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La Révolution russe, une histoire française : Lectures et représentations depuis 1917, Éric Aunoble

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Quelle quantité d’information et de réflexions dans un livre au format poche ! L’auteur donne, de plus, des références d’ouvrages importants non traduits en français, et un index des noms.

Je dois dire qu’en achetant le livre, j’avais interprété une partie du titre à l’envers en pensant « représentations » non pas comme « clichés, images spontanées et banales », mais la « représentation » politique de l’URSS comme fer de lance du PCF contre les calomnies anticommunistes capitalistes. Le livre pose une question plus profonde : la fabrication d’une interprétation civilisationnelle à imposer aux citoyens (quelque soit leur culture), en particulier du fait des préjugés et des intérêts politiques des historiens (et des chercheurs en sciences humaines). Et, indirectement, les lecteurs sont poussé à comparer avec les débats actuels : des réfugiés à la loi sur le travail de madame El Khomri, les interventions militaires françaises, la vision sur Daesh et les attentats en France, etc.

L’introduction d’Éric Aunoble (auteur d’un livre important sur l’Ukraine révolutionnaire en 1919-1920) situe la profondeur des interprétations. La révolution russe est un engrenage dans une vision mondiale qui identifie la « Révolution », jusqu’à remonter à 1789, à une régression. Pour François Furet, ex pur stalinien, 1917 est à « l’origine d’un cauchemar totalitaire aussi dangereux que le nazisme, mais plus durable et finalement plus meurtrier » (1). Éric Aunoble se propose d’exposer comment la révolution russe est passé en France pas les phases « de l’engouement au dénigrement et à l’effacement », mais l’auteur annonce la nécessité de reprendre l’étude des années 1917-1921 car elle peut « encore apprendre à tous celles et ceux qui, aujourd’hui encore, visent l’émancipation ».

Très concrètement, le livre suit la chronologie. Il faut souligner les nombreuses notes très documentées, pour les lecteurs qui veulent pouvoir approfondir. Personnellement, j’aurais souligné l’énorme contradiction entre la Russie où la culture française était très fortement enracinée, (avec la culture allemande) depuis le XVIII siècle dans absolument toutes les familles russes aisées, et l’ignorance de la réalité russe chez les dirigeants français (qui avait accepté en 1906 un emprunt colossale en faveur du régime tsariste, déjà chancelant).

Dans le premier chapitre « 1917 – 1939 », on distingue d’abord de grosses difficultés d’approches, à gauche comme à droite, des médias français pour appréhender ce qui se passe en Russie en 1917. Puis l’URSS est vue comme un pays ayant un développement normal après un départ chaotique, pour la droite. Le PCF instaure une vitrine magnifique de l’URSS, y compris durant les procès soviétiques de 1936-1938. Les maisons d’éditions ayant pignon sur rue offrent de nombreuses œuvres littéraires traduites du russe, avec des reflets divers de la société russe.

Éric Aunoble montre que les voix discordantes de Léon Trotsky, Victor Serge, Boris Souvarine, de Nestor Makhno et de Pierre Archinov atteignent peu de lecteurs, tout en offrant des informations sûres. À la différence des analystes de droite et de gauche qui pointent les dirigeants politiques et l’économie soviétiques, pour les cinq auteurs cités « le vrai critère des uns et des autres pour juger les événements est l’activité des classes pauvres (p. 51). »

Je regrette qu’il ne soit pas fait mention du livre d’André Gide Retour de l’URSS et du scandale créé chez les croyants de l’époque. De même la période 1939-1945 mérite sans doute quelques pages sur les réactions et les publications sur l’URSS du côté de Vichy et de Londres.

Le second chapitre « Après 1945, de l’eau tiède pour la guerre froide ». Le PCF reprend son idolâtrie de l’URSS, sans analyse ou presque de 1917. L’université française semble autoriser une vision « globalement positive » de la Russie-URSS de 1917 aux années 1950 en écartant les analyses critiques. Elle subit aussi l’influence de la tendance des Annales arque-boutée sur le développement sur le long terme (pas de temps à perdre sur l’activité des classes pauvres). Du côté des intellectuels comme Sartre et Camus, face aux « voltefaces » du premier, le second critique et appuie les publications d’ouvrages sans bâillon sur l’URSS. Les livres de Victor Serge, de Voline et George Orwell sont ignorés.

C’est autour de Raymond Aron et de la mouvance financée par la CIA (la revue Preuves et les éditions Îles d’Or) que se fait la critique de l’URSS. Boris Souvarine y collabore également, accompagné des plumes disparates d’ex communistes, d’anarchistes (Nicolas Lazarevitch, Ida Mett), tous honnêtes mais juxtaposés à des collabos non repentis (pp. 89-90). La publication du rapport Khrouchtchev, puis son voyage en France et celui de De gaulle en URSS font que la célébration du cinquantenaire de la révolution bolchévique en 1967, apparait comme celui d’un grand pays au passé révolutionnaire.

Le chapitre III, « L’occasion manquée des années 68 » traite de l’ouverture
progressive des archives soviétiques à ses chercheurs et à ceux de l’étranger. Et des études de qualités paraissent sur 1917. Georges Haupt, Jean-Jacques Marie et Pierre Broué écrivent et impulsent des publications sur les premiers temps de l’URSS, mais elles études se bornent généralément au rôle du Parti et de ses dirigeants, en montant Trotski au pinacle (pp. 107-110).

C’est l’étude de l’histoire sociale qui a fait vraiment avancer la compréhension du régime. Roger Portal, Moshe Lewin, Marc Ferro amènent de nombreux éléments. Marc Ferro analyse la révolution soviétique comme une opposition entre l’action « d’en bas » et « un absolutisme et un bureaucratisme spécifiquement bolcheviques (p. 117). » Ses analyses passèrent en parties dans les oubliettes car mais c’était se « mettre à dos les, communistes, les trotskistes et les gens de droite. Cela faisait du monde (p. 112). ».

