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Quand la gauche ne pense plus l’école :

… banalisation et intoxication de l’idée de l’élitisme pour tous

La pensée politique de gauche a connu un tel déclin depuis la fin du XXe siècle, et ce, d’une manière si régulière et continue qu’on ne s’aperçoit que de loin en loin de l’étendue des dérives et abandons.

Il y a 10 ans encore, bon nombre d’idées communément admises aujourd’hui, quasiment officiellement que ce soit au Ministère ou dans les Think Tanks du Parti Socialiste auraient paru insupportables et indéfendables ; elles auraient sans doute exposé leurs défenseurs à une éviction immédiate, alors qu’aujourd’hui elles paraissent évidentes, inattaquables.

La première des idées incongrues, quasiment officialisées par la gauche (et qui en tout cas ne sont plus jamais remises en cause) en matière d’éducation est qu’il existerait réellement des « bons établissements » et des « mauvais établissements » en tant que tels.

Jusque dans les années 90, penser avec de tels raccourcis aurait valu à tout enseignant, tout responsable politique, un sérieux rappel à l’ordre. On rappelait à cette période très fermement un certain nombre de vérités qui aujourd’hui paraîtraient à l’inverse irrationnelles et indéfendables. On était en mesure de différencier des moyennes brutes de résultats en fonction de la sociologie des publics des différents établissements, de jugements qualitatifs en ce qui concernait les écoles, c’est-à-dire aussi les méthodes employées et les enseignants qui y travaillaient.

À part une certaine opinion publique de toute manière disposée au jugement stéréotypé et binaire sur les « bonnes » et « mauvaises » écoles, une grande majorité de la population était en mesure de différencier une moyenne et un parcours. Et on faisait remarquer qu’une école qui concentrait des enfants de milieu populaire pouvait être à même de les soutenir dans un parcours bien plus efficace et adapté que des écoles de centre-ville qui se contentaient d’engranger les prédispositions sociologiques de leurs élèves, sans vraiment y être pour grand-chose.

Or, cette manière de penser a aujourd’hui volé en éclat, y compris et peut être surtout au sein de la pensée de gauche sur l’école. Les conséquences en ont été désastreuses en termes de libre cours des fantasmes et stéréotypes. Dorénavant, la fuite des établissements de milieu populaire était déclarée quasiment « grande cause nationale », entraînant l’opinion publique dans tous les amalgames.

Car bien entendu derrière cette confusion affirmée et confortée, comme s’il s’agissait d’une évidence (alors que c’est une contre-pensée totale), toutes les autres fausses évidences contenues ou combattues depuis des décennies allaient rejaillir avec une force et vigueur qu’elles n’avaient peut-être jamais eues par le passé.

Ainsi, même si nous savons avec précision qu’un enfant allophone par sa langue maternelle est a priori (c’est-à-dire avant qu’on y ajoute toute discrimination et handicap « surajouté », d’une autre nature comme la précarité, ou le racisme) mieux placé pour « réussir » sa scolarité, qu’un enfant pleinement francophone, il ne sert plus à rien aujourd’hui de rappeler cette vérité. Tout le monde, y compris l’institution à titre officiel, en passant par les professionnels eux-mêmes, l’opinion publique et – bien pire encore- les personnes concernées, sont convaincues du contraire.

Certes, les postures professionnelles concernant le plurilinguisme ont changé, u moins pour ce qui concerne des parents qui ont également une bonne maîtrise du Français. Dans beaucoup d’institutions, on saura même mettre en valeur ces compétences linguistiques. De même, de nombreux professionnels sont bien informés de la valeur de la langue « maternelle » pour l’enfant.

Mais on est loin de la même magnanimité pour des parents précaires, isolés et nous sommes fréquemment témoins de la persistance, voire de la résurgence autour des enfants de modes de domination linguistiques.

D’une manière générale, toutes ces brisées ont ouvert la voie aux opinions auto dévalorisantes des familles de milieu populaire sur elles mêmes : toutes aujourd’hui sont invitées à considérer que le salut de leurs enfants passerait par la fréquentation de milieux supérieurs à elles mêmes.

