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Et s’il existait des collèges queer et trans…

Dans un entretien en février 2016 à Catalunyaplural.cat, le philosophe Paul B. Preciado (auparavant Beatriz Preciado) imagine ce que pourrait être une éducation non genrée, opérant au passage une critique de l’école inclusive en l’opposant à la pédagogie critique…

– L’école reproduit les conduites homophobes et transphobes ?

– Nous avons une vision d’idéalisée du collège, comme un espace dédié à l’apprentissage des enfants, comme si c’était réellement un espace de liberté. On ne traite pas du fait que le collège reproduit les conduites homophobes, transphobes ou les stéréotypes machistes. Or il s’agit d’une des institutions clefs où se mènent à termes le processus de normalisation de genre et de sexualité. Et c’est un processus violent. Curieusement, deux des espaces les plus violents, l’espace domestique et le collège, sont ceux qui sont les plus idéalisés dans notre imaginaire comme des espaces de protection de l’enfance. Il faut démystifier ces espaces. Dans les années 1960, on a initié une critique, à partir des mouvements féministes, homosexuels et plus tard des mouvements transsexuels et transgenre, de la violence inhérente à ces espaces pédagogiques, mais il y a encore beaucoup de travail à faire.

Aujourd’hui l’institution du collège est en profonde crise. Pour une part, la transformation néo-libérale a supposé un effondrement de cette institution qui est fondamentalement publique et liée à la régulation étatique. Nous nous trouvons face à une situation inédite. Pour une part, nous devons défendre l’institution du collège, comme un droit fondamental, mais en même temps, nous avons besoin de critiquer les violentes normes de genre et sexuelles sur lequel historiquement il s’appuie.

Et ces problèmes sont-ils abordés ?

Il y a beaucoup de gens qui mènent à terme cette critique, mais nous avons besoin de rendre visible ces luttes et d’établir des alliances. Dans le contexte actuel de l’État espagnol, il y a une certaine forme de retour à des valeurs normatives, qui sont invoquées dans certaines occasions par l’Église catholique. Le collège est également un espace de construction de l’identité nationale, de normalisation raciale et religieuse… Nous avons besoin d’un collège plus ouvert à la critique. Qu’est ce que cela signifie une pédagogie qui n’accepte pas la critique ?

Nous devrions faire un collectif de collèges pour penser collectivement comment nous voulons être des éducateurs et éduquer nos générations futures. Nous manquons de créativité, d’imagination politique quand nous pensons au collège. J’aimerais qu’il y ait un collège qui fusse suffisamment flexible pour être capable de travailler avec la richesse de toutes les subjectivité possibles.

– Quelle a été votre expérience de l’école ?

J’ai grandi dans un collège catholique pour filles de Burgos dans lequel j’étais un cas d’échec scolaire. Grâce à une enseignante qui avait un fils autiste et qui a monté un groupe de huit personnes avec une éducation expérimentale, avec une attention personnalisée, j’ai pu avancer. Cette expérience a changé radicalement ma vie, non seulement parce que le collège traditionnel avait échoué au niveau académique, mais également peut être parce que je n’y aurai pas survécu.

– Ce qui manque ce sont ce type d’expériences ?

Cette idéologie de genre, sexuelle, nationale, ne s’est pas éteinte dans l’institution, elle continue à se reproduire. Dans le programme d’études indépendantes du MACBA que j’ai dirigé l’année dernière, je m’étais surpris à constater que mes étudiants, qui étaient au niveau du doctorat, et qui étaient des sociologues et des psychologues, n’avaient jamais étudié le féminisme ou les luttes anti-coloniales. J’ai revendiqué la possibilité de créer un réseau de collèges, d’instituts, mais également de centres de formation universitaire, où l’on étudie un ensemble de traditions de résistance minoritaires qui ont rendu possible de construire une société plus démocratique. Nous avons besoin d’une pédagogie radicale pour temps de crise qui nous aide à construire un citoyen critique. Cela devrait être la tâche du collège et non pas la reproduction.

– Vous êtes critique avec le modèle de l’école inclusive pour lequel on lutte depuis plusieurs années.

