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Réflexions d’un prof “progressiste”

[/« [N]’oublions pas que ni l’université ni l’école ne sont émancipatrices en elles-mêmes, à la différence des luttes pour les porter au-delà de leur logique actuelle en créant des formes de pensée et de savoir qui excèdent les limites de leurs mécanismes. »

[Rancière, 2009b, p. 216]/]

Je voudrais ici commenter, à l’aune de ma propre expérience, un court et stimulant texte paru dans la revue N’Autre Ecole, écrit par un enseignant de SES, Gildas Kerleau [2017], à propos de l’esprit critique. Son texte s’intitule « Chahut et brouhaha, la critique autrement que prévu ».

Critique (et auto-critique) d’un enseignement « progressiste »

Gildas Kerleau commence son article en exposant la conception classique qu’il se fait de l’enseignement qu’il délivre :

« Cette année, […] j’ai accueilli les lycéens avec le même enthousiasme fondant un enseignement que je voudrais émancipateur : je leur ai promis d’aiguiser leur esprit critique. [J]e me dis qu’après moi ils ne liront plus les chiffres du chômage avec la même naïveté, qu’ils sauront que ce n’est pas la crise pour tout le monde… C’est que je suppose qu’ils n’ont pas d’esprit critique, ou du moins qu’il est peu développé. [E]n tant que professeur de SES, on est des économistes […], on est aussi des bacs plus mal d’années en sociologie. Du genre, des mesdames et des messieurs on-nous-la-fait-pas. Des experts en critique. […] » [2017, pp. 27-28]

Jacques Rancière nomme cela la pensée « progressiste » :

« Derrière les problèmes pratiques de la pédagogie, il y a un problème plus général qui est celui de la vision pédagogique du monde […], cette espèce de vision qui pense que s’il y a domination, s’il y a sujétion, c’est en raison de l’ignorance. Ce noyau de la pensée progressiste […] consiste toujours à donner à la sujétion comme cause l’incapacité à comprendre, l’ignorance des lois de la machine. Du même coup, c’est aux savants, aux avant-gardes de leur apprendre ces lois. Une fois que les gens les connaîtront, ils seront mieux armés dans leur combat. C’est là que se noue la question de la leçon. » [Rancière, 2009a, p. 640]

Après avoir posé plusieurs questions dérangeantes pour l’enseignant « progressiste » (« peut-on vraiment […] enseigner [l’esprit critique] ? Ou alors fonctionne-t-il de toute façon dès que notre désir est en jeu ? Et que fait-on, nous professeurs, de l’esprit critique de nos élèves envers l’institution scolaire, et donc à notre encontre fiers ou non de la représenter » [Kerleau, 2017, p. 28]), l’auteur émet une première hypothèse intéressante : « Finalement, est-ce vraiment l’esprit critique que nous enseignons ou n’est-ce pas plutôt à un cours de démystification auquel nous nous livrons […] ? » [Ibid, pp. 28-29] Cette piste est intéressante, au premier chef parce qu’elle nous invite à davantage d’humilité : nous n’enseignons pas la Vérité ou la Vraie manière de voir les choses ; notre discipline n’a pas intrinsèquement une portée révolutionnaire de type « esprit critique ».

Aussi douloureux que cela puisse être, il faut l’avouer : ma trajectoire sociale [Van Der Eecken, 2016] a fait de moi un enseignant de ce type-là, un enseignant sincèrement « progressiste », qui pratique, de temps à autre, sans le savoir ou sans en avoir pleinement conscience, le postulat de l’inégalité des intelligences. Je pars en effet du principe que l’esprit critique des élèves est peu développé, peu aiguisé, et, pour y remédier, heureusement, un professionnel des sciences économiques et sociales est là : moi ! Non seulement je crois enseigner l’esprit critique alors qu’il est plus probable que je n’enseigne que la démystification, mais surtout, dans une perspective ranciérienne, je « prend[s] le chemin de l’inégalité en partant de ce qui […] sépare [le savant et l’ignorant, le maître et l’élève] et en promettant de réduire la distance » [Rancière, 2009a, pp. 650-651], me condamnant à la reproduction de l’inégalité.

Par exemple, en classe de seconde, dans le but d’amener les élèves à réfléchir aux effets de distinction et d’imitation dans les comportements de consommation, ainsi qu’à l’importance prise par le marketing dans les choix de consommation, je diffuse depuis trois ans un extrait du Diable s’habille en Prada de David Frankel (2006), avec deux questions. L’extrait du film voit Miranda Priestly, la tyrannique directrice du plus grand magazine de mode, faire littéralement la leçon, avec mépris et une répartie cinglante, à Andy, une assistante débutante qui, lors d’une réunion artistique, a moqué la superficialité de la situation. Les deux questions sont les suivantes : 1) Andy a-t-elle choisi son pull-over ? Selon vous, sur quels critères ? [possibilité de conjecturer] ; 2) Que lui révèle sa patronne ?
Lors de cette séance, j’apprécie beaucoup le moment (qui ne vient pas toujours) où certains élèves émettent l’hypothèse que, peut-être, on ne choisirait pas ses vêtements aussi librement qu’on le penserait, ou, pour le dire autrement, même le libre choix de refuser la distinction par la mode est en soi une distinction… guidée in fine par la mode ; dès lors, de nombreuses voix se font entendre dans la classe (« N’importe quoi, moi, je ne suis pas influencé », « C’est quand même tiré par les cheveux », « Genre, on est des esclaves, quoi ! »).

Après la lecture de Jacques Rancière, je me suis fait cette réflexion : j’ai la désagréable impression, en y repensant attentivement, que le laïus que professe Miranda à Andy sur l’influence de la mode sur les choix soi-disant « personnels », ressemble à s’y méprendre aux moments où, en classe (peu importe le niveau), j’aborde le mécanisme du dévoilement sociologique (Pierre Bourdieu parle de « désenchantement » ; Norbert Élias dit de la sociologie qu’elle « chasse les mythes », Robert Castel évoque une sociologie nous rendant plus libre à mesure qu’on apprend qu’on ne l’est pas2, Frédéric Lordon invoque l’image d’un « dégrisement » [2014]) et je finis par leur démontrer, le mépris en moins (par rapport à Miranda), mais non sans un certain plaisir, qu’en réalité, nous (donc eux aussi) ne sommes pas si libres que cela, et que nous sommes déterminés de toute part, ce « dévoilement » (Pierre Bourdieu aimait citer Gaston Bachelard disant « Il n’y a de science que du caché ») que moque Jacques Rancière (la sociologie au-dessus de la mêlée, la sociologie en surplomb, manifestant à la manière de la science d’Althusser le postulat de l’inégalité dans toute sa splendeur). Désagréable impression, donc, de jouir, non pas de posséder un savoir que d’autres n’ont pas (car je crois à la noblesse de l’intérêt désintéressé de l’enseignant, toujours pressé de partager gratuitement son maigre savoir), mais de le dévoiler à des « ignorants » de la chose sociologique, dans le but explicite qu’ils soient un peu moins déterminés, un peu plus libres ; désagréable impression de jouir de cette position de celui qui sait, du maître sachant qui rendra un peu moins ignorant un public ignorant, de profiter symboliquement de cette position.

