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Sous un masque de liberté : le néolibéralisme

On se demande pourquoi, en 1978, le Chinois Deng Xiaoping lance les premières mesures de libéralisation de l’économie communiste, pourquoi Margaret Thatcher, en 1979, déclenche son offensive contre les syndicats, pourquoi Ronald Reagan, dans les années 1980, s’emploie à déréguler l’industrie, l’agriculture et l’extraction des richesses naturelles, pourquoi une puissante oligarchie a surgi en Russie dans les années 1990…
Eh bien, ce sont des moments de l’histoire qui montrent que le capitalisme évolue et poursuit sans fin sa recherche du profit, transformant tout en marchandise, l’eau, la terre, l’éducation, la santé, la pollution, la protection sociale, etc. Mais, capitalisme d’État ou capitalisme classique, l’un et l’autre auraient cependant échoué dans leur ambition à faire fructifier l’économie, générant même des catastrophes et n’apportant pas le bien-être à chacun ; avec, de plus, une économie qui stagne et des rendements qui décroissent.
Dans nos démocraties, on a bien tenté de corriger le tir par le keynésianisme − ou « libéralisme intégré », ou « compromis de classe » − qui, par l’intervention de l’État, devait tenter de contrebalancer les effets néfastes d’un capitalisme sauvage. Un keynésianisme qui fut pourtant le responsable d’inflations diverses et de dégâts monétaires majeurs. De leur côté, les pays dits communistes, comme correctifs, s’évertuèrent à introduire quelques gouttes de libre entreprise.
Le capitalisme classique souffrant donc de maux divers, le néolibéralisme devait être le remède car, après l’insuccès général, une plus grande liberté d’entreprendre était maintenant exigée par les grands patrons.
Surtout, le capitalisme classique avait trouvé ses limites de développement, empêtré qu’il était dans les réglementations de l’État. Cependant, si le néolibéralisme accroît de façon insupportable le mal-être de la majorité de la population du globe, il ouvre des horizons insoupçonnés aux entrepreneurs qui veulent prendre des risques tant financiers que technologiques. Ce sera par exemple l’irruption stupéfiante du numérique dans l’économie mondiale.
Donc, puisqu’il fallait inventer autre chose, le néolibéralisme était né.
On trouve la source de l’idée néolibérale lors de la création de la société du Mont-Pèlerin en 1947. Il s’agissait pour les promoteurs de cette nouveauté de mettre en avant la libre entreprise, la propriété privée et la concurrence économique, sans lesquelles « il est difficile d’imaginer une société dans laquelle la liberté puisse être efficacement préservée » ; une libre entreprise prônée à l’égal de l’individu libre.
On sait que cette liberté-là, c’est la liberté du renard libre dans le poulailler libre ; c’est la liberté du capital d’exploiter les peuples sans vergogne tout en créant des fortunes colossales pendant que la misère et la famine font des ravages par ailleurs.
Cyniquement, ces pionniers d’un nouveau genre affirmaient que, « dans le monde darwinien du néolibéralisme, seuls les individus les plus adaptés pouvaient et méritaient de survivre ».
Mais, pour convaincre l’opinion, il fallait quand même que cette pratique s’appuie sur la grande idée de liberté ; et, après la vague de mai 1968 qui déferla de par le monde, il était malvenu de déclamer contre. La liberté prônée par le néolibéralisme se déclarait contre le fascisme, contre les dictatures communistes et entièrement libéré de l’État. Libertaire ? Que non ! Seulement libertarienne à la mode américaine.
Ce néolibéralisme qui se veut dégagé de toutes entraves n’est cependant pas véritablement cohérent, pas réellement antiétatique, bien au contraire : il s’appuie selon les nécessités sur l’État pour accentuer sa domination, sur un État que l’on peut qualifier alors de néolibéral qui, par son pouvoir, par le droit et par sa politique fiscale, favorise l’accumulation du profit ; un État « qui détient le monopole de la violence et de la définition de la légalité, [qui] joue un rôle crucial dans le soutien et la promotion de ce processus… » ; un État restructuré aux fins néolibérales.
Et ce nouvel ordre économique triomphe maintenant quasiment sur la planète entière sous le nom de « mondialisation ».
En mettant adroitement en avant la liberté, le néolibéralisme a colonisé le « sens commun » et, quand cela n’a pas suffi, il s’est imposé, soit par des coups d’État (Chili et Argentine des années 1970), soit par la guerre (Irak), soit par la « dette » et l’« ajustement structurel », en prêtant de l’argent à certains gouvernements (Mozambique, Philippines) qui, en retour, avaient l’obligation de donner un accès libre à leur économie, soit démocratiquement, en Suède, où le petit groupe de capitalistes organisa une campagne de propagande donnant comme raison de la stagnation les excès d’un socialisme redistributif et l’inefficacité de l’État-providence.
La Chine démontre, quant à elle, la parfaite compatibilité du marché capitaliste avec un régime autoritaire où les droits civiques et démocratiques sont ignorés, tout autant que les droits syndicaux.
Finalement, qu’est-ce qui définit le néolibéralisme ? Essentiellement la financiarisation qui prédomine sur la production, l’argent travaille et se reproduit dans les banques.
Argent qui donne du pouvoir car il s’agit de construire ou de restaurer une classe dominante et exploiteuse qui se caractérise par le fusionnement de la propriété et de la direction et qui aggrave les inégalités sociales tout en bafouant la justice sociale.
Réduire la notion de liberté à la liberté d’entreprendre, d’exploiter, a suscité le déclenchement de ce que Polanyi nomme des « libertés négatives » pour les classes qui en subissent les conséquences.
Ce néolibéralisme libertarien − qui s’est déployé d’abord aux États-Unis − va devenir à n’en pas douter inéluctablement autoritaire, violent et antidémocratique sans être pour autant assuré d’un avenir tant il est pétri de contradictions.
Une riposte doit nécessairement en être la conséquence, d’autant plus que le degré de pénétration néolibérale dans les diverses nations est variable grâce, entre autres, aux diverses traditions de solidarité sociale. Oui, lentement, nous constatons l’émergence de foyers de révolte, de cultures d’opposition, d’une « morale » qui pourraient prendre comme mot d’ordre pour ses nouveaux partisans : « Faire du tort à un seul de nous, c’est faire du tort à tous. »
Ainsi sera mise en avant la notion d’une société civile combative opposée tout autant à l’État qu’au monde néolibéral.
André Bernard

Source :
David Harvey, Brève histoire du néolibéralisme, Les Prairies ordinaires éd., 2014, 320 p.

À Jiamasu, au nord de la Chine, ville où environ 80 % de la population était au chômage et vivait avec moins de 20 dollars par semaine suite à la fermeture soudaine d’une usine textile employant 14 000 personnes, l’action directe fut lancée après des mois de pétitions demeurées sans réponse. « Certains jours, les retraités bloquaient la circulation sur l’autoroute principale, accroupis en rangs sur la chaussée. D’autres jours, des milliers de travailleurs du textile au chômage s’asseyaient sur les voies ferrées et perturbaient le service. Fin décembre, des employés d’une usine de pâte à papier en difficulté se couchèrent sur la seule piste de décollage de Jiamasu et empêchèrent les avions d’atterrir. »

David Harvey cite E. Rosenthal, « Workers’Plight Brings New Militancy in China »,
New York Times, 10 mars 2003.

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