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Qu’est-ce qu’une école démocratique ?

Michael W. Apple, pédagogue critique, est un sociologue marxiste états-unien. Avec James A. Beane, dans son ouvrage Les écoles démocratiques, publié pour la première fois en 1995, il se penche sur une tradition états-unienne menacée, à savoir les écoles publiques démocratiques. Se référant à John Dewey, il s’attache néanmoins à distinguer la tradition de l’Ecole démocratique de celle des écoles progressistes. Il montre en particulier en quoi le projet de l’école démocratique est indissociable de la prise en compte des rapports sociaux inégalitaires. De ce fait, le portrait qu’il dresse des écoles démocratiques se distingue de ce qui, à travers l’exemple de l’école Sudbury, nous est souvent présenté en France comme tel. Le texte n’est pas néanmoins exempt de particularismes par exemple sur la relation entre État et communautés locales, qui serait sans doute abordé différemment dans un pays où la ségrégation raciale aurait été porté non par des Etats locaux, mais par un Etat national comme en Afrique du Sud.

« Qu’est-ce que l’école démocratique ? »
Extrait de l’ouvrage d’Apple et Beane, Les écoles démocratiques.

Traduction 23/09/2016.

[…] Les écoles démocratiques, comme la démocratie elle-même, n’arrivent pas par hasard. Cela provient de tentatives explicites d’enseignants de mettre en œuvre des dispositions et des opportunités qui donnent vie à la démocratie. Ces dispositions et ces opportunités impliquent deux axes. Le premier consiste à créer des structures et des processus démocratiques au moyen desquels s’organise la vie dans les écoles. Le second implique de créer un curriculum qui apporte des expériences démocratiques aux jeunes.

Structures et processus démocratiques

Dire que la démocratie repose sur le consentement des personnes gouvernées est presque un lieu commun, mais dans une école démocratique, il est certain qu’ont le droit de participer au processus de prise de décisions toutes les personnes qui sont impliquées directement dans l’école, y compris les jeunes. Pour cette raison, les écoles démocratiques sont marquées par la participation à des questions générales de gouvernement et d’élaboration politique. Les comités scolaires, les conseils et autres groupes de prises de décisions incluent non seulement les éducateurs professionnels, mais également les jeunes, leur parents et les autres membres de la communauté scolaire. Dans les classes, les jeunes et les professeurs collaborent à la planification et parviennent à des décisions qui répondent à leurs préoccupations, aux aspirations et aux intérêts de tous. Ce type de planification démocratique, tant au niveau de l’école comme de la classe, ne consiste pas dans une « gestion du consentement » face à des décisions prédéterminées qui souvent créent l’illusion de démocratie, mais dans une tentative véritable de respecter le droit des personnes à participer à la prise de décision sur ce qui affecte sa vie.

Cependant, nous devons nous souvenir que la prise de décisions locales doit être guidée, en dépit de tout, par les valeurs démocratiques. Une des contradictions de la démocratie, c’est que des politiques populistes locales ne sont pas toujours au service des fins démocratiques. En effet, laissées à l’unique discrétion du pouvoir local, nous pourrions avoir des écoles caractérisées par la ségrégation raciale légale et le refus de l’accès à tous ceux qui ne sont pas riches. En résumé, la réalisation d’écoles démocratiques dépend, en partie, de l’intervention sélective de l’État, surtout là où le processus et le contenu de la prise de décision locale sert à priver de droits politiques et à opprimer certains groupes de personnes. Cependant, cette intervention est impopulaire auprès de ceux qui recherchent le pouvoir exclusif et sert à se rappeler que la distribution des droits et autres valeurs démocratiques ne doit pas rester lettre morte.

[…] Ainsi, l’idée d’une participation générale dans les affaires scolaires caractérisant les écoles démocratiques ne se limite pas seulement à solliciter la participation parce que le droit à « avoir une voix et un vote » introduit des questions sur comment tenir compte des différents points de vue dans le cadre du fragile équilibre entre les intérêts particuliers et le bien commun plus large de la communauté démocratique.

Les personnes impliquées dans les écoles démocratiques se considèrent elles-mêmes comme des participants à des communautés d’apprentissage. De par leur nature, ces communautés sont diverses et cette diversité est quelque chose que l’on apprécie, que l’on ne considère pas comme un problème. Ce type de communauté inclut des personnes qui reflètent les différences d’âge, de culture, d’origine ethnique, de genre, de classe socio-économique, les différences d’aspirations et de capacités. Ces disparités enrichissent la communauté et la multiplicité des perspectives qui doivent être prises en compte. Séparer les personnes, quel que soit leur âge, sur la base de ces différences, ou utiliser des étiquettes pour former des stéréotypes à leur sujet, crée simplement des divisions et des systèmes de positions sociales qui atteignent la nature démocratique de la communauté et la dignité des individus à victimes de ces pratiques.