Plus profondément encore, cette piste invite à prendre au sérieux la critique adressée par Jacques Rancière, que l’auteur résume à sa manière : « En jouant à ce petit jeu de la relecture (la vraie, la bonne) que ce soit en mettant les élèves en travail de groupe ou que ce soit à partir de documents à analyser, ne fait-on pas que (re)produire un autre discours ? Un de plus, qui obtiendra leur assentiment l’espace d’un cours, d’une année… et après ? » [Kerleau, 2017, p. 29] En effet, la critique touche au cœur : « le petit expliqué investira son intelligence dans ce travail du deuil : comprendre qu’il ne comprend pas si on ne lui explique pas. » [Rancière, cité par Kerleau, 2017, p. 29]
En effet, si l’on se place dans le cadre de pensée du philosophe, nous pratiquons, nous enseignants « progressistes », dans un système « progressiste », le postulat de l’inégalité qui ne peut que produire et reproduire de l’inégalité. Jacques Rancière émet d’abord une sévère critique de la pensée « progressiste », telle qu’incarnée par Pierre Bourdieu :

« Il y a cette logique selon laquelle la domination ne pourrait fonctionner que par la dissimulation. C’est une logique confortable pour les savants. En principe, les savants sont là pour révéler les secrets dissimulés. Ils pensent, par conséquent, être au cœur de l’affaire. L’humanité à peu près entière est, malheureusement plongée dans l’aveuglement, mais, grâce à eux, la lumière va arriver. » [Rancière, 2009a, p. 641]

Prenant appui sur cette critique, le raisonnement du philosophe est simple, il faut présupposer (c’est-à-dire faire le postulat de2) l’égalité des intelligences pour faire advenir de l’égalité : « Quel chemin prend-on ? Est-ce que l’on prend le chemin qui part de l’égalité, de ce que le savant et l’ignorant, le maître et l’élève partagent en commun ? Ou est-ce que l’on prend le chemin de l’inégalité en partant de ce qui les sépare et en promettant de réduire la distance ? » [Ibid, pp. 650-651] Prendre le chemin qui part de l’inégalité, c’est, selon lui, s’exposer à ne jamais déboucher sur l’égalité, puisque le maître aura toujours un coup d’avance sur l’élève. Comme il l’affirme :

« L’égalité n’est pas un but que les gouvernements et les sociétés auraient à atteindre. Poser l’égalité comme un but à atteindre à partir de l’inégalité, c’est instituer une distance que l’opération même de sa « réduction » reproduit indéfiniment. Qui part de l’inégalité est sûr de la retrouver à l’arrivée. Il faut partir de l’égalité, partir de ce minimum d’égalité sans lequel aucun savoir ne se transmet, aucun commandement ne s’exécute, et travailler à l’élargir indéfiniment. »3

C’est ce que conclue Gildas Kerleau : « En jouant à ce petit jeu de la relecture […], ne fait-on pas que (re)produire un autre discours ? » [2017, p. 29]

Un cours de démystification : et pourquoi pas ?

Il est pourtant possible de nuancer cette position. D’abord, parce que même un simple cours de démystification reste utile : quand bien même la manière « progressiste » de faire cours reproduit de l’inégalité, elle permet de « dévoiler » du caché, de démystifier certains discours, de donner des armes scientifiques aux citoyens.

Si sa critique des savants comme sauveurs de l’humanité fait sans conteste mouche, Jacques Rancière paraît n’apporter aucune importance à la solidité des conclusions des travaux en sciences sociales. Par ailleurs, nous pouvons légitimement nous interroger : peut-on être libre ou émancipé (ou, mieux, s’émanciper) en ne « sachant » pas d’où l’on est déterminé, ce qui nous détermine, de qui ou de quoi l’on est le sujet – c’est-à-dire « assujetti » ? Ou, pour le dire plus clairement, en croyant au libre-arbitre, à l’auto-constitution d’un sujet conscient et rationnel, à l’individu libre, autonome (dans sa version vulgaire et anhistorique – hors-sol), qui ne dépend que de lui-même ? C’est bien pourquoi Pierre Bourdieu, Norbert Élias, Robert Castel, Frédéric Lordon, etc. évoquent les sciences sociales comme des discours qui dévoilent, qui démasquent, qui dégrisent, en un mot : qui démystifient.
Par ailleurs, Charlotte Nordmann précise : « Établir le diagnostic de la dépossession [comme le fait la sociologie] n’implique pas d’en être paralysé, au contraire, cela ouvre des possibilités d’agir et de penser qui n’étaient pas même concevables. » [2006, p. 13] La position de Pierre Bourdieu est très claire d’ailleurs :

« Le degré auquel le monde social nous paraît déterminé dépend de la connaissance que nous en avons. Au contraire, le degré auquel le monde est réellement déterminé n’est pas une question d’opinion ; en tant que sociologue, je n’ai pas à être « pour le déterminisme » ou « pour la liberté » mais à découvrir la nécessité, si elle existe, là où elle se trouve. […] Mais, contrairement aux apparences, c’est en élevant le degré de nécessité perçue et en donnant une meilleure connaissance des lois du monde social, que la science sociale donne plus de liberté. Tout progrès dans la connaissance de la nécessité est un progrès dans la liberté possible. Alors que la méconnaissance de la nécessité enferme une sorte de reconnaissance de la nécessité, et sans doute la plus absolue, la plus totale, puisqu’elle s’ignore comme telle, la connaissance de la nécessité n’implique pas du tout la nécessité de cette reconnaissance. […] Une loi ignorée est une nature, un destin […] ; une loi connue apparaît comme la possibilité d’une liberté. […] La connaissance du plus probable est ce qui rend possible, en fonction d’autres fins, la réalisation du moins probable. […] L’action politique véritable consiste à se servir de la connaissance du probable pour renforcer les chances du possible. […] S’il est vrai que l’idée d’opinion personnelle elle-même est socialement déterminée, qu’elle est un produit de l’histoire reproduit par l’éducation, que nos opinions sont déterminées, il vaut mieux le savoir ; et si nous avons une chance d’avoir des opinions personnelles, c’est peut-être à condition de savoir que nos opinions ne sont pas telles spontanément. » [Bourdieu, 1980, pp. 44-47]

Le sociologue Bernard Lahire a, lui aussi, très bien résumé cela – même sous la chape ranciérienne du postulat de l’inégalité ! – dans un texte destiné aux élèves de la série ES :

« En l’absence de sciences sociales fortes, et dont les résultats sont le plus largement diffusés, on laisserait les citoyens totalement démunis face à tous les pourvoyeurs […] d’idéologie qui se sont pourtant multipliés au cours des dernières décennies dans des sociétés où la place du symbolique (c’est-à-dire du travail sur les représentations) s’est considérablement étendue. Le rôle des spécialistes de la communication politique […] ou du marketing, des publicitaires, des sondeurs, des demi-savants, des rhéteurs plus ou moins habiles, bref, de tous les sophistes des temps modernes, n’a cessé de croître, et il est donc tout particulièrement important de transmettre, le plus rationnellement possible et auprès du plus grand nombre, les moyens de déchiffrer et de contester les discours d’illusion tenus sur le monde social. Les sciences sociales […] se sont historiquement construites contre les naturalisations des produits de l’histoire, contre toutes les formes d’ethnocentrisme fondées sur l’ignorance du point de vue (particulier) que l’on porte sur le monde, contre les mensonges involontaires ou délibérés sur le monde social. Pour cette raison, elles sont d’une importance primordiale dans le cadre de la Cité démocratique moderne. Elles se sont peu à peu imposées à elles-mêmes des contraintes souvent sévères en matière de recherche empirique de la vérité, dans la précision et la rigueur apportées à l’administration de la preuve et se distinguent par là même de tous les commentaires hasardeux sur le monde social. Passant de la philosophie sociale, qui pouvait disserter de manière générale et peu contrôlée, à la connaissance théoriquement-méthodologiquement armée et empiriquement fondée du monde social, les chercheurs ont ainsi inventé des formes rationnelles de connaissance sur le monde social qui peut légitimement prétendre à une certaine vérité scientifique. Lorsqu’elles sont fondées sur l’enquête empirique […], les sciences sociales peuvent ainsi utilement, dans une démocratie, constituer un contrepoids critique face à l’ensemble des discours de sens commun tenus sur le monde social, des plus ordinaires aux plus publics et puissants. » [Lahire, 2012]

Nous pouvons ainsi faire l’hypothèse que donner quelques clés de lecture scientifiques du monde social permet, n’en déplaise à Jacques Rancière, de faire advenir une certaine égalité politique des élèves et des maîtres, qui ne sont alors plus que des citoyens égaux également armés dans l’arène politique. Quand je débats, sur les réseaux sociaux ou en direct, avec d’anciens élèves, ils sont capables d’user des armes des sciences sociales de la même manière que moi pour défendre une position ou pour en relativiser une autre – notamment la mienne !

Les sciences sociales surplombantes ?

