Menu Fermer

Entretien avec François Galichet auteur de L’Émancipation, se libérer des dominations

À peine refermé l’ouvrage, nous avons pris immédiatement contact avec François Galichet, auteur de L’Émancipation, se libérer des dominations (Chronique sociale, 2014, 9,50 €) pour faire partager à nos lecteurs cette belle – et instructive – découverte…

Questions de classe(s) – S’attaquer à la question de l’émancipation – qui plus est en 220 pages – le pari est osé autant que risqué… Comment est né ce projet ? Pourquoi proposer cette synthèse sur l’idée d’émancipation abordée non seulement d’un point de vue historique mais également dans une perspective très actuelle (le second chapitre s’intitule « l’émancipation aujourd’hui) en présentant les « stratégies de l’émancipation » (chapitre 3) et l’émancipation « au quotidien » (quatrième et dernier chapitre) ?

François Galichet – Ce projet est né d’une double participation. D’une part, mon appartenance au Conseil scientifique des Francas : nous travaillons actuellement sur la notion d’autonomie – et il nous est apparu, au fil de nos réflexions communes, que l’on ne pouvait pas penser l’autonomie sans penser aussi l’émancipation, puisque l’autonomie n’est jamais acquise, elle n’est jamais donnée spontanément et immédiatement, elle doit toujours être conquise et confirmée contre toutes les dominations, extérieures et intérieures. Dans un mouvement d’éducation populaire comme les Francas, la notion d’émancipation est très présente, mais la signification n’en est pas toujours précisée.

D’autre part je participe également aux travaux du LERIS (Laboratoire d’étude et de recherche sur l’intervention sociale). Le thème actuel de recherche de ce Laboratoire est l’émancipation, et c’est dans ce cadre que j’ai effectué un exposé qui a été le point de départ du livre.
Celui-ci est né d’un constat surprenant : alors qu’il existe de nombreux ouvrages et travaux universitaires sur la notion d’émancipation – citons parmi d’autres l’ouvrage collectif « Penser l’émancipation » par le réseau du même nom – il n’y a aucun ouvrage simple, synthétique, didactique, sur l’émancipation. Alors que cette notion est au cœur des pratiques des militants de l’éducation populaire ou des partis politiques de gauche, des syndicats, des travailleurs sociaux, des éducateurs et des enseignants, ils ne disposaient d’aucun outil accessible pour clarifier leurs idées sur ce sujet essentiel. C’est ce qui m’a décidé à combler cette lacune.


Q2C – Si vous deviez choisir parmi les différentes définitions de l’émancipation, laquelle retiendriez-vous ?

Si vous faites allusion aux trois grandes « figures » de l’émancipation que je distingue dans mon premier chapitre, je crois qu’il n’y a évidemment pas à choisir entre elles. C’est ce que j’explique dans le second chapitre : les recherches contemporaines sur l’émancipation – Foucault, Bourdieu, Boltanski notamment – montrent qu’elle se développe simultanément au plan éthique, rationnel et personnel. S’émanciper et émanciper les autres apparaît à la fois comme un devoir moral, une exigence de la raison et un besoin vital. La pensée moderne de l’émancipation unifie donc des dimensions qui jusque là étaient séparées.

Q2C – En suivant les évolutions du concept d’émancipation – terme juridique désignant à l’origine l’affranchissement de l’esclave par son maître – jusqu’aux définitions les plus actuelles esquissées par Pierre Bourdieu, Michel Foucault ou Luc Boltanski, on se dit que plus la caractérisation de ce que l’on peut entendre par « émancipation » se complexifie plus la réalité de ce que cette notion recouvre semble s’éloigner, toujours rattrapée par la découverte de nouvelles formes de dominations… L’émancipation est-elle condamnée à rester un horizon ?