– Il y a des initiatives aussi bien pédagogiques comme politiques très respectables de ceux qui travaillent avec une volonté de créer une école inclusive, mais nous sommes nombreux parmi ceux qui viennent des mouvements minoritaires qui critiquons l’idée de l’inclusion parce qu’elle suppose de tolérer l’autre et de l’intégrer avec la condition qu’il soit marqué comme autre. C’est ce que Foucault appelle l’ « exclusion incluante ». Un des grands problèmes de l’école inclusive c’est que l’autre reste comme une note de bas de page dans une école qui ne change pas. On continue à pratiquer la même pédagogie : on ajoute simplement une chaise pour le « différent », « l’handicapé », mais on ne remet pas en cause l’épistémologie normative de l’école.

La radicalité, ce serait de faire une critique de la norme comme axe de la pédagogie, faire une pédagogie anti-normative, au lieu d’inclure le différent. Dans le cas des normes de genre et de sexualité, il ne s’agit pas d’inclure l’enfant homosexuel ou transsexuel, mais de questionner la norme hétérocentrique et machiste du collège qui fait que toute dissidence de genre et de sexualité est perçue comme pathologique.

– Le modèle de l’école inclusive nous évite un cas comme celui d’Alan*.

– Le cas d’Alan n’est ni ponctuel, ni unique, s’en est un parmi d’autres. Maintenant, on est en train de parler davantage des cas de jeunes trans, mais dans le cas d’enfants queer, garçons efféminés, de filles masculines, des garçons et des filles sont objets harcèlement et d’abus. Que signifie une école inclusive avec une norme hétéro-centrée ? Il manque une pédagogie radicale qui inclut l’incroyable hétérogénéité de tous les élèves. Il ne s’agit pas d’inclure ce qui est différent, mais de grandir dans un milieu pédagogique dans lequel l’hétérosexualité n’est pas une norme.

Ce qui m’effraie avec l’école inclusive, ce sont les traitements excessivement pathologisants et médicaux de la différence : réduire l’inclusion au fauteuil roulant ou la transsexualité à la dysphorie de genre. Le problème n’est pas celui-là, le problème c’est l’architecture non accessible et la normativité de genre. C’est la que se trouve la différence entre une pédagogie inclusive et une pédagogie critique. Je ne parle pas d’en finir avec les disciplines, mais de penser collectivement comment construire un autre ensemble de contre-disciplines critiques.

– Y-a-t-il des écoles qui ont fait le pari de ce modèle ?

– Comme professeur à la New York University, j’ai eu la chance de connaître et d’avoir des élèves qui avaient étudiés à l’institut Harvey Milk. Ils me racontaient leur expérience, la sensation de liberté d’avoir enfin trouver un lieu où tu n’as pas à te sentir différent, en dehors d’un milieu hétéronormatif où tu dois expliquer qui tu es.

– Mais ils sont peu nombreux ceux qui ont accès à un collège de ce type.

– C’est un cas expérimental, les collèges singuliers qui peuvent servir en cas d’urgence pour quelqu’un qui souffre d’une situation de violence. Je défends davantage la création d’un réseau de collèges transféministes et queer. Je ne parle pas de collèges qui sortent de nulle part, mais de collèges qui existent déjà, qui sortent, pour le dire ainsi politiquement, du placard, qui disent que les élèves ont le droit d’expérimenter leurs propres subjectivités, des collèges qui se déclarent ouvertement comme non-hétéronormatifs et féministes, des collèges où les élèves ont le droit à des processus de transition sans être objets de violence parce qu’ils utilisent des codes féminins et masculins, que l’on ne punisse pas le garçon qui à 7, 12 ou 16 ans se met en jupe. La pédagogie devrait consister à travailler avec cette plasticité qui est la base de la créativité et de la transformation sociale.

– Alors votre proposition c’est que les collèges deviennent le lieu de la défense d’un nouveau modèle ?