Mais il y a plus profond. On peut lire l’acerbe critique de Jacques Rancière envers les sciences sociales comme une critique de la position surplombante, inégalitaire donc, du chercheur : « L’humanité à peu près entière est, malheureusement, plongée dans l’aveuglement, mais grâce [aux sociologues], la lumière va arriver. » [Rancière, 2009a, p. 641] Prenant la défense de Jacques Rancière, le philosophe Christian Ruby confie à la revue Ballast : « Les grandes machineries [théoriques de la sociologie] rejettent à l’extérieur de ce qu’elles appellent “la pensée” tout un lot de personnes qui seraient dans l’incapacité de voir ou de comprendre ce qu’elles réputent “invisible” ou “caché”, au profit de leur posture de porte-parole. Elles fabriquent des aveugles afin de mieux leur reprocher de l’être. » [Ballast, 2015, pp. 60-62]

En réalité, il semble que la sociologie de Pierre Bourdieu, par-delà les grands airs qu’elle paraît parfois se donner, demeure prudente et modeste, bien loin d’une hypothétique position de surplomb. Certes, « Si la sociologie est une science critique, c’est peut-être parce qu’elle est elle-même dans une position critique. La sociologie fait problème, comme on dit. […] Pourquoi ? Parce qu’elle dévoile des choses cachées et parfois refoulées […]. » [Bourdieu, 1980, p. 20] Dans un entretien donné en 1975 à La Nouvelle Critique, Pierre Bourdieu écrivait la même chose : « C’est dans la mesure où elle est scientifique, c’est-à-dire dans la mesure où elle dévoile du caché (« Il n’y a de science que du caché », disait Bachelard), que la sociologie a un effet critique. » [2002, pp. 96-97] La critique de ce dévoilement du caché par Jacques Rancière ne tombe ainsi pas du ciel. Mais là n’est pas l’essentiel.

En effet, l’un des impératifs princeps de l’épistémologie de Pierre Bourdieu, c’est la « réflexivité ». Ce concept parcourt l’œuvre entière du sociologue, mais c’est dans le dernier ouvrage publié de son vivant, la transcription de son dernier cours au Collège de France, qu’il systématise le concept, en en faisant le plus rigoureux moyen de produire une véritable « science » de la société :

« On ne peut parler sur un tel objet sans s’exposer à un effet de miroir permanent : chaque mot que l’on peut avancer à propos de la pratique scientifique pourra être retournée contre celui qui le dit. Cette réverbération, cette réflexivité n’est pas réductible à la réflexion sur soi d’un je pense (cogito) pensant un objet (cogitatum) qui ne serait autre que lui-même. C’est l’image qui est renvoyée à un sujet connaissant par d’autres sujets connaissants équipés d’instruments d’analyse qui peuvent éventuellement leur être fournis par ce sujet connaissant. Loin de redouter cet effet de miroir (ou de boomerang), je vise consciemment en prenant pour objet d’analyse la science, à m’exposer moi-même, ainsi que tous ceux qui écrivent sur le monde social, à une réflexivité généralisée. Un de mes buts est de fournir des instruments de connaissance qui peuvent se retourner contre le sujet de la connaissance, non pour détruire ou discréditer la connaissance (scientifique), mais au contraire pour la contrôler et la renforcer. La sociologie qui pose aux autres sciences la question de leurs fondements sociaux ne peut s’exempter de cette mise en question. Portant sur le monde social un regard ironique, qui dévoile, qui démasque, qui met au jour le caché, elle ne peut se dispenser de jeter ce regard sur elle-même. Dans une intention qui n’est pas de détruire la sociologie, mais au contraire de la servir, de se servir de la sociologie de la sociologie pour faire une meilleure sociologie. » [2001, pp. 15-16]

Dans le même ouvrage, il ajoute :

« La réflexivité n’est pas seulement la seule manière de sortir de la contradiction qui consiste à revendiquer la critique relativisante et le relativisme quand il s’agit des autres sciences, tout en restant attaché à une épistémologie réaliste. Entendue comme le travail par lequel la science sociale, se prenant elle-même pour objet, se sert de ses propres armes pour se comprendre et se contrôler, [la réflexivité] est un moyen particulièrement efficace de renforcer les chances d’accéder à la vérité en renforçant les censures mutuelles et en fournissant les principes d’une critique technique, qui permet de contrôler plus attentivement les facteurs propres à biaiser la recherche. » [Ibid, pp. 173-174]

Mais c’est le sociologue Loïc Wacquant qui, dans sa tentative de « Clarifier les principes épistémologiques et méthodologiques de la théorie de la pratique et des mondes sociaux élaborée par Pierre Bourdieu […], [de] dégager son « noyau dur » conceptuel [et d’]éclairer ses filiations et ses implications […] » [Wacquant, préface à la nouvelle édition de Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 14], évoque le mieux ce qu’est et surtout ce que n’est pas la réflexivité pour Pierre Bourdieu. La réflexivité selon Bourdieu se présente

« comme prérequis et modalité du travail sociologique, soit comme programme épistémologique en actes pour la science sociale, avec pour corollaire une théorie des intellectuels comme vecteurs d’une forme dominée de domination. […] Plus précisément, Bourdieu suggère que trois types de biais sont susceptibles de troubler le regard sociologique. Le premier […] tient à l’origine et aux coordonnées sociales (classe, sexe, génération, nationalité, ethnicité, etc.) du chercheur. C’est le biais le plus évident et, partant, le plus directement susceptible d’être contrôlé par l’autocritique et la critique croisée des pairs. Le second, moins souvent aperçu et discuté, est lié à la position que l’analyste occupe, non pas dans la structure sociale au sens large, mais dans le microcosme du champ universitaire, c’est-à-dire dans l’espace objectif des possibles intellectuels qui s’offrent à lui à tel moment et, au-delà, dans le champ du pouvoir d’une société nationale. […] Mais c’est son souci de neutraliser un troisième biais qui distingue la conception bourdieusienne de la réflexivité. Le biais intellectualiste, qui nous incite à concevoir le monde comme un spectacle, un jeu de significations susceptibles d’être interprétées à la manière d’un texte, plutôt que comme un canevas de problèmes concrets appelant des solutions pratiques, est plus profond et ses distorsions plus fortes que celles dérivant de l’origine sociale et de la position de l’analyste dans le champ universitaire, parce qu’il nous conduit à ignorer la differentia specifica de la logique de la pratique. Chaque fois que nous oublions de soumettre à la critique les « présupposés inscrits dans le fait de penser le monde, de se retirer du monde et de l’action dans le monde afin de pouvoir les penser » […], nous risquons de plaquer la logique théorique sur la logique pratique. Parce que ces présupposés sont inscrits dans les concepts, dans les instruments d’analyse […] et dans les opérations pratiques de la recherche […], la réflexivité exige moins une introspection intellectuelle qu’une analyse et un contrôle sociologiques permanents de la pratique sociologique […]. […] Elle passe donc par une exploration systématique des « catégories de pensée impensées qui délimitent le pensable et prédéterminent le pensé » […] et qui, ce faisant, orientent la pratique concrète de l’investigation sociologique. […] Ce qui doit être constamment soumis à examen et neutralisé dans l’acte même de construction de l’objet, c’est l’inconscient scientifique collectif inscrit dans les théories, les problèmes et les catégories […] de l’entendement du savant […]. Il s’ensuit que le véritable sujet de la réflexivité ne peut, en bout d’analyse, être que le champ scientifique in toto. » [Wacquant, in Bourdieu, Wacquant, 1992, pp. 77-80]

Citons une dernière fois in extenso Loïc Wacquant pour prendre toute la mesure épistémologique de la conception bourdieusienne de la réflexivité, citation qui fait largement écho à la tentative de Pierre Bourdieu d’expliquer comment une activité historique telle que l’activité scientifique peut produire des vérités transhistoriques [2001] :