Mais dans les années 1970, les manuels scolaires, même le point de vue du PCF (avec Jean Elleinstein) font évoluer les clichés sur la révolution soviétique. En parallèle, l’intérêt pour les révolutions dans le tiers monde, la brouille entre la Chine et l’URSS ne diminue pas seulement l’influence de l’URSS, mais des critiques marxistes jaillissent sur son capitalisme d’État. En France, après mai 68 on constate une diffusion des analyses de la revue Socialisme ou barbarie et de l’Internationale situationniste dénonçant la fracture entre le bolchévisme et le prolétariat. La publication de témoignages de révolutionnaires non bolchéviks Emma Goldmann, Angelica Balabanof, Ekaterina Olitskaïa ; l’effet de l’exposition « Paris-Moscou 1900-1930 », etc., montrent un foisonnement de tendances révolutionnaires séparées de la vision traditionnelle.

Dans le IVème et dernier chapitre, « Après 1991 : de l’histoire d’un « crime » à l’histoire de ses victimes », l’auteur insiste sur le bouleversement de la vision de l’URSS de l’adoration à la détestation, surtout avec l’apparition, à l’ouest, d’Alexandre Soljenitsyne et de ses œuvres. Je ferai un léger reproche à Éric Aunoble pour ne pas avoir indiqué que le lancement des œuvres en russe, en traduction et la médiatisation de Soljenitsyne se font d’abord en France et grâce à l’émigration russe blanche bien installée. C’est une légitimation pour l’Occident, et comme le montre l’auteur, c’est un faux scoop pour dénoncer les camps (2) et le totalitarisme comme inhérent au socialisme. Des historiens tombent dans le manichéisme, comme (encore un) l’ex communiste Alain Besançon (pp. 142-150), en revenant à l’histoire classique des grands hommes (donc la vision déjà chez Platon des bons et des mauvais chefs suprêmes, et aussi l’approche capitaliste des gagnants et des perdants). Dominique Colas élimine les faits pour ne voir que le style de Lénine. Pour le 80ème anniversaire de 1917, Stéphane Courtois (ex maoïste) fait publier Le livre noir du communisme qui recueille des articles de valeur d’historiens sérieux, mais lui-même privilégie les thèses de Soljenitsyne et de Besançon.

Éric Aunoble évoque une étude équilibrée « Le siècle des communisme », dont les différents contributeurs n’arrivent pas vraiment à trouver une analyse classiste. Puis celles de différents historiens qui convergent vers la banalisation de la révolution russe comme fait totalitaire ou l’accumulation de publications sur les victimes du système au détriment des causes multiples pouvant expliquer les effets (p. 179).

L’auteur propose des pistes avant 1917 qui l’éclairent (les milieux révolutionnaires, les rapports entre l’intelligentsia et les prolétaires, l’impact de la guerre sur les recrus, etc.).

La conclusion est ouverte et montre, par exemple, que si l’histoire libertaire présente « la révolution russe comme un mouvement populaire d’émancipation [il tend à la voir comme laissant] peu d’enseignements positifs (p. 196). » Ce n’est pas mon point de vue : les soviets libres, l’analyse du régime léniniste par les marins et les ouvriers de Kronstadt en mars 1921 montrent l’acuité de leur prise de conscience et les immenses capacités du prolétariat, lorsqu’il sent et qu’il sait qu’il peut agir sur la société. C’est pour cette raison que je partage la phrase finale de l’ouvrage : « Peut-être faudrait-il d’abord prendre conscience des enjeux du présent pour comprendre de nouveau le moment de basculement sans précédent que représenta 1917. »
Frank Mintz (mai 2016)

Éric Aunoble La Révolution russe, une histoire française : Lectures et
représentations depuis 1917
, La Fabrique, 2016, 255 p. 14 €.

(1) La phrase mérite deux brefs commentaires. Si l’arithmétique des morts directs et indirects est plus élevée pour l’URSS, jamais les fascismes italien et nazi n’ont généré d’insurrections pour une république des conseils (Hongrie 1956) ou un syndicalisme combatif, socialiste et assez libertaire (Pologne 1981). De plus, pour le XX siècle et ce début du XXI siècle, le résultat de l’addition, des dizaines de millions de morts dues au fascisme + pays marxistes léninistes, est tout à fait inférieur à la centaine de millions (estimations basses) de cadavres offerte par les lois du marché et celles du capitalisme, alias néo libéralisme. C’est une lapalissade ! On ne peut confondre la pourriture et l’hyper pourriture. De plus et second commentaire, les pays fascistes et marxistes ont été consolidés (et sont renforcés actuellement) par les démocraties capitalistes qui, parfois, passent (sans trop de troubles) de la démocratie au fascisme et au « retour » de la démocratie Espagne et Portugal dans les années 1970, Argentine, Brésil, Uruguay dans les années 1980, l’URSS-Russie et ses colonies, et aussi l’Afrique du Sud, entre 1989 et 1991, etc. Je laisse de côté la question de savoir si le capitalisme est fondamentalement différent du fascisme et du marxisme léninisme. Guantánamo, les lois d’exception, l’usage politique de la xénophobie, les interventions militaires contre le terrorisme sont des éléments pour définir une réponse.

(2) Il y avait déjà des centaines de témoignages – articles, brochures, livres – depuis 1920, dans les émigrations russes (blanche et rouge) et les milieux socialistes, libertaires, en russe, en anglais, en castillan, en yiddish, etc., en Europe et dans les deux Amériques.

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