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Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?

Entre 1996 et 2013, 70 bibliothèques ont été incendiées, toutes dans des quartiers populaires. C’est la découverte, un peu par hasard, de cette statistique oubliée qui a conduit Denis Merklen à soulever la question placée en couverture de son ouvrage Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? Mais, derrière ce questionnement inaugural, c’est aussi une autre interrogation qu’il nous invite à explorer : pourquoi cette volonté de faire silence autour de ces incendies et comment parvenir à entendre ce qu’ils auraient à nous dire ?

Au delà de l’enquête, à mille lieux des fastidieux travaux universitaires, c’est un texte et une méthode engagée qui questionne la parole, en particulier la parole populaire et ses silences : « J’ai essayé de prendre les pierres et les cocktails Molotov lancés contre les bibliothèques comme étant des messages. Il n’y a pas que les livres pour abriter des productions de sens. […] Incendies et caillassages parlent autant de ceux qui lancent pierres et cocktails Molotov que des bibliothèques auxquelles ils s’adressent. »

Sociologue de formation, Denis Merklen, dans la cadre de l’Atelier de recherche sur les classes populaires, a consacré 5 années à écouter puis à donner voix à ce qui se jouait autours de ces incendies en interrogeant ceux et celles qui œuvrent dans ces espaces culturels, les « responsables politiques » mais aussi ces cocktails Molotov et ces « messages de pierre ».

Parce que il ne s’agit pas ici, prend-il soin de préciser d’autodafé – ni acte idéologique ou religieux, ni volonté de censure – , il convient d’abord de sortir d’une certaine posture vis-à-vis de ces agissements. Les références au nihilisme, à la barbarie ou à la violence gratuite et absurde n’apportent pas de réponse, si ce n’est à ceux qui professent ces jugements et qui s’en trouvent rassurés. Au terme de violence, qui revient régulièrement dans les propos des personnels et des habitants pour englober l’ensemble des actes perpétués, l’auteur préfère celui de conflit : « si on pense en termes de “conflit”, une réciprocité de l’action s’ouvre immédiatement. Une réciprocité entre deux parties ou plus qui se trouvent donc en situation d’opposition, de dispute ou de confrontation. Et, en cas de conflit, beaucoup de questions et de problèmes s’ouvrent que l’idée de “violence” obture. Quel est l’objet du conflit ? Comment cela a-t-il commencé ? Comment résoudre le contentieux ? »

Une première réponse se situe au niveau du rapport à l’institution, au pouvoir et au territoire quand, note Denis Merklen, à l’appartenance de classe s’est progressivement substituée, dans les quartiers, une appartenance territoriale. Quant aux bibliothèques, elles s’érigent telles des emblèmes dans des territoires où les personnels, y compris ceux qui y habitent, se définissent comme des « intervenants ». Symboles assumés et revendiqués de l’action politique et sociale, les bibliothèques se refusent pourtant à se penser en terme politique, c’est-à-dire comme des espaces traversés eux-aussi par des conflits. Elles apparaissent dès lors comme des espaces publics ambigus, une porte ouverte sur l’extérieur qui se matérialise aussi comme une frontière derrière laquelle s’accumulent nombre de rancunes, un peu comme à l’école. L’espace public de la bibliothèque tend alors se transformer en espace d’un certain groupe social puisque seul 10 % de la population fréquente ces infrastructures, essentiellement des enfants. Cet enjeu spatial est souvent au cœur des témoignages : telle bibliothécaire répond à un « Salam Aleykoum » par « « Ici, t’es en France, on parle pas comme ça. » ; un des interviewés propose d’aller discuter dans la médiathèque : « Alors on va dans la bibliothèque. C’est chez moi ici, non ? », déclare-t-il, avant de préciser « Ils mettent des bibliothèques pour nous endormir, pour qu’on reste dans son coin, tranquilles, à lire. Ce que les jeunes veulent, c’est du travail. La réponse c’est : « Cultivez-vous et restez dans vos coins. » On t’impose un truc ! »

Mais la bibliothèque ne se résume pas à un édifice ou à un lieu. La prendre à partie, la cibler en tant que telle, c’est aussi viser ce qu’elle abrite. Derrière la sacralité proclamée de l’écrit et de la culture, et la sanctuarisation des bâtiments qui leur sont dédiés, l’auteur nous rappelle que le livre est un objet social et donc aussi un enjeu de luttes. Le rapport à la culture, à l’écrit et au livre s’inscrit dans une conflictualité masquée. C’est pourquoi Denis Merklen convoque le fameux poème de Victor Hugo sur l’incendie d’une bibliothèque par un communard. « J’ai mis le feu là », déclare l’incendiaire avant d’avouer, face aux questions pressentes du poète « Je ne sais pas lire ». Denis Merklen souligne ce qui sépare cette analyse de la réalité actuelle. Les incendiaires ne sont pas illettrés, l’écrit est bien au coeur des révoltes, « à la fois comme mode de communication (SMS, réseaux sociaux) et comme enjeu politique et social. » l’enquêteur découvre même que des messages enveloppaient certaines des pierres balancées.