« La réflexivité épistémique comporte un autre bénéfice : elle ouvre la possibilité de dépasser l’opposition entre le relativisme nihiliste de la déconstruction « post-moderne », emmenée par Derrida, et l’absolutisme du rationalisme « moderniste », défendu par Habermas. Elle nous permet en effet d’historiciser la raison sans pour autant la dissoudre, et donc d’asseoir un rationalisme historiciste qui réconcilie encastrement sociohistorique et universalité, raison et relativité, en les ancrant dans les structures objectives – bien qu’historiquement constituées – du champ scientifique. » [Wacquant, in Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 87]

On comprend mieux, à l’analyse de ces passages, à quel point, loin de s’en tenir à une position scientifique « surplombante », Pierre Bourdieu insiste pour « [être] soumis aux mêmes rapports qui lient positions, dispositions et prises de position que tout un chacun », en somme « [d’offrir] une prise à ses critiques pour mettre au jour les distorsions générées par ces rapports. »4 En d’autres termes, tout l’effort de Pierre Bourdieu consiste à montrer que les sociologues sont tout aussi affectés – sinon davantage ! – par des biais dans le regard qu’ils posent sur le monde social, et que, par conséquent, ils doivent faire preuve, individuellement (en tant que chercheur) et collectivement (en tant que communauté scientifique5), d’une réflexivité à trois niveaux. Quand bien même on peut lui reprocher sa volonté de « dévoiler le caché », il demeure indéniable qu’il ne le fait pas depuis son magistère, qu’il s’inclue dans l’objet de ses recherches, comme l’illustre l’exemplaire Homo Academicus, dans lequel Pierre Bourdieu, en étudiant le monde universitaire français de son époque, réalise un véritable « travail d’anamnèse », une « socioanalyse » [Bourdieu, in Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 106]. Citons une dernière fois Pierre Bourdieu pour prendre toute la mesure de sa position :

« Je pense que l’intellectuel a le privilège d’être placé dans des conditions qui lui permettent de travailler à connaître ses déterminations génériques et spécifiques. Et, par là, de s’en libérer (au moins partiellement) et d’offrir aux autres des moyens de libération. La critique des intellectuels, si critique il y a, est l’envers d’une exigence, d’une attente. Il me semble que c’est à condition qu’il connaisse et domine ce qui le détermine que l’intellectuel peut remplir la fonction libératrice qu’il s’attribue, souvent de manière purement usurpée. Les intellectuels que scandalise l’intention même de classer cet inclassable montrent par là même combien ils sont éloignés de la conscience de leur vérité et de la liberté qu’elle pourrait leur procurer. Le privilège du sociologue, s’il y en a un, n’est pas de se tenir en survol au-dessus de ceux qu’il classe, mais de se savoir classé et de savoir à peu près où il se situe dans les classements. À ceux qui, croyant s’assurer ainsi une revanche, me demandent quels sont mes goûts en peinture ou en musique, je réponds – et ce n’est pas un jeu – : ceux qui correspondent à ma place dans le classement. Insérer le sujet de la science dans l’histoire et dans la société, ce n’est pas se condamner au relativisme ; c’est poser les conditions d’une connaissance critique des limites de la connaissance qui est la condition de la connaissance vraie. » [1980, p. 72, je souligne]

Si la critique acerbe de Jacques Rancière à propos d’une science s’auto-proclamant libératrice a un certain poids – et Pierre Bourdieu en est bien conscient en parlant de « privilège » et de « fonction libératrice » –, son attaque sur le caractère surplombant de cette science sociale, pour rigoureuse qu’elle soit, ne semble finalement pas totalement fondée. Il est même possible d’aller plus loin : si l’on part de l’hypothèse d’une science surplombante, en « survol », il est facile d’en faire un discours de domination, non critiquable, non contestable, en un mot scientiste6 ; or, la sociologie est plutôt une « Science qui travaille à connaître les lois de production de la science, elle fournit non des moyens de domination, mais peut-être des moyens de dominer la domination. » [Ibid, p. 49] Tout au plus pouvons-nous accorder au philosophe l’idée selon laquelle le simple fait, pour le sociologue, « de se savoir classé et de savoir à peu près où il se situe dans les classements », peut déjà constituer une certaine position surplombante.

Conclusion

Dans son essai très stimulant, Charlotte Nordmann a tenté de mettre en évidence la tension entre les pensées de Pierre Bourdieu et de Jacques Rancière. Elle résume bien, par exemple, l’ambiguïté de la critique de Jacques Rancière à l’endroit de la sociologie bourdieusienne :

« La critique que Rancière formule à l’encontre de Bourdieu ne constitue pas réellement une réfutation de ce dernier parce qu’elle tombe « à côté » : au sens péjoratif de l’expression, d’abord, ses arguments ne sont pas tout à fait convaincants, ils ne permettent pas d’invalider les analyses de Bourdieu : mais aussi en un autre sens, positif celui-là : si sa critique est « à côté », c’est parce qu’elle veut opérer un décalage, nous contraindre à « faire un pas de côté », avec la brusquerie nécessaire à un tel déplacement. » [2006, p. 14]

Si la critique ranciérienne de la sociologie bourdieusienne n’est finalement pas très rigoureuse, elle permet tout de même un pas de côté, un déplacement, et ce quelque chose est décisif. C’est cette tension qu’on croit lire au terme de l’article de Gildas Kerleau. En effet, celui-ci utilise l’image de L’Archipel des égaux7 pour évoquer la différence entre « abandonner des réponses », acte qui n’implique aucun retour, et qui ressemble tant à l’enseignement tel qu’il est trop souvent pratiqué dans l’Éducation nationale, et l’émancipation qu’induit la mise en discussion, en débat, donc la construction d’une pensée commune. De là,

« l’esprit critique de l’enseignant ne s’exerce-t-il pas à chaque fois qu’il se demande : « Que vais-je apprendre (dans les deux sens du mot) aujourd’hui ? » L’enjeu ne me semble donc pas de former les élèves à l’esprit critique selon nos critères d’expert. Ce n’est donc pas tant le contenu révolutionnaire de nos cours qui compte, ni les mises en œuvre didactiques du programme, mais plus une attitude d’égalité avec l’apprenant qui laissera place à l’émancipation. Comment lui offrir suffisamment d’espace libre pour qu’il ne soit pris en étau par le savoir débordant et infaillible du maître, ni par les règles d’une institution qui sape trop souvent le désir de savoir(s) ? » [Kerleau, 2017, p. 29]

Je souhaiterai émettre une dernière hypothèse, en me réappropriant ce paragraphe si stimulant, afin de conclure cet exercice de redéfinition de ce que l’on peut entendre par « enseignement progressiste », parti d’une définition de Jacques Rancière que nous avons tenté de discuter, de critiquer et de complexifier8.

Peut-être qu’il est possible de tenir ensemble les épistémologies de Pierre Bourdieu et de Jacques Rancière, ou, à tout le moins, de les faire se confronter, de manière féconde. Peut-être que la possibilité d’une mésentente, c’est-à-dire d’un « [désaccord] sur le statut même des partenaires et des objets à identifier » [Rancière, 2009a, p. 176]9, tient à la construction d’un cours de démystification égalitaire. Derrière cet apparent paradoxe, il y a l’idée suivante : sans abandonner un cours de démystification (partager des méthodes, des clés, des savoir-faire – donc des savoirs, des concepts, etc.) – le propre d’un enseignement « progressiste » (au sens critique de Jacques Rancière) en somme –, il est peut-être possible de mettre cul par-dessus tête le partage traditionnel du sensible dans la classe, c’est-à-dire contribuer à offrir, établir, construire, bricoler des espaces de discussions, de débats, de controverses, et adopter une attitude, qui remettent en question ce fameux postulat de l’inégalité, au cours desquels la parole circule, et où, in fine, on construit une pensée commune ; de cette manière pourrait-on sortir de l’impasse (ou de l’emprise) faite, d’un côté, du « savoir débordant et infaillible [surplombant] du maître », qui apporte des réponses sclérosantes (c’est-à-dire : ne faisant que remplacer d’autres réponses), et qui reproduit de l’inégalité, de l’autre, des « règles d’une institution qui sape trop souvent le désir de savoir(s) » ; ainsi sortir à la fois du relativisme et du scientisme10, et enfin créer du doute, de l’interrogation… Ce que l’on peut peut-être appeler : « esprit critique ».