Oser affirmer qu’une telle conception « classiste » participe d’une oppression qui porte sur l’identité propre des groupes sociaux et est forcément mutilante (en terme d’identité personnelle et collective) pour ceux qui l’admettent, ou la revendiquent, est aujourd’hui voué à l’échec.

À présent, la plupart de ceux qui ont grandi dans les cités, même s’ils s’y sont formés et même s’ils y travaillent encore (je pense en particulier à la large catégorie des animateurs) affirment haut et fort qu’ils ne voudraient pas que leurs enfants y vivent ou y étudient.

Il y 10 ans encore, les seuls qui raisonnaient ainsi étaient une certaine catégorie d’enseignants et il s’agissait en particulier de personnes qui tentaient d’éviter le secteur de manière « honteuse », pour des raisons peu avouables, en se gardant bien de le justifier ou de le revendiquer.

À présent il est devenu pour tout parent de milieu populaire, un droit absolu et presque un devoir de diaboliser son milieu d’origine, son groupe social, ses voisins, sa famille puisqu’il serait définitivement établi que les privilégiés seraient objectivement (biologiquement ?) supérieurs aux perdants et que la seule façon de « s’en sortir » serait de se faire tout petit et de se faire accepter parmi eux.

Le passage dans la catégorie objective d’inégalités socio-économiques conduit inévitablement le retour d’une pensée dominante sociobiologique qui demain (aujourd’hui même en fait) nous dépeindra l’enfant pauvre, précaire, en échec comme un inadapté soit cognitif soit socio- culturel.

En fait, la gauche a réinventé le handicap socioculturel que l’on croyait mort et enterré dans les années 70. La voici qui reconnaît et valorise les « dons innés » rebaptisés « pratiques langagières » des familles dominantes et favorisées » tandis qu’elle stigmatise et fustige celles des classes populaires.

Comment comprendre un tel effondrement de la pensée de gauche sur l’école, sinon par une réduction de sa pensée politique tout court ?

Aujourd’hui la pensée de gauche peine à saisir les mécanismes de production de la violence sociale comme étant de nature politique. Elle ne les voit plus que comme un ensemble d’inégalités naturelles, de « pas de chance », voire comme étant la conséquence d’une tendance coupable des pauvres et des étrangers eux-mêmes à vouloir rester « entre soi ».

Si la gauche ne croit plus en l’École, c’est parce qu’elle ne croit plus à la politique mais les conséquences très concrètes en sont aujourd’hui désastreuses pour tous les enfants issus de groupes sociaux dominés, car ils ne peuvent plus se penser eux-mêmes en termes justes et positifs.

Refonder aujourd’hui l’École passe par le rejet de ce fond classiste et raciste qui s’impose à gauche.

Dire en milieu populaire qu’on constitue un groupe aussi valable (sinon plus) qu’un autre ; affirmer que chaque école peut être grande par la valeur des enfants qui la fondent, affirmer que la valeur et la créativité proviennent rarement des classes supérieures mais la plupart du temps de celles qu’on exploite, est devenu une urgence.

Faisons École ici et maintenant avec tous ceux qui sont là, en commençant par prendre conscience de notre richesse et de notre diversité ; arrêter de se regarder avec les lunettes de ceux qui nous diminuent est le premier mouvement révolutionnaire.

Nous connaissons des pédagogies qui n’empruntent rien aux valeurs et vocabulaire des oppresseurs. Il existe des pédagogies bien traitantes, valorisantes et efficaces qui n’attribuent aucune valeur au mot « réussite », et encore moins à celui « d’excellence ».

Elles n’attribuent aucune réalité de nature objective aux jugements de valeur, mais elles permettent aux enfants qui les rencontrent de progresser dans tous les domaines, d’acquérir la maîtrise de leur expression dans de nombreux langages, d’apprendre à se connaître individuellement e collectivement et à faire société.

Ces pédagogies sociales populaires, toujours absentes de la formation des enseignants, sont seules aujourd’hui à redonner un peu de valeur aux idées d’école et société. Elles sont interdites, découragées, mais peu importe, elles sont juste indispensables. Le plus tôt sera le mieux.

