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Carlisle : « Tuer le sauvage pour sauver l’homme »

« Tuer le sauvage pour sauver l’homme », c’est la formule invoquée par les promoteurs des écoles créées à la fin du XIXe siècle afin d’éduquer les enfants des tribus indiennes d’Amérique du Nord. Une BD, intitulée Carlisle et signée Chevais-Deighton et Seigneuret, nous replonge dans cet enfer éducatif et nous rappelle comment éducation peut aussi rimer avec domestication, déculturation et asservissement.

Fondée en 1879 et installée dans une ancienne caserne de Pennsylvanie, le pensionnat de Carlisle accueille à ses débuts 82 enfants cheyennes, lakotas et kiowas. Au départ réticentes, les autorités vont rapidement comprendre tout l’intérêt de ce dispositif pour rééduquer les populations conquises. Et Carlisle servira de modèle à une vingtaine d’autres établissements disséminés aux États-Unis et au Canada. Si ce pensionnat ferme en 1918, après avoir accueilli plus de 10 000 enfants, la dernière école de ce type ne disparaîtra, elle, qu’en 1980.

La couverture de l’album résume l’ambition et la cruauté de ce projet : on y voit un enfant se faire couper ses long cheveux afin de mieux ressembler à l’homme « civilisé ». Chez les tribus indiennes, ce geste est un rituel de deuil. Et, effectivement, pour ces jeunes garçons et ces jeunes filles, il faudra apprendre à enterrer leur culture, leur langue, leur tradition… Une image qui fait écho à la double photographie publiée dans le dossier documentaire proposée à la fin de l’ouvrage. L’étape suivante c’est un nouveau prénom à porter sur une pancarte suspendue autour du cou jusqu’à que l’enfant le retienne et « l’accepte ». Encadrement et discipline militaire règnent dans ces écoles où les violences physiques sont monnaie courante et l’école possède d’ailleurs son propre cimetière… Saisie par d’anciens élèves dans les années 2000, une commission d’enquête canadienne qualifiera ces pensionnats « d’établissements totalitaires ».
À travers le parcours de l’un de ces élèves insoumis, c’est tout un pan de l’histoire scolaire qui nous est donnée à lire. Derrière l’œuvre de civilisation se cachent l’éradication d’une culture, l’élimination d’une langue et la poursuite du nettoyage ethnique par d’autres moyens… Une logique que l’on retrouve à l’œuvre dans l’entreprise scolaire coloniale chargée à la fois d’éduquer une élite indigène, relais de l’occupant auprès des populations autochtones mais aussi d’affirmer la suprématie de la culture occidentale sur les traditions locales afin de faire intégrer au colonisé son statut d’inférieur.
Avec ses contradictions et ses ambiguïtés, l’expérience de Carlisle, est bien l’une des facettes de l’école. Malgré l’humanisme sincère de certains de ses promoteurs (la figure équivoque de Richard Henry Pratt), parfois même la volonté de « transmettre » et d’éveiller les consciences représentée ici par un jeune diplômé idéaliste, la finalité du projet et l’instrumentalisation de l’accès à l’éducation ne font aucun doute.

Quelques années avant ces premières écoles pour indiens, Félix Pécault, au cœur de la répression contre la Commune de Paris formulait cet avertissement à destination des puissants « « Si vous voulez une saine domination des classes supérieures, il ne faut pas fusiller le peuple, mais l’instruire. »

L’histoire de ces pensionnats se poursuit aujourd’hui, le rapport de la Commission canadienne intitulé La dignité retrouvée : la réparation des sévices infligés aux enfants dans des établissements canadiens rappelle que ces « mauvais traitements passés » doivent être considérés comme une question d’actualité. Les sévices infligés aux enfants ont « influé sur la vie de plusieurs générations ». et la Commission de conclure : « Bien des responsables comprenaient parfaitement que le réseau des pensionnats était un système qui visait à saper une culture » et donc l’ensemble des collectivités autochtones.

On ne saurait bien sûr ramener tous les systèmes scolaires à cette caricature pédagogique. Mais la lecture de cette BD nous rappelle que toute instruction s’appuie sur un projet politique et social et nous propose une réflexion sur les finalités d’une certaine éducation qui, malgré la distance historique et géographique, est encore d’actualité tant les nostalgiques de l’école « à l’ancienne » font un retour en force, célébrant l’école d’hier, falsifiant sa réalité et diffusent plus ou moins ouvertement leur admiration pour cette entreprise de domestication…

Grégory Chambat

Ce texte constitue la chronique radio diffusée le mardi 11 juin 2013 dans l’émission Radio Libertaria de la CNT éducation région parisienne sur Radio libertaire à écouter ici.

