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Les évidences qui aveuglent, celles que l’on ne veut pas voir

Que d’évidences de ce type n’ai-je pas entendues. Il est évident qu’un prof sera moins efficace s’il a plusieurs programmes à faire ingurgiter simultanément, il est évident que si les enfants peuvent faire ce qu’ils veulent ils ne feront rien, il est évident que s’ils n’ont pas un cadre rigide ils seront perdus, il est évident que s’il n’y a pas une autorité ce sera la pagaille, il est évident qu’ils n’apprendront pas si on ne les oblige pas à apprendre, etc. etc.

Que d’évidences n’avez-vous pas entendues. Il est évident que la retraite doit être repoussée à 65 ans, il est évident qu’il faut travailler plus pour gagner plus, il est évident qu’il faut se vacciner contre la grippe, il est évident que la Grèce (comme nous) doit payer sa dette, il est évident que c’est le coût du travail qui crée le chômage, il est évident qu’ailleurs c’est mieux… etc., etc.

Bien sûr, personne ne remarque que l’évidence est toujours dans une situation qu’on pense immuable, il n’est jamais évident de constater que c’est elle qui crée les évidences dont on ne peut se sortir… par d’autres évidences.

Quand, à l’évidence, une école du 3ème type produit des effets surprenants, il faut sans cesse démolir les évidences qui empêchent de le reconnaître. Je l’ai fait à plusieurs reprises notamment et dernièrement à propos du [bleu]multi-âge[/bleu].

Comment par exemple avons-nous pu torpiller cette évidence : « Le petit nombre d’enfants avec leur isolement ne leur apporte pas l’ouverture aux autres et au monde » Bizarrement on ne brandit pas la même évidence pour les familles avec un enfant unique !

Cette évidence suppose que dans les écoles casernes il y a beaucoup moins d’isolement des enfants, une pratique du vivre ensemble exemplaire, une plus grande ouverture au monde extérieur… S’il y a bien une évidence constatée, c’est que ce n’est pas le cas ! L’évidence des troupeaux ainsi constitués ne vient à personne, comme il est évident que pour conduire un troupeau il faut l’autorité d’un berger, de son bâton et de ses chiens, des barrières ou des barbelés [[Les bergers des alpages que j’envie souvent me pardonneront cette comparaison injustement peu flatteuse.]]

Lorsque nous [[J’emploie le « nous » parce qu’à des degrés divers la plupart des instits qui débarquaient en classe unique ont suivi des cheminements semblables, nous amenons plus ou moins loin suivant chacun, suivant les circonstances, le temps pendant lequel nous y restions.]] sommes arrivés dans une classe unique, le plus souvent un peu perdue au fin fond des campagnes, nous nous sommes retrouvés dans une situation hors des normes (le multi-âge) et dans l’isolement d’une petite structure alors que tout devenait planétaire.

Cet isolement apportait la quiétude d’un soi disant cocon que paradoxalement on nous reprochait comme si nous voulions protéger les enfants des réalités peu réjouissantes de la vie. Toujours aussi paradoxalement tout le monde constatait que la concurrence, la violence et le stress des grands ensembles scolaires mettaient les enfants (et les profs !) en difficulté. Ce qui était évident, ce qui a été démontré par tous les psychologues ou les sciences neurocognitives, c’est que les enfants ne se construisent au mieux (et apprennent !) que dans un état sécure. C’est dans l’extension progressive de leurs cercles relationnels qu’ils peuvent maintenir cet état sécure. L’évidence aurait dû conduire à casser tous ces grands ensembles, au lieu de s’évertuer à éradiquer les classes uniques quand les travaux du ministère lui-même démontraient avec évidence que leurs résultats scolaires étaient meilleurs.

Il n’empêche que nous constations aussi que les plus grands avaient besoin d’étendre leurs cercles relationnels et d’exploration sociale au-delà du petit groupe et du village où ils n’étaient parfois qu’un ou deux. « Ils ne peuvent se confronter à d’autres, à d’autres idées… évidemment ils ne peuvent que se scléroser, vos petites structures sont peu riches en possibilités d’autres relations ». Déjà, l’ouverture de l’école à son environnement proche, au village avec lequel elle était en osmose, rompait le ghetto dans lequel se trouvent la plupart des écoles ordinaires et offrait pendant le temps scolaire une diversité relationnelle que n’ont pas les autres enfants confinés entre eux. L’évidence du confinement scolaire ne trouble personne.

