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Science et croyance à l’école

L’historien des sciences québécois Yves Gingras a publié cette année « L’impossible dialogue, sciences et religions » (1), ouvrage volumineux dans lequel il fait un examen critique des relations entre sciences et religions – en se limitant pour l’essentiel aux religions chrétiennes – depuis la condamnation de Copernic en 1616 (il y a exactement 400 ans cette année) jusqu’aux courants créationnistes actuels.

Cet ouvrage arrive à point pour nous rappeler qu’on assiste depuis quelques décennies à une remise en question des sciences et de leur enseignement au profit de croyances, et que cette vague atteint désormais largement l’école. Elle est le fruit d’une convergence idéologique, depuis le milieu des années 1970, entre divers fondamentalismes chrétiens, protestants évangéliques notamment, des courants « new age » inspirés par les spiritualités orientales, et des fondamentalismes musulmans. Cette convergence se manifeste de deux manières différentes mais complémentaires : pour les uns, il s’agit de briser la séparation entre science et croyance en oeuvrant à un « dialogue » entre les deux ; pour les autres, il s’agit de contester, voire de combattre, les savoirs qui s’opposent à leurs croyances.

« Dialogue » et remise en question

En 1979, le pape Jean-Paul II réhabilite Galilée, ouvrant la voie catholique à une « réconciliation » entre science et religion. Le milliardaire presbytérien américano-britannique John Templeton crée peu après, en 1987, une fondation, longuement étudiée par Gingras, pour promouvoir un tel « dialogue » et soutenir financièrement des interprétations religieuses ou « spiritualistes » des sciences modernes, incluant, selon le zoologiste Guillaume Lecointre (2), un « créationnisme philosophique ». Un peu plus tard, en 1995, en France, est créée l’Université interdisciplinaire de Paris (UIP), une association qui se fixe pour objectif de « renouer le dialogue rompu par une certaine modernité entre l’ordre des faits et l’ordre des valeurs ».

Du côté scientifique, tout commence en 1975 avec la publication par le physicien américain Fritjof Capra de son livre « Le Tao de la physique », sous-titré « une exploration des parallèles entre la physique moderne et le mysticisme oriental », dans lequel il s’efforce de montrer les liens unissant d’après lui la vision mystique et la vision scientifique du monde, après les récentes découvertes en physique quantique. Quatre ans plus tard, en 1979, un colloque réunit à Cordoue des scientifiques de renom (Capra, Bohm, Costa de Beauregard,…) sur le thème « Science et conscience. Les deux lectures de l’univers » ; on y présente notamment des liens supposés entre physique et phénomènes paranormaux (dont la psychokinèse).

Au début des années 1980, des conservateurs américains lancent la notion de « dessein intelligent », présenté comme une théorie non plus religieuse mais scientifique, pour remplacer le vieux créationnisme biblique devenu moins populaire en Europe. Dès 1976, le créationniste anglais Richard B. Bliss avait évoqué un « dessein créatif » dans « Origines : deux modèles : évolution, création ». Pour ces « néo-créationnistes », l’univers n’a plus été créé par un dieu, mais par une « intelligence », responsable également de l’évolution, qui ne devrait rien au hasard darwinien. Ils mènent depuis les années 1990 un véritable lobbying aux Etats-Unis et désormais en Europe.

En 1986, le prédicateur islamique turc Harun Yahya, dans le livre « Judaïsme et franc-maçonnerie » qu’il publie (et qui lui vaudra d’ailleurs un emprisonnement), s’en prend notamment à la théorie de l’évolution, considérée comme contraire aux valeurs spirituelles et religieuses du peuple turc. Il deviendra un des principaux propagateurs du créationnisme chez les musulmans, et, bénéficiant de fonds importants, ira jusqu’à inonder en 2007 les écoles et établissements français de milliers d’exemplaires de son volumineux « Atlas de la création », avant que le ministère n’en interdise l’utilisation. Ceci n’empêchera pas l’UIP d’inviter en 2010 un représentant de Yahya à un « débat entre évolutionnistes et anti évolutionnistes », signe des convergences évoquées plus haut.

Offensive sur l’école

Il y a trente ans, aux débuts de l’offensive, ces écrits et ces initiatives disparates restaient limités aux groupes fondamentalistes religieux ou à quelques spécialistes. Depuis, le créationnisme et l’antiévolutionnisme se sont largement répandus dans la population européenne et française, et investissent l’école publique. La pression est suffisamment forte pour que le Conseil de l’Europe publie en 2007 une résolution intitulée « Les dangers du créationnisme dans l’éducation » avec pour but de « mettre en garde contre certaines tendances à vouloir faire passer une croyance comme science » et d’« empêcher que la croyance ne s’oppose à la science ».

Il est vrai que les atteintes sont déjà multiples et importantes. Ainsi, par exemple, en 2004, en Italie, la ministre de l’éducation exclut des programmes de collège l’enseignement de l’évolution (il sera rétabli après un sursaut de la communauté scientifique) ; en 2005, c’est la ministre néerlandaise de l’éducation, membre de l’Appel chrétien-démocrate, qui remet en cause l’enseignement du seul darwinisme en proposant un « débat » sur l’enseignement des théories de l’évolution ; les exemples d’écoles en Europe où est enseigné le créationnisme se multiplient. Pire, en 2015, en Espagne, le nouveau programme des cours de religion, qui font l’objet d’une épreuve optionnelle au baccalauréat, impose de « reconnaître avec admiration et s’efforcer de comprendre l’origine divine du cosmos et de distinguer qu’il ne provient pas du chaos et du hasard ».

Dans ce contexte, la remise en cause de l’évolution, présentée dans le meilleur des cas comme une théorie parmi d’autres, gagne aussi la société. En 2006, en Grande Bretagne, un sondage indique que 40 % des personnes interrogées souhaitent que le créationnisme soit enseigné en cours de science. En France, des élèves – et pas seulement musulman-e-s ! – remettent en question certains enseignements scientifiques, mais aussi historiques ou philosophiques, d’autres refusent de participer à certains cours jugés incompatibles avec leurs croyances.

Outre l’atteinte évidente à la laïcité, cette situation pose un autre problème. Comme le dit naïvement une jeune fille interrogée par Le Monde (3) : « à l’école, on […] apprend que l’homme descend du singe. A la maison et dans le Coran, que l’on descend d’Adam et Eve et que Dieu a créé tous les êtres vivants. » On imagine le conflit intérieur, le désarroi et parfois la souffrance de tel ou telle jeune enfant confronté-e à cette opposition entre ses deux référents les plus formatifs et les plus investis de valeur : les parents et l’école.

A l’inverse de tou-te-s les « yaka fokon » qui prétendent résoudre le problème en imposant des « valeurs républicaines » à l’école, nous sommes confronté-e-s à un double défi. Il est nécessaire et urgent, pour garder -et développer- un rôle de formation critique à notre enseignement, de mener au quotidien une lutte résolue contre les manipulateurs de tous ordres qui veulent donner aux croyances une place à côté des savoirs, voire la prééminence sur ceux-ci. Mais il nous revient aussi, en tant qu’éducateurs et éducatrices, de prendre en compte des situations conflictuelles qui peuvent, à l’encontre de nos visées émancipatrices, se révéler destructrices et de l’individu et du collectif.

1 : Editions du Boréal, février 2016, puis PUF, mars 2016.
2 : http://www.cnrs.fr/cw/dossiers/dosevol/decouv/articles/chap1/lecointre1.html
3 : «L’offensive créationniste du Turc Yahya dans les mosquées», article de Stéphanie Le Bars, édition du 29.05.11.

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