6 Comments

  1. christine béal

    Quand la gauche ne pense plus l’école :
    Un excellent terrain d’expérimentation à Montigny-le-bx : le collège Les Prés, “Nos enfants valent au moins autant que
    les autres !”.

  2. Il Rève

    Quand la gauche ne pense plus l’école :
    C’est parce que ce que l’on appelle “la gauche” fait de la politique qu’elle en vient à abandonner les fondements de l’école et qu’elle en appelle à une refondation de l’école. Sauf que cette politique de ce que l’on appelle “la gauche” n’est plus une politique visant à l’émancipation des élèves et au règlement des problèmes sociaux et économiques des adultes, mais au maintien du système économico politique qui passe par la satisfaction d’un certain nombre de revendications patronales.

  3. Flammant Thierry

    Quand la gauche ne pense plus l’école :
    D’accord avec Il rêve. J’ajouterai que la “gauche” “pense” l’école (je ne sais pas si on peut dire qu’elle pense tant ce verbe fait honneur au cerveau humain). Cette “pensée”, c’est celle du MEDEF, de l’Union européenne, de Pisa et d’organisations pseudo-syndicales comme le SGEN ou l’UNSA. Tout ce que fait le PS concernant l’école est ramassé dans les programmes de ces officines. J’ajouterai aussi que certains mouvements pédagogiques ne sont pas clairs par rapport à ça. La Refondation de l’école de Peillon-Hamon, ce n’est pas par rapport à Sarkozy, c’est par rapport à la Commune de Paris, à Jaurès, à Ferry même (si, si: relisez certains discours), à Jean Zay. Il faut casser l’école du savoir, l’école de l’ouvrier instruit, l’école du rebelle, du travailleur conscient. Le PS et ses alliés vont achever l’école de la République, celle de Condorcet, celle d’Albert Camus. Compétences, servilité, bla-bla ; voilà les maîtres mots de la “gauche”.

  4. Jean Agnès

    Quand la gauche ne pense plus l’école :
    Ces réflexions sont décisives, le problème est posé…

    c’est un stratagème ancien que celui de déplacer la question du “sens de l’éducation” (qui est une question profonde) en “sens de l’école” (qui ne se pose qu’en raison du rapport de l’école à la société qui la produit).

    – On voit mal comment un système économico-social (par exemple le “libéro-capitalisme”) pourrait entretenir en son sein une contradiction qu’elle ne pourrait contenir, par exemple générer voire encourager des pédagogies de l’émancipation.

    – D’où un ensemble de problèmes dont celui de la détermination des organisations, des médias spécialisés, et bien entendu de la recherche pédagogique. Le programme en cours – relayé en effet par “certains mouvements” qui ont renoncé à la critique et à l’action – est en effet tenté par l’utopie (dystopie) totalisante, sans contradiction.

    Je réponds donc un peu en détails sur mon blog. La suite…

  5. Yann

    Quand la gauche ne pense plus l’école :
    Oui, oui, tout cela se tient bien, mais gagnerait à comporter quelques précisions factuelles. D’abord de quelle gauche parle-t-on ? La tendance à mettre tout le monde dans le même sac semble viser davantage à susciter le rejet systématique qu’à alimenter la réflexion. Entre les positions de Chevènement (eh oui, ministre de l’éducation de gauche), les propositions des Verts et les réflexions de Terra Nova, il y a tout de même de la marge, et cela vaudrait la peine d’analyser ces divergences, ne serait-ce que pour montrer que tous ont renoncé à penser l’éducation.
    Ajoutons que l’intégration par les classes populaires de leur indignité n’est pas nouvelle : c’est la thèse des Héritiers, de Bourdieu, et Goffman a aussi analysé cela dans les années 70. Si on lit l’Huma de cette époque, d’ailleurs, on peut trouver des articles qui cautionnent cette vision des choses.
    Enfin, la distinction entre bons et mauvais établissements est stupide lorsqu’elle ignore les caractéristiques sociales du recrutement de ces établissements (et il est sain de le rappeler), mais la critique de cette distinction est tout aussi peu intéressante lorsqu’elle ignore ce que la sociologie a depuis longtemps appelé les “effets-établissement”, qui font que tel ou tel établissement, avec le même public, a des résultats différents d’un autre…

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