Il fallait cependant ouvrir l’espace d’exploration relationnelle et cognitive des enfants au-delà de leur petit groupe. La quasi-totalité des classes uniques pratiquait la correspondance. Cependant il est vite apparu que lorsqu’elle s’apparente à un exercice obligatoire à peine moins scolaire, que lorsqu’elle impose une relation (« mariage » entre enfants du même âge, obligation d’écrire, de répondre…), elle ne répondait pas aux besoins affectifs et cognitifs naturels des enfants. C’était… évident ! Les classes uniques ont été alors dans le mouvement Freinet le fer de lance de ce que nous avons appelé « les circuits de correspondance naturelle » : une vingtaine de classes de la maternelle au collège, un outil de communication commun (une gerbe) diffusé chaque semaine à tous permettant à chacun de communiquer ce qu’il voulait à tous les autres. Par la suite avec l’arrivée des TNC dans la classe (1983) cela a été le vaste réseau télématique [[J’ai détaillé cela dans « La fabuleuse aventure de la communication »]] . Ce qui devenait évident c’est que des relations ne s’instaurent que lorsqu’on peut se faire connaître dans ce qu’on est et dans ce qu’on fait, que lorsqu’on peut reconnaître d’autres par ce qu’ils sont et ce qu’ils font, que lorsqu’on permet l’imprévisibilité… et alors, quelle richesse. Ainsi que je l’ai déjà dit dans le billet cité plus haut (multi-âge) l’espace relationnel à disposition des enfants était devenu planétaire. Cela était même devenu évident pour la seule inspectrice progressiste qui s’était astreinte à passer une journée dans ma classe et qui disait ensuite dans ses conférences pédagogiques « Les classes uniques de ma circonscription, avec leurs enfants et leurs enseignants, sont les seules à ne pas être isolées ». L’absence de programme, de cahiers, d’évaluation, d’emploi du temps lui apparaissait même évidente (c’est-à-dire normale), mais cela elle ne pouvait pas le dire à ses fonctionnaires.

Ce sont bien les situations, soit qu’on impose, soit que l’on crée qui font émerger des évidences ou refuser de voir des évidences. Il est évident que le système éducatif ne produit pas les effets que tout le monde en attend aujourd’hui (autrefois et à son origine, c’était seulement l’État qui déterminait ce qu’il en attendait), que ce soit en termes d’apprentissages (cruel PISA !), que ce soit plus récemment en termes de vivre ensemble et je n’ose même pas parler d’épanouissement. Si on se réfère au système coréen, il est évident que toute la vie des enfants et toutes les ressources de leurs parents doivent être consacrées au « travail » scolaire pour être toujours « les meilleurs ». La société ainsi maintenue et créée est aussi… évidente, ainsi que ses conséquences. Curieusement on a beaucoup plus de mal à se référer au système finlandais qui ne devient plus évident, peut-être tout simplement parce que son objectif n’est pas de fabriquer des « meilleurs ». Il n’est pas évident d’accepter que c’est même ainsi qu’il puisse en surgir les « meilleurs » dans des tableaux internationaux, ce d’autant qu’il faut se demander ce qui est plus important, une meilleure vie ou de meilleurs « résultats » ? Dans les deux cas les « meilleurs résultats » remettent en question les « résultats » eux-mêmes et leur intérêt qui n’est plus évident [[Il est évident que ces « meilleurs produits de l’école » qui nous dirigent ou qu’on laisse nous diriger sont incapables d’imaginer la moindre solution aux problèmes qui ne cessent de s’amplifier.]] .

Dans notre système scolaire industrialisé et taylorisé, il est bien évident qu’il ne peut fonctionner sans notes, évaluations, programmes, diplômes ([bleu]autre billet[/bleu]). Le problème n’est pas dans l’évidence mais dans ce qui la crée et la rend insoluble. Comme simultanément la société qui en découle ou qui le justifie apparaît de moins en moins comme évidente à maintenir, toutes les anciennes évidences s’écroulent, mais on s’y cramponne puisque les situations (scolaire et sociétale) dans lesquelles elles s’étaient forgées sont toujours les mêmes et qu’on s’imagine ne pouvoir les changer.

Nous n’avions pas créé la situation des classes uniques, elles étaient simplement des restes appelés « anachroniques » par beaucoup et condamnées à disparaître, y compris par l’opinion publique au nom d’évidences. Or c’est bien d’elles qu’est née une école du 3ème type faisant apparaître d’autres évidences qui, normalement, auraient bien dues être constatées depuis tout temps (par exemple comment/pourquoi un enfant apprend à parler). Ces évidences sont niées parce qu’elles mettent à mal un système instauré. D’autres ont sciemment modifié une situation en déscolarisant leurs enfants en les plaçant dans d’autres conditions [[Dans les différents films documentaires sur le unschooling, il est évident que les enfants de ces familles les ayant déscolarisés sont dans des situations très favorables que n’ont pas tous les enfants. L’évidence serait de donner à tous les enfants des conditions semblables dans l’école !]] et les mêmes évidences que celles de l’école du 3ème type ont été vérifiées . Eux aussi sont dangereux pour le système.