Même si la communauté prend en compte la diversité, elle a également le sens de l’intérêt partagé. En dépit de ce que disent les partisans de la privatisation ou ceux qui souhaitent que la rationalité économique dirige les écoles, la démocratie n’est pas simplement une théorie de l’intérêt personnel qui permet aux personnes de poursuivre leur propres buts au dépend des autres, le bien commun est une caractéristique centrale de la démocratie. Pour cette raison, les communautés où l’on apprend dans les écoles démocratiques sont marquées par le fait d’accorder de l’importance à la coopération et à la collaboration, plus qu’à la compétition. Les personnes voient leur récompense dans les autres, et prennent des mesures qui encouragent les jeunes à améliorer la vie dans la communauté en aidant les autres.

Dans les écoles démocratiques, les personnes mettent en relief constamment l’égalité structurelle dans toute cette organisation et dans les décisions politiques qu’ils mettent en place. Même si on comprend que l’accès initial aux opportunités éducatives est un aspect nécessaire des écoles démocratiques, cela n’est pas suffisant. Dans une communauté authentiquement démocratique, on pense également que tous les jeunes ont le droit d’accéder à tous les programmes scolaires et aux résultats que l’école valorise. Pour cette raison, ceux qui travaillent dans les écoles démocratiques tentent de s’assurer que l’école n’introduit pas de barrières institutionnelles à l’encontre des jeunes. On fait tout pour éliminer l’orientation, les épreuves biaisées et toutes les autres mesures qui nient cet accès pour des raisons de race, de genre et de classe socio-économique.

Les éducateurs engagés dans la démocratie se rendent comptent qu’il est probable que la source des inégalités à l’école se trouve également dans la communauté. A minima, ils comprennent qu’il est très facile que la vie à l’extérieur dissolve les possibilités qui naissent des expériences démocratiques dans les écoles. Se considérant comme une part d’une communauté plus large, ils essaient d’étendre la démocratie en son sein, non seulement pour les jeunes, mais pour tout le monde. En résumé, ils veulent la démocratie à grande échelle, l’école est seulement un de ces espaces. C’est un point crucial. Le paysage éducatif est tapis de restes de réformes éducatives qui ont échouées, beaucoup ayant échouées du fait des conditions économiques qui entourent les écoles. Seules les réformes qui reconnaissent ces conditions et entament le combat contre elles peuvent avoir un effet durable sur la vie des enfants, des éducateurs et des communautés auxquelles sont liées ces écoles.

Ce point en particulier est ce qui distingue les écoles démocratiques des autres types d’écoles « progressistes », comme celles qui sont simplement humanistes ou centrées sur l’enfant. Les écoles démocratiques sont ces deux aspects sur beaucoup de points, mais leur vision va au-delà de propositions comme améliorer le climat de l’école ou augmenter l’auto-estime des étudiants. Les éducateurs démocratiques essaient non seulement de diminuer la sévérité des inégalités sociales dans l’école, mais également de changer les conditions qui les créent. Pour cette raison, ils combinent leur compréhension des pratiques non-démocratiques au sein de l’école avec les conditions sociales plus larges à l’extérieur. Par exemple, la défense du groupement hétérogène se fait en partie pour parvenir à un meilleur rendement académique et social, mais de manière plus large pour des raisons de justice et d’accès équitable liées à des questions sociales plus profondes. Les professeurs impliqués pour la démocratie, comme les autres éducateurs progressistes, se préoccupent beaucoup des jeunes, mais également comprennent que cette inquiétude suppose de lutter fermement contre le racisme, l’injustice, le pouvoir centralisé, la pauvreté et d’autres grandes inégalités dans l’école et la société.