Notes

1. « Ce type d’approche sociologique [celle de Robert Castel] reconnaît que nous ne sommes pas des individus totalement libres, et que nous ne pouvons jouir de notre propre liberté qu’à condition d’être conscients du fait que nous sommes des êtres sociaux qui souffrent des coercitions provenant de l’organisation sociale. L’objectivation sociologique de ces coercitions est donc au service de la liberté. » VARELA Julia (2012), « Faire un diagnostic du temps présent. Le modèle sociologique d’analyse de Robert Castel », in Robert Castel, Claude Martin (dir.), Changements et pensées du changement, Paris, La Découverte, pp. 327-328.

2. Ce texte n’a pas pour ambition d’analyser la portée et les limites de l’efficacité de l’assertion performative chère à Jacques Rancière. Disons-en tout de même un mot ici. Outre le fait que le postulat de l’égalité des intelligences n’est pas forcément symétrique à un postulat de l’inégalité (les sciences sociales ne font pas le postulat de l’inégalité des intelligences, mais tentent de démontrer, depuis plus de deux siècles, l’existence d’inégalités sociales, ce qui est très différent), il convient de rappeler le postulat de l’égalité à ses limites : « […] Rancière, dont la détestation de la sociologie, celle de Bourdieu tout particulièrement, est le corrélat d’une philosophie de l’assertion performative, en la forme de présuppositions emportant la charge de leurs propres vérifications, une position dont on ne sous-estimera certainement pas la force intrinsèque, mais que son hétérogénéité revendiquée au positif laisse dans un étrange rapport au réel : entre puissance sommative, possibilité d’en faire bifurquer le cours, et risque de l’inanité par ignorance des conditions réelles de leur bifurcation. » [Lordon, 2015, p. 286] L’idée d’une « philosophie de l’assertion performative » n’est d’ailleurs pas récusée par Jacques Rancière lui-même, bien au contraire, elle est revendiquée en cela même : « Il faut mettre le supposé ignorant dans une situation où l’égalité puisse être maximisée, où elle puisse être prise comme point de départ produisant son propre effet. » [Rancière, 2009a, pp. 414-415, je souligne].

3. Jacques RANCIERE (2006), « Préface », Le Philosophe et ses pauvres, 1983, 2007, Paris, Flammarion, « Champs », p. XI. L’auteur poursuit : « La connaissance des raisons de la domination est sans pouvoir pour subvertir la domination ; il faut toujours avoir déjà commencé à la subvertir ; il faut avoir commencé par la décision de l’ignorer, de ne pas lui faire droit. L’égalité est une présupposition, un axiome de départ, ou elle n’est rien. »

4. BERGER Bennet (1981), The Survival of a Counterculture: Ideological Work and Daily Life Among Rural Communards, Berkeley, University of California Press, p. 190, cité par BOURDIEU, WACQUANT, 1992, p. 106.

5. « [Q]uand je dis réflexivité, quelque chose que je n’ai pas dit tout à l’heure, pour moi, c’est un travail collectif, ce n’est pas du tout quelque chose que je peux faire moi tout seule […]. » [BOURDIEU P., « Histoire de vie et choix théoriques », texte dactylographié pour le Laboratoire de changement social, Université Paris VII Denis Diderot, p. 15, cité par BOUILLOUD Jean-Philippe (2009), Devenir sociologue. Histoires de vie et choix théoriques, Toulouse, Érès, « Sociologie clinique », p. 118]. Ailleurs, Pierre Bourdieu écrit : « La réflexivité n’a toute son efficacité que lorsqu’elle s’incarne dans des collectifs qui l’ont incorporée, au point de la pratiquer sur le mode du réflexe. » [2001, p. 220]

6. Il serait intéressant de creuser cette question du scientisme, que Jacques Rancière, élaborant une définition bien personnelle, a attribué à la fois au marxisme d’Althusser et à la sociologie de la domination de Bourdieu : « C’est là le paradoxe du scientisme. Il veut souvent tirer les dominés de leur situation par la science. Mais il ne peut les penser que comme ignorants. Le scientisme, c’est l’idée que la science du savant est science de l’ignorance de l’ignorant. Cela veut dire que l’objet de la science est en même temps son autre : la victime de l’idéologie dominante dans le marxisme, la victime de la méconnaissance dans la sociologie de Bourdieu, l’homme de la croyance dans l’histoire des mentalités. » [Rancière, 2009a, p. 131]

7. Guillaume SABIN (2014), L’Archipel des égaux, Rennes, PUR, « Essais ».

8. Ces réflexions doivent beaucoup aux fructueux échanges que j’ai eus avec l’enseignant-chercheur François-Xavier Hubert. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.

9. « Or, pour moi, il y a interlocution politique dans la mesure où il n’y a pas accord sur le statut même des partenaires et des objets à identifier. C’est cela que j’appelle mésentente. Et c’est ce que dit la scène emblématique […] de la sécession plébéienne sur l’Aventin : les patriciens n’entendent pas les plébéiens parler. Ils n’entendent pas que c’est du langage articulé qui sort de leur bouche, et les plébéiens doivent non seulement argumenter mais construire la scène où leur argumentation est audible, où ils sont eux-mêmes visibles comme sujets parlants, se référant à un monde commun d’objets que les patriciens sont requis de voir et de reconnaître comme incluant les deux parties. Le principe de l’interlocution politique est la mésentente, le désaccord sur les données mêmes de la situation et les sujets aptes à les désigner. Il faut donc inventer la scène sur laquelle ce qu’on dit est audible, sur laquelle son objet est visible, sur laquelle on est soi-même visible, etc. C’est en ce sens qu’il y a une poétique de la politique. » [Rancière, 2009a, p. 176] Au cours du même entretien, le philosophe écrit : « La politique est ce qui perturbe cet ordre en introduisant un supplément ou un manque. L’essence de la politique est le dissensus ; mais le dissensus n’est pas le conflit des intérêts ou des opinions. C’est une rupture dans le sensible [je souligne] : la politique existe pour autant qu’il y a un dissensus sur les données d’une situation particulière, sur ce qu’on voit et sur ce qu’on peut en dire, sur la question de savoir qui est qualifié pour voir et pour dire le donné. Cela veut dire que la politique ne consiste pas en un conflits d’intérêts ou de valeurs entre groupes ni dans l’arbitrage étatique entre ces intérêts et ces valeurs. La politique consiste en l’action de sujets spécifiques qui sont en surplus par rapport au compte objectif du tout de la population. […] La notion de dissensus veut alors dire ceci : la politique est l’œuvre de sujets qui introduisent, dans l’ordre saturé de la police, des objets en surplus. Ces sujets n’ont pas la consistance de groupes sociaux cohérents unifiés par une propriété commune, une naissance commune, etc. Ils existent seulement par leur action, et cette action est la manifestation d’un dissensus : c’est-à-dire la mise en litige des données d’une situation particulière. Les sujets de la politique rendent visible ce que l’on ne percevait pas, ce qui, dans l’optique d’un champ perceptif donné, n’avait pas de raison d’être, ce qui n’avait pas de nom. Le cas extrême en est donné dans la parabole de la sécession de la plèbe dont je parlais plus haut où les patriciens ne pouvaient même pas entendre que les plébéiens parlaient et où ceux-ci devaient construire la scène polémique permettant aux « bruits » qui sortaient de leurs bouches d’être comptés comme des énoncés argumentatifs. Cette situation extrême nous rappelle ce qui constitue le fondement de l’action politique : des sujets qui ne comptent pas créent une scène polémique où ils mettent en question le caractère objectif du « donné » et imposent la prise en considération et la discussion de choses qui jusque-là n’étaient pas « visibles », n’étaient pas prises en compte. Le consensus n’est donc pas une autre manière d’exercer la démocratie […] : on ne « pratique » la démocratie que sous la forme de ces mises en scène qui reconfigurent les relations du visible et du dicible en créant des sujets nouveaux et des objets supplémentaires. Le consensus ainsi compris est la négation du fondement démocratique de la politique […]. » [Ibid, pp. 187-189] Ce dernier point signifie que l’égalité ne peut émerger qu’en des moments, des instants, des décalages, sans pour autant que ceux-ci soient « l’accomplissement d’une nécessité historique ni le renversement héroïque de cette nécessité. » [Rancière, 2009b, p. 231] « Le mot ne doit pas prêter à méprise. Un moment n’est pas simplement un point évanouissant dans le cours du temps. C’est aussi un momentum, un déplacement des équilibres et l’instauration d’un autre cours du temps. Un moment communiste, c’est une configuration nouvelle de ce que le « commun » veut dire, une reconfiguration de l’univers des possibles. Ce n’est pas seulement un temps de libre circulation de particules déliées. » [Ibid, p. 226] Cette idée nous renvoie à ma réflexion, toute embryonnaire, sur l’émancipation. Abandonnant l’émancipation comme un état, nous préférons l’envisager comme un processus, ou, à tout le moins, un moment, une situation, voire même un passage entre un état et un autre (à condition de reconnaître d’emblée que ce passage – appelé « émancipation » – n’est que cela, et que l’état d’après l’émancipation n’est plus l’émancipation, mais un autre état d’hétéronomie, de domination, d’aliénation ; d’où le « rater encore » de Frédéric Lordon [2015, p. 337] : on n’est jamais émancipé, on peut juste être un peu moins assujetti). L’émancipation peut donc être pensée comme un moment de suspens, d’effraction dans le monde de l’égalité (Jacques Rancière), ou d’excès (Jacques Rancière) ; un moment dont il ne faut pas se raconter d’histoire [Lordon, 2014] ; un moment qui « rate encore » [Lordon, 2015, p. 337] donc qui doit être recommencé, répété, retenté toujours [Ibid, pp. 338-340], parce qu‘il produit de l’irréversible [Benasayag, 2016, pp. 40-41], qui produit un « déplacement des équilibres et l’instauration d’un autre cours du temps » [Rancière, 2009b, p. 226], en constituant un « foyer de production des désirs alternatifs » [Benasayag, Lordon, 2015]. Pour autant, lorsque l’on a écrit cela, le mystère reste entier : comment ce moment survient ? Comment faire survenir ce moment ? Quelles sont les conditions d’émergence de ce moment ? Une question de « volonté » ou d’ « engagement » (Jacques Rancière) ? Une question d’avant-garde éclairée (avec toutes les impasses dans lesquelles ces questions nous ramènent inlassablement) ? Par ailleurs, la question de l’institution (Frédéric Lordon) reste posée : peut-on (s’) émanciper (d’) une institution ? Peut-on s’émanciper au sein, dans le cadre, d’une institution ? Il reste encore à utiliser efficacement les différentes figures de l’enseignant/professeur telles qu’entrevues par le sociologue Fabien Truong [2015, p. 16], l’analogie entre professeur et mandataire chez Pierre Bourdieu [1980, pp. 105-106], l’antagonisme entre professeur et émancipateur chez Jacques Rancière [2009a, p. 426]. Tout un programme.