Cela me paraîtrait merveilleux qu’il y ait un ensemble de collèges qui fassent le pari d’une pédagogie queer et qui disent qu’ils ont fait le pari de ce curriculum pour une éducation féministe. Qu’est-ce que cela veut dire ? Convoquer les traditions féministes, anti-coloniales… C’est là ce que se réalise l’unique changement auquel je crois vraiment. Où sont les corps pédagogiques, les écoles, les instituts, qui décident de faire un pas vers l’avant, c’est-à-dire qui veulent construire un réseau de collèges transféministes et queer ? Parfois, on accepte d’inclure dans le curriculum quelques éléments qui peuvent faire que l’on parle de choses dont on ne parle pas habituellement. Ainsi, dans ce réseau on pourrait organiser, par exemple, des ateliers de formation.

Par exemple, durant mes cours d’histoire et théorie féministe à l’Université de Paris 8 en France, j’ai inclus une série d’atelier de genre dans lesquels les étudiant-e-s pouvaient parler de leur expérience de normalisation et expérimenter par eux-mêmes des rôles masculins et féminins. C’était beaucoup plus difficile de parler avec les garçons qui pensaient que les questions de féminisme et de sexisme ne les concernaient pas, jusqu’à ce qu’ils se rendent comptent qu’à eux aussi on leur imposait un modèle déterminé de la masculinité. Mais dans le cas des filles, la plupart d’entre elles mettaient en lumière qu’elles étaient objets de violence.

– La réalité, c’est que la majorité des enseignants n’ont pas entendus parler de la théorie queer. Est-ce que cette idée de réseaux d’écoles transféministes et queer n’est pas loin d’eux ?

Ce que je ne veux pas croire, c’est que les enseignants ne font pas l’expérience quotidienne des effets de la violence sexuelle et de genre dans le collège, parce qu’elles sont absolument transversales. Un enseignant qui est attentif est conscient qu’il y a des élèves qui sont objets de vexations constantes : la fille grosse, l’imbécile de la classe, le garçon efféminé, la fille masculine… Tout enseignant est conscient que c’est urgent, qu’il faut agir, que ce qui s’est passé avec Alan se passe constamment dans tous les milieux éducatifs. Cela ne peut pas continuer à rester comme jusqu’à présent l’acte héroïque d’un professeur isolé qui décide d’inclure une question dans son travail pédagogique, cela doit être une tâche collective.

La question c’est que pour mener à bien cette critique, l’enseignant doit également critiquer son propre modèle de genre. En France, où j’ai le plus travailler, jusque dans les années 80, une personne ouvertement homosexuelle ne pouvait pas être enseignante. Cela montre le haut degré de normalisation hétérocentré de l’école. Cela demande de l’autocritique de la part des enseignants et un examen de leurs propres idées hétérosexistes ou machistes.

– Tout cela entre en contradiction avec le modèle de l’école concrète. Lucas Platero nous rappelle dans un entretien que dès l’éducation infantile le curriculum évalue si les filles et les garçons peuvent identifier leur genre et celui des autres.

Au lieu d’un espace de reproduction de la norme, il faut penser l’école comme un espace de critique. Tu peux expliquer que la société fonctionne selon certaines normes, mais dans cet espace nous allons nous permettre de questionner ces normes pour imaginer d’autres formes moins violentes de vie. Dans mon cas, l’école m’a permis de créer un monde qui était dissident par rapport à ma propre éducation familiale, mon père a eu accès à très peu d’instruction, et en échange j’ai pu me transformer en un lecteur avide, ce que ne m’apportait pas mon entourage familial. Le collège devrait être un espace de dissidence critique, un espace d’expérimentation. Ce serait parfait si le parlement fonctionnait de la même manière au lieu d’être un espace de reproduction de violence. Comment faire ? Quel est l’ensemble d’enseignant, qui ne voulant pas continuer à reproduire ce type de normes sociale et de genre, s’unissent pour penser comment faire d’une autre manière ? Qui fait un pas vers l’avant pour élaborer une pédagogie queer ? C’est utopique, mais non impossible. Si nous voulons que le cas d’Alan ne se répète pas, il n’y a pas de temps à perdre, l’impossible, c’est aujourd’hui le nécessaire.

* Jeune transexuel-le espagnol de 17 ans, décédé fin 2015, suite à une agression transphobe.

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