Si je prends l’exemple de l’agriculture biologique, elle n’est pas née dans les grandes exploitations agricoles mais dans les petites structures en polycultures, situation elle aussi devenue anachronique (non rentable, non « rationnelle » ou non suffisamment productives disaient les économistes spécialistes des marchés). Les évidences qui en surgissaient ne concernaient pas seulement la santé et l’environnement, celles-ci ont fini par rentrer dans la tête de l’opinion publique, mais aussi l’évidence de la nécessité d’une organisation territoriale agricole en petites structures de proximité, celle d’autres rapports producteurs-consommateurs, celle d’un autre rapport au travail et à sa valeur, celle d’une autre organisation des échanges commerciaux. Au lieu d’accepter ces évidences le système s’est contenté d’introduire quelques petits rayons dans ses grandes surfaces commerciales (puisque cela se « vendait » bien), de continuer d’étouffer les petites exploitations, de faire semblant de contrôler les pesticides, de continuer à empêcher le développement de l’agriculture vivrière des pays qui continuent d’être colonisés (et affamés), sans rien toucher à l’architecture des systèmes agricoles et à leur finalité réelle : les profits de quelques multinationales… et des marchés financiers.

On répond qu’il est impossible de changer les situations, comme si celles-ci n’avaient pas été instaurées par des humains et seraient de l’ordre d’un naturel. Mondialisation, Europe et ses traités, règles d’un « marché », organisation du commerce, finances et monnaies, constitutions, organisations politiques, concurrence, industrialisation de l’agriculture, organisation du travail, etc. etc. et bien sûr l’école et les systèmes éducatifs. Il est évident que l’ensemble de ces cadres est parfaitement cohérent et que tout ce qui s’en écarte le perturbe et doit être éliminé (c’est pour cela qu’il faut éliminer les classes uniques). Dans cette société hétéronome devenue incapable de penser autrement (l’école y est pour quelque chose… mais elle a été conçue pour cela) toute l’énergie est consacrée soit par quelques-uns pour tirer leur épingle du jeu, soit par les détenteurs de pouvoirs pour la faire perdurer tant bien que mal en l’état. Les seuls cas où l’évidence d’un ordre immuable a été quelque peu bouleversée, c’est lorsque la quasi-totalité d’une population a été proche de sa mort, en général par famine, et n’a plus rien à perdre (Révolution française, révolution russe…) ; elle s’est débarrassée alors des évidences (comme l’évidence monarchique d’ordre divin) et est redevenue, un temps, créatrice d’une autre situation… qui devient ensuite et à son tour immuable. Faut-il donc attendre qu’une situation devienne suffisamment morbide pour tous pour espérer que des humains la changent ? Elle ne l’est probablement pas encore suffisamment dans les pays qui imposent leur « civilisation » aux autres (et à leur propre population). Alors le changement climatique est, à l’évidence, notre dernière chance comme il est évident que ce ne sera pas la COP21 (nos dirigeants !) qui empêchera quoi que ce soit !

PS : des chercheurs utilisant les outils informatiques de modélisation de la NASA avec son accord, ont démontré qu’il a existé des civilisations aussi sophistiquées voire plus sophistiquées que la nôtre, y compris dans leurs technologies, et qu’elles ont toutes disparues. Dans les causes, ils soulignent celles-ci :

– la réduction des ressources due à la pression mise sur la capacité de charge écologique (la taille maximale de population qu’un milieu peut supporter). Traduction : trop de monde sur Terre par rapport aux ressources disponibles (nourriture, eau, matières premières nécessaires pour maintenir la civilisation…)

– – la stratification de la société entre élites (riches) et masses (pauvres). Ce phénomène aurait joué un rôle central dans la chute dans tous les exemples étudiés sur les derniers 5000 ans. Traduction : un trop grand fossé entre ceux qui contrôlent les richesses et les autres. Cela désigne également le clivage entre pays riches et pays pauvres
– Les chercheurs ont modélisé différents scénarios, qui mettent en avant que les élites (qui ont le monopole des richesses) sont protégées plus longtemps que les gens du commun des désastres environnementaux, et qu’elles sont donc tentées de continuer à vivre comme si de rien était, en dépit des catastrophes prévisibles.
Source : The Guardian

Ils en oublient une autre qui avait été démontrée par des ethno-paléontologues il y a quelques dizaines d’années : ils avaient observé dans les traces laissées par les hominidés dans les strates géologiques superposées que la taille de leurs structures sociales augmentait régulièrement jusqu’à leur disparition, pour réapparaître dans une strate plus récente sous forme de petites structures qui augmentaient à leur tour… jusqu’à leur nouvelle disparition.

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