10. L’actuel programme de SES du cycle terminal, qui pourrait aisément être qualifié de « scientiste » au sens de Jacques Rancière, met justement en garde contre ces deux écueils : « Les sciences sociales […] poursuivent indiscutablement une « visée scientifique ». Comme dans les autres sciences, il s’agit de rendre compte de façon rigoureuse de phénomènes soigneusement définis, de construire des indicateurs de mesure pertinents, de formuler des hypothèses et de les soumettre à l’épreuve de protocoles méthodologiques et de données empiriques. Les schèmes d’intelligibilité construits par les sciences sociales font ainsi l’objet d’un effort continu d’enrichissement au sein des communautés savantes. […] L’accent mis sur l’ambition scientifique des sciences sociales ne doit pas conduire cependant à un point de vue « scientiste ». L’activité scientifique ne consiste pas à construire un ensemble de dogmes ou de vérités définitives, mais à formuler des problèmes susceptibles d’être résolus par le recours au raisonnement théorique et à l’investigation empirique. Pour autant, la posture scientifique conduit à refuser le relativisme : tous les discours ne se valent pas et rien ne serait pire que de donner l’impression aux élèves que « les sciences sociales ne sont qu’une collection d’opinions contradictoires sur le monde, qui, au final, se valent toutes et donc ne permettent de fonder aucun savoir solide » (rapport de la commission présidée par Roger Guesnerie, professeur au Collège de France). » [Préambule des programmes de cycle terminal, version amendée du Ministère de l’Éducation nationale transmis au Conseil supérieur de l’Éducation le lundi 21 juin 2010]

Bibliographie

Ballast n° 3, « Rencontre : Jacques Rancière », automne 2015, pp. 60-62.
– BENASAYAG Miguel (2016), « Rencontre », Ballast n° 5, automne, pp. 38-47.
– BENASAYAG Miguel, LORDON Frédéric (2015), « De la servitude à l’émancipation », conférence-débat organisée lors du Festival de la CNT (Confédération Nationale du Travail) à La Parole Errante, Montreuil, 8, 9, 10 mai, disponible en vidéo, Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=u7k7bzsU__Q.
– BOURDIEU Pierre (1980), Questions de sociologie, Paris, Minuit, « Reprise », 2002.
– BOURDIEU P. (2001), Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, « Cours et travaux ».
– BOURDIEU P. (2002), Interventions. 1961-2001. Science sociale et action politique, textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Marseille, Agone, « Contre-feux », pp. 96-97.
– BOURDIEU P., WACQUANT Loïc (1992), Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Seuil, « Liber », 2014.
– KERLEAU Gildas (2017), « Chahut et brouhaha, la critique autrement que prévu », N’Autre école n° 6, été-automne, pp. 27-29.
– LAHIRE Bernard (2012), « Le Savant et les politiques. À quoi servent les sciences sociales ? », texte de conférence rédigé pour la Journée de remise du Prix lycéen 2012 du livre de Sciences Économiques et Sociales à l’École Normale Supérieure de Lyon le 21 novembre : http://ses.ens-lyon.fr/le-savant-et-les-politiques-a-quoi-servent-les-sciences-sociales–179900.kjsp?RH=SES.
– LORDON Frédéric (2014), « La révolution n’est pas un pique-nique. Analyse du dégrisement », intervention au colloque Penser l’émancipation, 2e édition, Université Paris Ouest Nanterre, 19 février, disponible en vidéo, Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=4PEJlSvVZaY.
– LORDON F. (2015), Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique.
– LORDON F. (2016a), « « Merci Patron ! de François Ruffin. Un film d’action directe », Le Monde Diplomatique n° 743, février, disponible dans les archives en ligne : https://www.monde-diplomatique.fr/2016/02/LORDON/54740.
– LORDON F. (2016b), Intervention au collectif Nuit Debout, « Nuit Debout : L’étape d’après », Bourse du travail à Paris, 20 avril, disponible en vidéo, Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=spaavHzuKZo.
– NORDMANN Charlotte (2006), Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, Paris, Amsterdam, « Poches ».
– RANCIERE Jacques (2009a), Et Tant pis pour les gens fatigués, Paris, Amsterdam.
– RANCIERE J. (2009b), Moments politiques. Interventions 1977-2009, Paris, La Fabrique.
– TRUONG Fabien (2005), Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue, Paris, La Découverte, « L’Envers des faits ».
– VAN DER EECKEN Ludovic (2016), La Construction de l’identité professionnelle d’un enseignant de sciences économiques et sociales à travers l’analyse de sa pratique, mémoire de M2 MEEF sous la direction de Philippe Watrelot, Université Catholique de Paris.

5 Comments

  1. Lud Le Scribouillard

    Réflexions d’un prof “progressiste”
    Une coquille a échappé à ma relecture. Dans la conclusion, il faut bien lire dans la dernière citation de Gildas Kerleau : “[…] Comment lui offrir suffisamment d’espace libre pour qu’il ne soit NI pris en étau par le savoir débordant et infaillible du maître, ni par les règles d’une institution qui sape trop souvent le désir de savoir(s) ?”
    Avec mes excuses.