C’est vrai que l’émancipation, vue par La Boétie, Condorcet, ou même Rousseau, Kant et Marx, apparaissait comme relativement simple. Il suffisait d’une stratégie, d’une démarche relativement ciblée – se révolter contre les tyrans, éduquer le peuple, faire la révolution prolétarienne – pour espérer s’affranchir des dominations et vivre libre dans une société libre. C’est ce qu’on pourrait appeler la période optimiste de l’émancipation, celle des philosophies du Progrès et du Grand Soir. Aujourd’hui, nous sommes plus pessimistes : Bourdieu, Foucault et bien d’autres montrent que la domination est, comme vous le dites, plus complexe, plus subtile, plus diverse que ce qu’on pourrait croire. Cette complexité et cette subtilité fait sa force : on peut assez facilement se révolter contre un oppresseur visible, identifié, apparent ; c’est beaucoup plus difficile contre des oppressions invisibles, voire insensibles…

En outre, l’émancipation n’est plus uniquement liée, comme autrefois, à des dominations humaines, de groupes ou de classes sur les autres. Ainsi par exemple le combat actuel pour le droit de mourir dans la dignité peut être entendu comme une forme d’émancipation : la mort n’est plus une fatalité subie, une puissance transcendante qui vient à son heure ; on peut la devancer quand la vie devient trop intolérable. C’est ce que j’ai tenté de montrer dans un ouvrage récent : Mourir délibérément ? (Presses universitaires de Strasbourg, 2014). L’injustice contre laquelle s’élève cette lutte émancipatrice n’est plus une injustice sociale ou politique, liée à un pouvoir oppressif ou à une exploitation économique. C’est une injustice en quelque sorte  « métaphysique », liée à la condition humaine.

C’est pourquoi je serais assez d’accord avec vous : l’idée qu’on pourrait s’émanciper totalement et définitivement est une illusion ; il y aura toujours des dominations, même dans la meilleure des sociétés. Plutôt que d’horizon, je préfèrerais parler d’idée au sens kantien, c’est-à-dire d’un principe régulateur qui oriente les pratiques, mais ne saurait jamais être complètement défini ou déterminé.

Q2C – Dans votre ouvrage, la pédagogie joue un rôle central. Pourquoi l’avez-vous placée au cœur de votre ouvrage ?

Parce que je crois qu’elle n’est pas seulement une technique, un outil, un moyen au service de fins extérieures et supérieures à elle, comme on le pense la plupart du temps. Elle implique un rapport à autrui qui est intrinsèquement éthique. C’est ce qu’a montré Philippe Meirieu dans Le choix d’éduquer  : ce qu’il appelle le « postulat d’éducabilité » suppose le désaveu de tout rapport hiérarchique ou utilitariste à celui qu’on éduque. On ne peut éduquer quelqu’un, au sens plein et authentique du terme, que pour en faire un égal. En ce sens, la pédagogie peut être le principe d’un modèle de citoyenneté qui se démarquerait aussi bien du modèle républicain que des modèles libéraux ou communautaristes. Une « société pédagogique » – c’est-à-dire une société qui favoriserait par son organisation et ses institutions la relation éducative entre ses membres – serait sans doute celle qui favoriserait le mieux leur émancipation, alors qu’on voit bien que ce n’est pas le cas des sociétés démocratiques actuelles. J’ai développé cette idée dans un précédent ouvrage, L’école lieu de citoyenneté (ESF, 2005).

Q2C – En parallèle à la notion d’émancipation, vous mettez également en avant le concept d’empowerment. En quoi consiste-t-il et qu’est-ce qui le distingue de l’émancipation ?

Comme je l’ai expliqué dans le troisième chapitre du livre, la notion d’empowerment est née dans le monde anglo-saxon, et elle en reste tributaire. Elle a un côté « behaviouriste », c’est-à-dire qu’elle fait abstraction des vécus subjectifs, des sentiments intérieurs des personnes pour se concentrer sur leurs comportements, leurs capacités effectives de se prendre en main et de s’affirmer face aux puissances sociales et aux pouvoirs institutionnels. Elle a le mérite d’éviter tout pathos révolutionnaire, toute déclamation sur l’aliénation et la souffrance sociale, pour poser la question en termes très concrets : dans telle situation précise, qu’est-ce que je peux faire, quelles stratégies puis-je adopter pour faire valoir mes droits ?