Pourquoi et comment la sincère ambition émancipatrice revendiquée par les bibliothécaires se heurte-t-elle à ces résistances ? Là encore, c’est autour des pratiques de lecture, autour du livre – « objet de l’individu, individualiste et individualisant » – que les choses semblent se jouer, dans l’opposition entre l’individu et le collectif, le « dedans » et le « dehors », les élites et les dominés, le pouvoir et la révolte. « Cette vision de l’espace politique sanctuarisé et lavé du social exige notamment des classes populaires qu’elles abandonnent les modes de mise en actes de la politique qui leur sont spécifiques et avec lesquels elles tentent souvent de se défendre des modes de domination dont elles souffrent. De surcroît, Mais une « cette conception des institutions définies comme des espaces neutres empêche de voir leur qualité d’agents sur le monde social, les participations de ces mêmes institutions comme agents de la domination sociale. »
C’est parce que ces tensions travaillent aussi bien le public des bibliothèques, que ses incendiaires et ses personnels, que la réflexion doit s’élargir et poser la question des finalités, des modes d’intervention et d’inscription des bibliothèques dans l’espace politique et territorial.

Observateur engagé des luttes sociales en Amérique latine, auxquelles il se réfère tout au long de l’ouvrage, l’auteur interroge ce qui les distingue du contexte français : « À la différence de l’Amérique latine, les « bibliothèques populaires » animées par des militants syndicaux, politiques ou religieux ont pratiquement cessé d’exister en France, notamment au fur et à mesure que la gauche gagna les municipalités des villes ouvrières, comme dans le cas de la « ceinture rouge » qui entoure Paris à partir des années 1930 et 1940. Les bibliothèques populaires ont ainsi cédé leur place à des bibliothèques publiques placées dans l’orbite municipale, et les militants sont devenus des fonctionnaires salariés. » Cette institutionnalisation, ainsi que les évolutions sociétales, ont conduit alors à une redéfinition des enjeux. L’intervention culturelle se veut une réponse au déferlement de la culture commerciale et il ne s’agit plus alors, comme au temps d’Hugo, d’opposer ceux qui accèdent à la culture à ceux qui en sont exclus, mais de lutter pour imposer une définition de ce qu’est la culture légitime et dominante. En s’engageant prioritairement dans cette lutte, les bibliothèques passent à côté d’un autre conflit et d’une autre frontière, celle qui oppose l’élite au peuple. Dans le combat contre la culture marchande, note Denis Merklen, les bibliothèques, même relookées en médiathèques, sont en position de faiblesse. Si leur disparition ne pourrait d’ailleurs que renforcer leur adversaire et accentuer les conflits, à l’origine des incendies, « elles n’ont d’autre choix, note-t-il, que de se rapprocher des classes populaires pour agir avec elles » non plus en « donnant accès » ou en « important » une culture extérieure mais en travaillant les pratiques culturelles du quartier et en dépassant l’action désocialisante qui sépare l’individu du groupe par une mise en avant, par exemple, des pratiques collectives de la lecture ou en transformant une politique de consommation culturelle en politique de production.

Se pose alors la question de la place des contestations de la langue et de la culture légitime par une reconnaissance d’une culture des quartiers, d’un savoir à la fois populaire et savant, dont l’existence est avérée par un certain nombre de productions passées en revue par l’auteur. Une vitalité, souvent explosive, qui témoigne incontestablement d’une aspiration à se constituer en force collective et qui invite à transformer les bibliothèques en véritables institutions de la culture populaire.

Ce texte est la chronique mensuelle diffusée lors de l’émission de la CNT éducation sur Radio libertaire le 2ème mardi de chaque mois.

Grégory Chambat

Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? Denis Merklen, Presses de l’ENSSIB, 2013, 39 €, 349 p.

A qui la faute ?

Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?

– Oui.

J’ai mis le feu là.

– Mais c’est un crime inouï !

Crime commis par toi contre toi-même, infâme !

Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !

C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !

Ce que ta rage impie et folle ose brûler,

C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage

Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.

Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.

Une bibliothèque est un acte de foi

Des générations ténébreuses encore

Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.

Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,

Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,

Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,

Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,

Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,

Dans ce qui commença pour ne jamais finir,

Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,

Dans le divin monceau des Eschyles terribles,

Des Homères, des jobs, debout sur l’horizon,

Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,

Tu jettes, misérable, une torche enflammée !

De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !

As-tu donc oublié que ton libérateur,

C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;

Il luit; parce qu’il brille et qu’il les illumine,

Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine

Il parle, plus d’esclave et plus de paria.

Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.

Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille

L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;

Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;

Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;

Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,

Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître

À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,

Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;

Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;

Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,

Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,

Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !

Car la science en l’homme arrive la première.

Puis vient la liberté. Toute cette lumière,

C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !

Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.

Le livre en ta pensée entre, il défait en elle

Les liens que l’erreur à la vérité mêle,

Car toute conscience est un noeud gordien.

Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.

Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.

Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !

Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,

Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,

Le progrès, la raison dissipant tout délire.

Et tu détruis cela, toi !

– Je ne sais pas lire.

Victor Hugo

1 Comment

  1. alphonse

    Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?
    des politiques de production dans ces belles boites que sont les médiathèques!?
    Le juste retour des choses entre le lecteur et l’écriveur…
    le statut des auteurs si mal traités qu’ils ne peuvent que se réfugier dans l’idéologie du don…
    le difficile lien entre le culturel et le social…
    y’a du boulot et encore plein de belles bibliothèques à bruler… d’ailleurs il n’y a pas que les bibliothèques que l’on brûle pendant les émeutes, les écoles en prennent elles aussi pour leur grade, pour les mêmes raisons ?

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