  2. Lawruszenko

    Réflexions d’un prof “progressiste”
    Quelques commentaires rapides et insuffisants tant la question est complexe. Les phrases tirées de ton texte sont entre guillemets et les commentaires suivent.

    «Peut-on être libre ou émancipé (ou, mieux, s’émanciper) en ne « sachant » pas d’où l’on est déterminé, ce qui nous détermine, de qui ou de quoi l’on est le sujet – c’est-à-dire « assujetti »?

    Peut-être est-ce en s’émancipant, ou plus exactement en commençant à s’émanciper que l’on réfléchit sur nos déterminations ? Peut-être que les deux temps sont liés et non pas séparés : 1) je connais, donc, 2) je peux. C’est là reprendre exactement ce que critique Rancière.

    «Ou, pour le dire plus clairement, en croyant au libre-arbitre, à l’auto-constitution d’un sujet conscient et rationnel, à l’individu libre, autonome (dans sa version vulgaire et anhistorique – hors-sol), qui ne dépend que de lui-même ?»

    Il ne me semble pas que Rancière accepte ce postulat : de l’individu libre, etc. L’individu n’est jamais libre en soi, il recherche le maximum de liberté. Lorsque Gauny le philosophe plébéien travaille comme indépendant il sait très bien qu’il n’est pas libre. Illusion transparente à elle-même écrit-il. C’est en 1830…

    «Tout progrès dans la connaissance de la nécessité est un progrès dans la liberté possible. Alors que la méconnaissance de la nécessité enferme une sorte de reconnaissance de la nécessité, et sans doute la plus absolue, la plus totale, puisqu’elle s’ignore comme telle, la connaissance de la nécessité n’implique pas du tout la nécessité de cette reconnaissance. […] »

    Ici il me semble qu’il y a un décalage profond : contre quoi s’insurgent les dominés ? Contre les lois sociales cachées ou contre la domination et l’exploitation ? Ces deux dernières sont immédiates, elles ne nécessitent pas de cours particuliers : les dominés sont assez mal payés pour se savoir exploités et enchainés pour se savoir dominés. En se révoltant en 1830, en imaginant d’autres mondes possibles, les ouvriers n’ont pas attendu d’être éclairés par une sociologie scientifique qui n’existait pas…Ils ont même découvert des lois du capitalisme (cf : La parole ouvrière de Faure et Rancière…). En décalant la réflexion vers les lois de la nécessité effectivement Bourdieu réaffirme le primat de la connaissance et donc de la sociologie. Et donc le primat du savant. Il fait son métier de sociologue. Il y a, à mon sens, ici deux objets qui ne superposent pas : le travail de la sociologie et l’émancipation. Le but de la sociologie peut être le dévoilement (et encore ceci est fortement critiquable et d’ailleurs critiqué : cf. Boltanski.). Les acteurs qui se révoltent peuvent se servir de la sociologie ou pas. Les voies de l’émancipation sont un autre objet. Donc se servir de ces citations de Bourdieu à mon avis ne nous apportent rien ou pas grand-chose pour critiquer Rancière. Par contre affirmer que la connaissance sociologique est nécessaire pour l’émancipation là est bien l’idée que critique Rancière puisqu’elle ne fait que reproduire l’inégalité des intelligences.

    «En l’absence de sciences sociales fortes, et dont les résultats sont le plus largement diffusés, on laisserait les citoyens totalement démunis face à tous les pourvoyeurs […]»

    Franchement : il ne me semble pas que toutes les révoltes et luttes contre la domination aient attendu les sociologues pour se révolter.

    «Nous pouvons ainsi faire l’hypothèse que donner quelques clés de lecture scientifiques du monde social permet, n’en déplaise à Jacques Rancière, de faire advenir une certaine égalité politique des élèves et des maîtres, qui ne sont alors plus que des citoyens égaux également armés dans l’arène politique.»

    Il ne me semble pas que ce soit la question que pose Rancière : la question n’est pas de savoir si on donne des clefs mais comment on les donne. Soit en affirmant que certains connaissent ces clefs et connaissent les clefs des clefs à l’intérieur d’une institution qui, de fait, double le rapport au savoir d’un rapport politique du maître à l’ignorant. Et ce rapport fait du savoir un rapport de domination. Le maître, lui, n’est pas seulement celui qui détient le savoir ignoré par l’ignorant. Il est aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, à quel moment et selon quel protocole. Et c’est ainsi que s’institue le rapport de domination.
    Soit on part du principe de l’égalité des intelligences. On affirme qu’il y a une seule intelligence en mouvement : que ce soit dans le travail manuel ou le travail intellectuel. Et dans ce cas ce qu’on demande aux élèves est différent : non pas répéter le savoir enseigné mais bien l’obliger à expliquer ce qu’il dit lui-même. L’obliger à exercer son intelligence en prenant le chemin personnel qu’il découvre lui-même. D’où l’idée du maître ignorant. L’émancipation doit progresser par ses propres voies. Une des voies est bien de se passer de maître explicateur puisque par définition c’est ce rapport qui produit de l’impuissance…à se révolter.

    • Lud Le Scribouillard

      Réflexions d’un prof “progressiste”
      Cher Jean Lawruszenko, je vous remercie sincèrement de contribuer à la modeste réflexion pédagogique, didactique, épistémologique et philosophique que je suis en train d’amorcer depuis maintenant deux ans. Je vais tenter de répondre à vos remarques, toutes très constructives. Cette tentative de réponse sera bien embryonnaire, car ma réflexion est toujours en construction. Elle sera aussi assez sommaire, car je ne vois pas comment faire autrement que de répondre point par point, de manière un peu « scolaire », pour proposer cette réponse relativement rapidement.

      Votre première remarque (« Peut-être est-ce en s’émancipant, ou plus exactement en commençant à s’émanciper que l’on réfléchit sur nos déterminations ? ») me plaît beaucoup. Si j’osais, je la retournerais : « c’est lorsque l’on réfléchit sur nos déterminations, que l’on commence à s’émanciper, que l’on ouvre le chemin de l’émancipation, la boîte de Pandore ». Cette remarque me plaît beaucoup car elle ressemble à une espèce de clef me permettant de joindre des bouts de pensée, de lier des éléments qui n’étaient pas raccordés dans ma réflexion, auxquels il manquait quelque chose. J’ai l’impression que, dans ma réflexion sur l’émancipation, je tourne sans cesse autour de cette question sans vraiment la formuler… Toutefois, si je ne cesse de poser, implicitement ou pas, la question des conditions de l’émancipation (qui n’est pas la connaissance scientifique du réel, selon Rancière, en effet), c’est que cette question me pose problème : la seule réponse démocratiquement acceptable (selon la conception, très ranciérienne, que je me fais de la démocratie) – à savoir : les gens s’émancipent eux-mêmes et d’eux-mêmes parce qu’ils sont suffisamment exploités pour s’en rendre compte sans avoir besoin d’une sociologie du dévoilement – ne va pas de soi pour moi, elle me dérange : n’y a-t-il pas, au moins parfois, des situations où la source de la domination est l’ignorance ? Si je résiste encore, sur ce point, à l’argumentation de Rancière, c’est que j’ai expérimenté, j’ai ressenti, dans ma trajectoire sociale, l’importance du dévoilement sociologique pour l’émancipation. C’est une donnée sensible pour moi.
      Plus loin, vous écrivez : « Contre quoi s’insurgent les dominés ? Contre les lois sociales cachées ou contre la domination et l’exploitation ? Ces deux dernières sont immédiates , elles ne nécessitent pas de cours particuliers […]. » Si l’on suit Rancière (La Parole ouvrière, La Nuit des prolétaires), il n’y a aucun doute : les ouvriers de 1830 n’ont pas eu besoin d’une sociologie du dévoilement pour se révolter ! Mais ne peut-on pas émettre l’hypothèse que, parfois, dans certaines configurations politiques, la domination et l’exploitation ne sont pas si immédiates que cela, qu’elles relèvent bien du voile, de ce qui est caché, bref qu’elles deviennent des lois sociales cachées ? Alors, dans ces configurations politiques, cette sociologie peut servir l’émancipation. La distinction que vous opérez entre « lois sociales cachées » d’une part, et « domination » et « exploitation » d’autre part, dont vous laissez entendre qu’elle est le fruit de Bourdieu lui permettant de faire son métier de sociologue (« En décalant la réflexion vers les lois de la nécessité effectivement Bourdieu réaffirme le primat de la […] sociologie. »), vous permet de passer outre cette hypothèse.
      Vous avancez toutefois un argument supplémentaire qui soutient et rend cohérent le point de vue développé. Vous écrivez en effet qu’il n’est pas très fécond d’opposer les philosophies de Bourdieu et de Rancière. La manière dont j’ai essayé de construire l’article était peut-être maladroite, mais c’est justement l’idée que je souhaitais mettre en avant, notamment dans ma conclusion.
      En revanche, la suite de votre remarque est très constructive, car vous explicitez bien pourquoi il n’est pas fécond d’opposer ces deux philosophies : « il y a un choix philosophique et épistémologique radicalement différent ». Cela semble clair, limpide, évident, mais cela va toujours mieux en le disant ! De la même manière, lorsque vous écrivez : « Il y a, à mon sens, ici deux objets qui ne se superposent pas : le travail de la sociologie et l’analyse du processus de l’émancipation. Le but de la sociologie peut être le dévoilement […]. Les acteurs qui se révoltent peuvent se servir de la sociologie ou pas. Les voies de l’émancipation sont un autre objet. » C’est remarquable : là encore, vous mettez des mots, vous mettez en forme, une idée qui restait chez moi très confuse, et qui va me permettre d’approfondir ma réflexion.
      Vous écrivez ensuite : « Par contre affirmer que la connaissance sociologique est nécessaire pour l’émancipation est bien l’idée que critique Rancière […]. » Je reconnais volontiers que mon article est maladroit, que mon idée ressemble davantage à un bricolage en mouvement qu’à la construction d’un système philosophique rigoureux, mais il m’est apparu nécessaire, pour donner un sens à ma réflexion, de me servir de citations de Bourdieu pour critiquer Rancière (et inversement). Cette manière de faire était certainement bien maladroite mais me permettait de montrer, sans avoir pu ou su vraiment le formaliser de cette façon, que leurs deux objets ne se superposaient pas, que l’opposition entre les deux philosophies n’est pas féconde.