La notion d’émancipation est plus globale, plus philosophique. Elle ne sépare pas l’acquisition de compétences et de droits de la conscience intime, subjective, qui fait agir celui qui est opprimé, du sentiment de révolte qui l’anime, de l’indignation qui l’inspire. En schématisant un peu, je dirais que la première est plus politique et la seconde plus éthique. Mais il n’y a pas d’opposition entre elles : ce sont les deux faces, les deux aspects d’une même visée.

Q2C – Si l’on sent bien en quoi l’émancipation reste plus que jamais actuelle, le terme semble aujourd’hui frappé d’un certain archaïsme et ne plus vraiment être employé, y compris par ceux qui s’en réclament. Comment expliquez-vous le déclin de son usage ?

Je ne suis pas d’accord avec vous ! Comme je l’ai dit en commençant cet entretien, le terme est toujours très utilisé dans l’éducation populaire, le travail social, le militantisme politique. Et même lorsque le terme n’est pas employé, très souvent la notion est présente à travers d’autres mots employés, qui ont la même signification : libération, autonomisation, affirmation de soi, accomplissement, épanouissement, etc.

Mais c’est vrai qu’il a vieilli : sans doute parce que, comme je l’explique dans le livre, il était initialement lié à des conditions bien précises. On a parlé de l’émancipation des esclaves, puis par extension de l’émancipation des mineurs, l’émancipation des femmes, l’émancipation des peuples colonisés, etc.

Aujourd’hui, ces sujétions visibles ont disparu, justement parce qu’elles étaient trop visibles. Il n’y a plus d’esclaves – du moins officiellement, car on sait bien que la pratique demeure, mais plus personne n’oserait la défendre. Il n’y a plus de colonies, ce qui ne signifie pas que les rapports d’impérialisme entre les peuples ont disparu ! L’émancipation des femmes est peut-être le seul domaine où, dans certaines cultures ou certains pays, une sujétion visible et institutionnelle demeure : c’est pourquoi le terme est encore employé pour elles. En revanche, la classe ouvrière a éclaté, s’est diversifiée, complexifiée, ramifiée : on ne parle plus guère d’émancipation de la classe ouvrière, mais ici encore, cela est loin de signifier la fin de toute domination sociale : elle s’est au contraire renforcée en cessant de s’identifier à un rapport de classes trop visible.

En définitive, la notion d’émancipation, malgré le relatif déclin de son usage, me paraît toujours nécessaire parce qu’elle a une fonction synthétique. Elle empêche les dominés de s’enfermer dans des luttes sectorielles ; elle leur interdit de croire que leur aliénation est spécifique et indépendante de celle que vivent les autres. C’est malheureusement ce qui se passe trop souvent aujourd’hui : les diverses et nombreuses « minorités opprimées » (homosexuels, femmes, chômeurs, immigrés, exclus, etc.) mènent des combats qui sont légitimes, mais un peu schizophréniques : chacun ne voit que sa propre aliénation, sa propre souffrance, l’injustice dont il est victime. Les indignations s’entassent, s’accumulent, se succèdent dans la sphère médiatique sans que le lien entre toutes ces sujétions apparaisse.

La notion d’émancipation vise précisément à penser ce lien. Je peux et je dois vouloir m’émanciper à la fois comme femme et comme travailleuse précaire et comme immigrée. Qu’est-ce qui unit ces différentes conditions, dont chacune déploie tout un ordre de domination ? Le propre de l’émancipation, c’est qu’elle à toujours un regard pour ainsi dire oblique : en même temps qu’elle s’investit dans un combat, elle est toujours un peu à côté, pour prendre en compte les autres aliénations ou sujétions qui surdéterminent celle qui est au premier plan. C’est pourquoi je pense qu’elle restera toujours au centre des préoccupations des philosophes et des sociologues, comme en témoigne le récent Colloque “Penser l’émancipation” qui s’est tenu à Nanterre et qui a connu un grand succès.

Propos recueillis par Grégory Chambat pour Questions de classe(s)

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *