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Trop jeunes pour mourir… Cinq questions à Guillaume Davranche

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Un entretien qui nous permet de saluer la parution aux éditions Libertalia (voir le site) d’un ouvrage que nous vous invitons à acquérir au plus vite !

C’est un livre colossal de 544 pages et plus d’un million de signes portant sur la période 1909-1914. D’une grande érudition, mais très accessible. On peut le lire intégralement ou ne se référer qu’à certains thèmes clairement identifiables grâce à un index minutieux. Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre est un événement éditorial (en librairie depuis le 20 novembre). Nous avons souhaité poser quelques questions à son auteur, par ailleurs syndicaliste et militant libertaire.

À noter également que le livre est relayé par un blog “Trop jeunes pour mourir” également animé par Guillaume Davranche et qui vaut bien le détour !
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Tu viens de publier Trop jeunes pour mourir, un travail considérable coédité par Libertalia et l’Insomniaque. Mais en cette année 2014, un autre ouvrage auquel tu as largement participé a été publié : le Maitron des anarchistes (éditions de l’Atelier). Quel est le lien entre les deux ? Comment t’es venu l’idée de t’intéresser au mouvement ouvrier et révolutionnaire d’avant-guerre ? Concrètement, combien de temps de travail t’a demandé cet ouvrage et comment as-tu procédé ?

Guillaume Davranche – Le travail sur le livre a précédé celui sur le dictionnaire. Vers 2006, j’avais déjà accumulé des matériaux pour écrire l’histoire de la Fédération communiste anarchiste (FCA) quand, sans voir venir le coup, j’ai été happé par le projet de Dictionnaire biographique du mouvement libertaire français, plus connu sous le nom de Maitron des anarchistes. J’ai mené les deux en parallèle, l’un nourrissant l’autre. Pour le dico, j’ai donc rédigé ou révisé, entre autres, à peu près toutes les notices biographiques de personnages de la période 1909-1914, qu’on retrouve tous dans mon livre. Mais, hormis Anthony Lorry qui soupçonnait quelque chose, mes camarades du Maitron ignoraient que je rédigeais un bouquin en parallèle. Je préférais le taire, ne sachant pas si je parviendrais un jour à achever un tel morceau !
Au total, cela représente environ huit ans de labeur, sur mon temps libre, employant mes périodes de chômage à faire des recherches aux archives de la police, aux Archives nationales ou à la BNF… Je rédigeais le soir, la nuit, ou tôt le matin. Tout cela, au début, sans vraiment de méthode (j’ai œuvré hors du cadre universitaire, auquel je suis étranger). Ce n’est que progressivement que l’architecture du livre s’est élaborée dans mon esprit, au fur et à mesure du défrichage des archives…
En effet, au départ, je ne visais pas autre chose qu’une modeste histoire de la FCA. Mais je me suis vite rendu compte que c’était impossible sans faire, en même temps, une histoire du mouvement syndical sur cette période – ça tombait bien, elle était très mal connue. Enfin, pour ne pas laisser ces acteurs hors sol, je me suis résolu à élargir encore le champ, en expliquant le contexte belliciste de l’époque. Arrivé à ce stade, je pense que j’étais quelque peu possédé par mon sujet, fasciné par l’univers que je découvrais. Alors, par goût du récit, j’ai fini par truffer le livre d’épisodes connexes – les grandes grèves, les « affaires » Aernoult-Rousset, Ferrer, Bonnot, Bintz, la fondation de La Bataille syndicaliste, l’« excommunication » d’Alphonse Merrheim… – et d’études complémentaires – sur les femmes, sur la « main-d’œuvre étrangère ». Le résultat final, c’est cet ouvrage un peu baroque, multipliant les entrées de lecture, tout en conservant un fil rouge (la FCA) et une toile de fond homogène (la montée vers la guerre).

Ton livre est illustré et dresse le portrait de nombreux militants. Quelles sont les figures qui t’ont le plus marqué ?

Guillaume Davranche – Il y en a trois sortes. Primo, il y a les militants quasi inconnus que j’ai découverts, comme Thérèse Taugourdeau (une oratrice ouvrière, couturière syndicaliste et militante de la FCA) et Henry Combes (un militant doctrinaire assez désagréable mais qui a su, au bon moment, pousser le mouvement anarchiste à s’émanciper de Gustave Hervé).
Secundo, il y a les gens connus que l’on voit sous un nouveau jour. Louis Lecoin, par exemple, n’avait à l’époque rien du doux apôtre non-violent qu’il sera dans les années 1960. C’était une tête brûlée de première, un antimilitariste et révolutionnaire fanatique ! Mais je pense aussi à Pierre Martin, un anarchiste de la vieille école, rugueux prolétaire autodidacte, qui présida au tournant anarchiste-communiste du Libertaire en 1910.
Tertio, il y a des figures auxquelles j’ai consacré un portrait, tant ils me semblaient exprimer quelque chose de leur époque : Gustave Hervé (le directeur de La Guerre sociale), Almereyda (son « lieutenant », créateur des Jeunes Gardes), Georges Yvetot (le champion du courant anarchiste à la CGT), Émile Janvion (eh oui, ce triste sire, mais qui a joué un vrai rôle), Émile Pouget (qui aborde là sa dernière période militante, en tant que chroniqueur syndical à La Guerre sociale).

Quelle était la place des femmes au sein des organisations révolutionnaires ?

Guillaume Davranche – Très réduite ! La société de l’époque était encore plus précaire et patriarcale qu’aujourd’hui, ce qui limitait d’autant l’engagement des femmes. À la double journée de travail – salarié puis domestique – qui constitue toujours un frein aujourd’hui, s’ajoutaient les « convenances » : une femme craignait pour sa réputation si elle se rendait à une réunion d’hommes. Enfin, dans la mentalité commune, la chose publique restait une affaire d’hommes, et peu de femmes osaient s’y aventurer.
Il y avait pourtant des syndicalistes et, parmi elles, si on veut caricaturer, des institutrices socialistes et des couturières anarchistes. On ne possède hélas qu’une information très fragmentaire à leur sujet. La police ne s’intéressait guère aux femmes, et elles sont quasi absentes des rapports de mouchards. Celles qui ont pu être identifiées sont souvent les épouses ou les compagnes de militants connus…
Je cite là un phénomène bien connu des historiens : on a beaucoup plus de mal à cerner les actrices que les acteurs du passé.
Malgré tout, je suis heureux d’avoir mis au jour une structure quasi inconnue : le Comité féminin contre la loi Berry-Millerand, les bagnes militaires et toutes les iniquités sociales, actif en 1912-1913 et animé entre autres par Thérèse Taugourdeau, une couturière de la FCA. C’est un des rares exemples de groupes féminins ouvriers de l’époque, et le livre décrit son action et son originalité.

À l’heure du tout-numérique, pourrais-tu revenir sur le poids et la dynamique de la presse militante de l’époque ?

Guillaume Davranche – C’était un poids considérable. À l’époque, les organisations ne connaissaient pas la mailing-list, certes, mais pas non plus la « circulaire interne ». Tout passait par un canal public, celui la presse, qui drainait toute l’information, les rendez-vous, les petites annonces entre groupes, les débats, les mises en causes, les controverses…
Avant la création de la FCA fin 1910, le mouvement anarchiste était ainsi essentiellement organisé par quatre hebdomadaires : La Guerre sociale, Les Temps nouveaux, Le Libertaire et L’Anarchie. C’était une forme d’organisation non démocratique, puisque ces journaux étaient sous le contrôle privatif de la petite équipe qui les détenait, mais c’était néanmoins une forme d’organisation.
Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’en 1909-1910, le journal qui donnait le la dans le mouvement anarchiste n’était pas à proprement parler anarchiste, puisqu’il s’agissait de La Guerre sociale de Gustave Hervé. Mais avec son professionnalisme, son prestige, ses 50 000 ventes, il marginalisait les titres historiques tels que Les Temps nouveaux et Le Libertaire, qui ne vendaient que 5 000 exemplaires chaque semaine.
En 1911, les militants anarchistes et les dirigeants de la CGT auront à cœur de réduire leur dépendance vis-à-vis de La Guerre sociale, parce qu’ils n’avaient pas confiance en Gustave Hervé. C’est une des raisons du lancement du quotidien La Bataille syndicaliste. Ensuite, en 1912, avec le discrédit d’Hervé, Le Libertaire, devenu l’organe quasi officiel de la FCA, supplantera La Guerre sociale comme porte-voix des anarchistes révolutionnaires. Fin 1913, l’organisation aura en outre rassemblé toute une séries de titres locaux (La Cravache à Reims, Le Combat à Lille, L’Avant-Garde à Lens, La Vrille à Épinal, Germinal à Amiens…) et d’organes de tendance (comme Le Mouvement anarchiste, incarnant la gauche de la FCA, ou Le Réveil anarchiste ouvrier, proche de la direction de la CGT).

Comment s’organisaient politiquement et syndicalement les enseignants et les enseignantes ? On dit souvent que ce sont les hussards noirs de la République qui ont préparé la « revanche » en inculquant des valeurs cocardières et bellicistes aux enfants. Ont-ils quand même eu une place dans les résistances à la guerre qui venait ?

Guillaume Davranche – Certes, pour la grande majorité, c’est vrai, mais il y eut aussi eu une minorité syndicaliste à contre-courant !
En 1905, une Fédération nationale des syndicats d’instituteurs et d’institutrices a été constituée par de jeunes enseignants à l’esprit frondeur, qui publiaient une revue qui entrera dans l’Histoire : L’École émancipée (fondée en 1910, Ndlr). En 1907, la fédération s’est adossée à la CGT, sans pouvoir y adhérer officiellement : à l’époque, la syndicalisation des fonctionnaires était illégale, quoique tolérée, et les instituteurs évitaient de provoquer les pouvoirs publics.
Cependant, le congrès des syndicats d’instituteurs, les 16 et 17 août 1912 à Chambéry, fit grand bruit en votant la mise en place d’une caisse du Sou du soldat. Très répandu parmi les syndicats révolutionnaires, le Sou du soldat consistait à adresser une aide monétaire aux jeunes syndiqués durant leur service militaire – une façon de maintenir le lien avec leur organisation de classe. Mais le Sou du soldat était très mal vu des pouvoirs publics, qui y voyaient (souvent à juste titre) un moyen de propagande antimilitariste à l’intérieur des casernes. Le Temps se scandalisa donc de voir naître un foyer de désagrégation nationale au cœur de l’Instruction publique, et le gouvernement prononça la dissolution des syndicats d’instituteurs. Certains capitulèrent, d’autres résistèrent et posent des recours en justice. Mais globalement, ils cherchèrent à montrer patte blanche, en récusant l’antipatriotisme dont on les accusait. Cela peut s’expliquer par le fait que chez les instituteurs, de nombreux syndicalistes étaient également encartés au PS.
Néanmoins, leur combativité impressionna plutôt favorablement la direction de la CGT, qui les mit à l’honneur au congrès confédéral du Havre, en septembre 1912 – cela agaça d’ailleurs certains anarchistes qui, par ouvriérisme, ne croyaient guère à la flamme révolutionnaire des fonctionnaires. Pourtant, durant la Grande Guerre, la Fédération des instituteurs sera une des premières, avec celle des Métaux, à relever le drapeau du pacifisme et à s’opposer à l’Union sacrée !

Propos recueillis par Jacques Collin.

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