Carlisle, T. 1, Tasunka Witko, Chevais-Deighton et Seigneuret, Bamboo, 2013, 48 p., 13,90 €.

6 Comments

  1. Bernard Collot

    Carlisle : « Tuer le sauvage pour sauver l’homme »
    Ce qui est caricatural ne fait que révéler ou rappeler l’identique en plus soft !
    La finalité de l’école et du système éducatif n’a finalement jamais été débattue publiquement, même quand un gouvernement veut la refonder. Ce moment d’histoire pourrait être un choc s’il était connu. A noter par exemple que les exactions commises pour éradiquer les langues régionales par l’école passent comme anecdotiques quand elles n’ont pas été effacées de la mémoire collective.

  2. Questions de classe(s)

    Carlisle : « Tuer le sauvage pour sauver l’homme »
    Oui, mais il est toujours délicat d’aborder ces questions sans tomber dans la caricature et déclencher immédiatement des réactions opposées. L’école navigue entre domestication et émancipation, il faut prendre en compte cette ambiguïté constitutive, non pour s’en satisfaire mais pour comprendre les mécanismes à l’œuvre…
    Bien entendu la situation des enfants indiens fait aussi penser à la question de slangues régionales en France. J’ai préféré insister sur l’école coloniale, clin d’oeil aussi à la double casquette de Jules Ferry : père fondateur de l’école de la République et défenseur acharné de la colonisation…
    G. Chamnat

      • Questions de classe(s)

        Carlisle : « Tuer le sauvage pour sauver l’homme »
        Bon, oui, on peut voir les choses comme ça mais la domestication par l’école se nourrit aussi de nos résignations et donc, tout en restant conscient de cette fonction de l’éducation nous devons nous y opposer pied à pied, syndicalement et pédagogiquement. Quant à “l’émancipation”, si elle reste l’horizon qui nous fait avancer, il peut lui arriver, comme le soleil en ce printemps 2013, de faire quelques apparitions…
        G. Chambat

        • Bernard Collot

          Carlisle : « Tuer le sauvage pour sauver l’homme »
          Si on demande à 10 profs si l’école doit être émancipatrice, nous aurons 10 réponses affirmatives. Mais le lendemain matin, les mêmes 10 profs mettrons leurs élèves en rang dans la cour (ou laisseront mettre en rang) pour rentrer en classe. Détail ?

  3. Marc

    Carlisle : « Tuer le sauvage pour sauver l’homme »
    Je suis tout à fait d’accord avec Bernard. Cette année, quand j’ai dit à mes élèves: “Vous pouvez rentrer quand vous voulez.” Au début, ça a sérieusement coincé. Puis, l’idée a fait son chemin. Mais que ce fut long de faire accepter l’idée !
    Je pense sincèrement que pour que cette émancipation individuelle, collective voie le jour, il faudrait que beaucoup d’enseignants aillent exercer une autre activité pendant quelque temps. Après, ils auraient peut-être un autre regard sur le comment faire et pourquoi.
    Qu’on voit bien que le métier d’enseignant est complètement différent d’une personne à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une équipe à l’autre, d’une pratique pédagogique à l’autre. Faire bouger les lignes, les habitudes, la résignation ambiante dont vous parlez, relève d’un combat pugnace. Il faudrait le relever collectivement. Sans être donneur de leçons pour autant, même si nous avons des convictions profondes. N’oublions pas qu’on enseigne auusi largement ce qu’on est. Et finalement comme le souligne Bernard, les gens qui osent, qui prennent des risques, qui militent ne sont peut-être pas assez nombreux. En ces temps de crise aussi, ne l’oublions pas, avoir son travail et la sécurité de celui-ci, ce la n’incite pas les enseignats à explorer d’autres possibles. La peur du gendarme aussi, la pression de la hiérarchie freinent et inhibent certainement les initiatives. A nous de résister. En montrant que d’autres pratiques, faisant appel à d’autres fondements, sont possibles.
    Marc

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