      Votre remarque sur le refus du postulat de l’individu libre par Rancière me permet de préciser : ma formulation est certainement très contestable, mais je n’ai jamais pensé ou voulu exprimer cela.

      Vous écrivez ensuite deux propositions que je trouve très intéressantes, qui lient pédagogie, didactique et philosophie.
      La première : « la question n’est pas de savoir si on donne des clefs mais comment on les donne. » Cette formulation me plaît beaucoup car c’est précisément l’idée que je souhaitais mettre en avant dans ma conclusion (lorsque j’aborde le bancal « cours de démystification égalitaire »), sans vraiment le formaliser de manière aussi limpide.
      La seconde : « […] ce qu’on demande aux élèves est différent : non pas répéter le savoir enseigné mais bien l’obliger à expliquer ce qu’il dit lui-même. L’obliger à exercer son intelligence en prenant le chemin personnel qu’il découvre lui-même. » Encore une fois, vous mettez en mots ce que je tentais très confusément d’écrire dans ma conclusion.

      Je suis d’accord avec vous sur le caractère péremptoire de la citation de Bernard Lahire. Mais je suppose que celui-ci ne voulait pas dire que « sans sociologie, pas de révolte possible » !

      Lorsque vous écrivez « […] D’où l’idée du maître ignorant. L’émancipation doit progresser par ses propres voies. Une des vois est bien de se passer de maître explicateur […] », deux idées me viennent.
      La première concerne l’idée du « maître ignorant » : François-Xavier Hubert, qui est à la source de mon intérêt pour la pensée de Rancière, me répète souvent que l’une des questions pertinentes à poser, c’est : ignorant de quoi ? Je me répète souvent cette question, et ma réflexion n’en est qu’à l’aurore. Votre remarque contribue à stimuler cette réflexion !
      La seconde idée concerne l’action de se passer de maître explicateur, qui m’obsède de plus en plus explicitement en tant qu’enseignant. François-Xavier Hubert m’a soufflé que l’on pouvait lire mon article comme un essai de redéfinition de ce que signifie un « enseignant progressiste ». Après lecture de vos remarques, j’ai la faiblesse de croire que, dans ma pratique enseignante, si j’adopte encore trop rarement la figure d’un maître ignorant, j’essaie, de plus en plus fréquemment et de plus en plus consciemment, de mettre à distance la figure de maître explicateur que l’on semble tous porter en nous.

      Votre remarque : « Une des voies est bien de se passer de maître explicateur puisque par définition c’est ce rapport qui produit de l’impuissance… à se révolter. Il ne peut pas y avoir d’égalité politique entre les maîtres et les élèves sauf si les élèves remettent en cause radicalement la position du Maître. » me met dans l’embarras.
      Premièrement, j’y vois une pertinente remise en cause de mon idée selon laquelle faire un cours de démystification sans remettre en cause le postulat de l’inégalité suffit à produire de l’égalité politique entre maîtres et élèves. C’est l’un des nœuds de ma réflexion : comment continuer à faire « comme avant » (ie : un cours de démystification, qui, me semble-t-il, garde tout son intérêt en démocratie) tout en mettant cul par-dessus tête le rapport de domination induit par la figure du maître explicateur ? [Il est bon de rappeler que certaines de vos remarques vont me permettre de remettre de l’huile dans ma réflexion!]
      Deuxièmement, il est toutefois possible de nuancer cette remise en cause : avec un cours seulement démystificateur, il ne peut en effet pas y avoir d’égalité politique entre les maîtres et les élèves… dans l’institution scolaire. Mais il est possible d’opérer un décalage, lorsque l’on sort de ce cadre, comme je tente de le souligner dans mon article : la démystification (dans l’institution scolaire) peut permettre, sous certaines conditions, de faire advenir de l’égalité politique entre maîtres et élèves (dans l’institution de la Cité, lorsqu’ils ne sont plus que des citoyens égaux). [Je suis bien conscient du caractère très embryonnaire et problématique de cette idée : quid de la fiction de citoyens rendus égaux par la Constitution ? Quelles conditions nécessaires pour faire advenir, malgré ce rapport de domination dans l’ordre scolaire, de l’égalité politique en dehors de cet ordre scolaire ? Etc.]
      Troisièmement, je souhaiterais avoir plus de précisions concernant cette proposition : « […] sauf si les élèves remettent en cause radicalement la position du Maître ? ». Que cela signifie-t-il ? Comment cela se traduit-il concrètement ? Quel(s) chemin(s) peut prendre le mot « radicalement » ?

      Enfin, je vous suis reconnaissant de poser clairement et, en même temps, de manière plus complexe que ce que j’ai pu faire dans mon article, la question du rapport de domination que l’on retrouve dans l’ordre scolaire : « Soit en affirmant que certains connaissent ces clefs et connaissent les clefs des clefs à l’intérieur d’une institution qui, de fait, double le rapport au savoir d’un rapport politique du maître à l’ignorant. Et ce rapport fait du savoir un rapport de domination. Le maître, lui, n’est pas seulement celui qui détient le savoir ignoré par l’ignorant. Il est aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, à quel moment et selon quel protocole. Et c’est ainsi que s’institue le rapport de domination. » Ce paragraphe risque de me tourmenter encore longtemps.

      Encore merci pour vos remarques.

      Cordialement,

  3. R2

    Réflexions d’un prof “progressiste”
    Bonjour,
    Le mémoire sur la construction de l’identité professionnelle serait-il disponible quelque part ?
    En vous remerciant

    • Lud Le Scribouillard

      Réflexions d’un prof “progressiste”
      Je suppose que l’ICP (Institut Catholique de Paris) doit le stocker quelque part. De là à le mettre à la disposition du public, je n’en sais rien.
      Je le mettrais peut-être bientôt en ligne.
      Je peux aussi vous le transmettre par mail en .pdf.
      Cordialement

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