L’ébauche initiale des structures et des processus essentiels des écoles démocratiques peut être tracé assez rapidement, mais la reproduction complète du cadre n’est pas aussi facile à réaliser. […]

Pour le moins, ceux qui sont engagés dans l’éducation démocratique se trouvent dans une position de conflit avec les traditions dominantes de la scolarisation. Il est probable que leurs idées et leur efforts s’affrontent, presque à chaque pas, aux résistances de ceux à qui profitent les inégalités dans les écoles comme à ceux qui sont plus intéressés par l’efficience et le pouvoir hiérarchique plutôt que par le difficile travail de transformer les écoles du bas vers le haut. […]

Un curriculum démocratique

Les structures et les procédures analysées jusqu’alors définissent, en général, la qualité de la vie quotidienne dans les écoles. En tant que part des anciennes traditions et structures profondes des centres éducatifs, elles offrent également des enseignement très concrets sur ce que valorise l’école et qui elle valorise. Pour cette raison, elles constituent une sorte de curriculum caché au moyen duquel les personnes apprennent des leçons significatives sur le pouvoir, la dignité et la valeur propre. Démocratiser ces structures et ces processus est un aspect crucial des écoles démocratiques, mais une version plus complète inclut également un travail créatif pour conduire la démocratie à un curriculum planifié et ouvert.

Du fait que la démocratie implique le consentement informé des personnes, le curriculum démocratique souligne l’accès à une grande variété d’information et le droit de ceux qui ont une opinion différente que leur point de vue soit entendu. Les éducateurs dans une société démocratique ont l’obligation d’aider les jeunes à chercher les différentes idées et à exprimer les leurs. Malheureusement, beaucoup d’écoles éludent constamment cette obligation de différentes manières. En premier lieu, elles réduisent l’éventail des connaissances que l’école propose à ce que l’on pourrait qualifier de connaissance « officielle » ou de position sociale haute que la culture dominante produit ou appuie. En outre, elles réduisent au silence les voix de ceux qui se situent en dehors de la culture dominante, particulièrement les personnes de couleur, les femmes, et évidement les jeunes. Cette observation, on peut la faire avec un simple coup d’œil aux manuels, aux lectures recommandées ou dans les programmes.

Le plus problématique, c’est que beaucoup d’écoles ont enseigné cette connaissance officielle, correspondant aux classes sociales élevées, comme si cela était la vérité surgie d’une fontaine immuable et infaillible. Les personnes engagées en faveur d’un curriculum plus participatif comprennent que la connaissance se construit socialement, qu’elle est produite et diffusée par des personnes qui ont des valeurs, des intérêts et des biais particuliers. Cela est un simple fait de l’existence, nous sommes tous modelés par notre culture, notre genre et notre provenance géographique… Cependant, dans un curriculum démocratique, les jeunes apprennent à être des interprètes critiques de leur société. On les encourage à ce que quand ils s’affrontent à une connaissance ou point de vue, il se posent des questions comme : Qui a dit cela ? Pourquoi l’ont-ils dit ? Pourquoi devrait-on le croire ? Qui bénéficie du fait que nous le croyons ou nous guide vers cela ? […]

Aider les étudiants à comprendre les différentes interprétations possibles d’un événement et le profit que chaque groupe en tire pourrait les conduire, en définitive, à une sensibilité plus riche et à un meilleur engagement éthique relativement aux différentes sociétés qui nous entoure. […] Un curriculum démocratique essaie d’aller plus loin que la « tradition sélective » de connaissances et de significations appuyées par la culture dominante, pour aller vers une gamme plus large d’opinions et de voix. Dans une société démocratique, aucun individu ou groupe d’intérêt ne peut réclamer la propriété exclusive d’une connaissance ou d’une signification possible. De même, un curriculum démocratique inclut non seulement ce que les adultes pensent être important, mais également les questions et les préoccupations que les jeunes ont sur eux-mêmes et le monde. Un curriculum démocratique invite les jeunes à délaisser le rôle passif de consommateurs de connaissances et à assumer le rôle actif de « fabricateurs de sens ». On admet que les personnes acquièrent des connaissances aussi bien en étudiant des sources externes qu’en participant à des activités plus complètes qui requièrent qu’ils construisent leur propre connaissance.

Comme on l’a vu auparavant, la forme de vie démocratique requiert le processus créatif de chercher des manières d’étendre et de développer les valeurs de la démocratie. Cependant, ce processus n’est pas simplement une conversation participative sur un sujet. Mais plutôt, on s’oriente vers la prise en compte intelligente et réflexive des problèmes, des événements et des questions qui surgissent dans le cours de notre vie collective. Un curriculum démocratique implique des opportunités pour continuer d’explorer ces questions, d’imaginer des réponses aux problèmes et de se guider à travers eux. Par exemple, le curriculum inclut des expériences d’apprentissage organisées autour de problèmes et de questions comme « le conflit », « le futur de notre communauté », « la justice », « la politique environnementale »…

En outre, les disciplines de connaissances ne sont pas seulement des catégories de « haute culture » que les enfants doivent absorber et accumuler, ce sont des sources de compréhension et d’information que l’on peut mettre en relation avec les problèmes de la vie, des chemins à travers les quels on peut examiner les questions que l’on se pose. […]

En dépit des affirmations démocratiques sur l’égalité des chances, beaucoup d’obstacles bloquent encore le chemin des jeunes sans privilèges dans nos écoles, par exemple, l’usage excessif des tests standardisés. Un des problèmes historiques de beaucoup d’idées progressistes sur le curriculum ( et une des raisons pour lesquels elle n’ont pas eu d’appuis dans les communautés non-privilégiées) c’est qu’elles semblent ne pas accorder de l’importance au type de connaissances et de compétences officielles dont les jeunes ont besoin pour accéder au monde socio-économique.

Nous avons dit auparavant que les écoles démocratiques se distinguent en partie des autres types d’écoles progressistes par le fait qu’elles cherchent explicitement le changement des conditions anti-démocratiques dans l’école et la société. Cependant, les éducateurs qui travaillent dans les écoles démocratiques sont également conscients que l’on doit prendre en compte ces conditions et les obstacles jusqu’à un changement. Pour cela, un curriculum démocratique essaye d’aider les étudiants à acquérir des connaissances et des compétences dans beaucoup de domaines, y compris pour avoir accès au monde socio-économique. En bref, les éducateurs démocratiques vivent dans la tension constante de chercher une éducation plus signifiante pour les jeunes tandis qu’ils continuent à prêter attention aux connaissances et aux compétences attendues par de puissantes forces éducatives dont les intérêts sont assez peu démocratiques. Ainsi, nous ne pouvons pas ignorer la connaissance dominante. La posséder nous ouvre certaines portes. Cependant, nous devons faire attention avec notre interprétation ici, parce que nous ne voulons pas appuyer le maintien rigide des programmes d’exercices et de compétences qui constituent l’expérience scolaire des élèves de milieux défavorisés. Ces élèves également ont le droit au meilleur de nos idées progressistes. Notre tâche est de reconstruire la connaissance dominante et de l’utiliser pour aider ceux qui ont le moins de privilèges dans la société, et non pour leur mettre des chaînes. […]

Les personnes engagées dans une scolarisation démocratique ont toutes rencontrées des sources de résistance un jour ou l’autre. Cependant, les résistances ne s’expriment pas toujours en termes clairs et explicites. Par exemple, il y en a qui disent que les jeunes ne devraient pas être confrontés avec les questions sociales, parce qu’ils ne sont pas prêts à comprendre la complexité des aspects impliqués et parce que cela pourrait les déprimer. Néanmoins, ces arguments ignorent complètement le fait que les jeunes sont des personnes réelles qui vivent des vies réelles dans notre société : beaucoup d’entre eux connaissent en outre les conséquences du racisme, de la pauvreté, les discriminations sexistes, le manque de foyer… à partir des expériences qu’ils ont eux-mêmes vécues. Il est évident alors que ces arguments essaient simplement d’éviter la possibilité que les jeunes parviennent à voir les contradictions politiques, éthiques et sociales qui atteignent leur propre dignité et essaient d’agir contre elles. […]

Les adultes, y compris les éducateurs professionnels, ont également le droit de faire l’expérience de formes de vie démocratique dans les écoles. Nous avons déjà pris l’exemple de la participation dans la détermination de la politique et de la prise d’autres décisions. Mais, au même titre que les jeunes ont le droit d’aider à créer des dispositions pour leur propre éducation, les professeurs et les autres éducateurs ont le droit d’aider à créer leurs propres programmes pour la formation professionnelle en se basant sur la perception de leur problèmes et les questions dans leur classe, l’école et la vie professionnelle.

En outre, les professeurs ont le droit que l’on entende leurs voix dans la création du curriculum, spécialement celui destiné particulièrement aux jeunes avec lesquels ils travaillent. […] Enfin, la question du contrôle des professeurs sur leur propre travail professionnel implique non seulement des moyens et un contrôle sur le curriculum, mais également sur les pratiques pédagogiques. […] Dans les écoles démocratiques, ces connaissances ne proviennent pas seulement de l’élite, comme les chercheurs universitaires situés hors de l’école. Les connaissances que les enseignants produisent pour leur propre usage au moyen de la recherche-action et du dialogue local ont un plus grand intérêt. Cela ne signifie pas que les autres sources de connaissances professionnelles ne soient pas valables ou qu’elles soient inutiles, simplement cela signifie qu’elles ne sont pas les seules sources d’idées qui valent la peine d’être retenues.

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