QSV) :

Pourquoi enseigner et comment enseigner des questions socialement vives
http://www.unige.ch/fapse/SSE/teaching/eat1/partenariat/coformation/CoFopresentation.pdf

1 Comment

  1. Jean Agnès

    Critique de l’enseignement de l’esprit critique
    C’est du lourd! Pourquoi ne pas mettre tout cela à plat ? A commencer par “l’analyse du discours scolaire”.

    Et aussi sur les références. On peut tout dire, et son contraire.

    La “pensée critique” n’a pas lieu d’être aujourd’hui dans les eaux officielles, et sûrement pas dans les médias dits “pédagogiques”. Quant aux clercs, ils feraient bien de commencer par l’exercer sur eux-mêmes et leurs prêches, avant de donner des leçons de critique, de morale, et de civisme. Nous sommes très loin des “Lumières”. Il ne suffit pas d’invoquer “l’esprit critique” pour en vérifier l’effectivité! Ce n’est pas d’hier (fleuron de l’an 2000 : “queue de comète” d’une sale période, ou inauguration de ce qui va venir ?), le processus de déréalisation et de discours paradoxal date un peu!

    La démarche de philosophie critique n’est pas à l’ordre du jour. Il n’y a au grand jour aucune trace de “philosophie critique de l’éducation”.

    Nous essayons d’y travailler, mais c’est se heurter aux pires résistances et c’est du fond que nous remonterions à grand peine, après le dernier quart de siècle dévastateur.

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