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Poing par poing, une éducation populaire en Argentine

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Voici un extrait de l’article d’Alexane Brochard paru dans le troisième numéro de la revue “Selle de ch’val”, encore disponible en librairie. Elle y détaille des éléments récents d’une enquête sur les écoles populaires et militantes d’Argentine. Vous pouvez lire et télécharger l’intégralité de l’article sur le site du collectif JefKlak, dont le contenu éclectique et électrique tient souvent sa promesse de faire se rencontrer la critique sociale, la littérature, l’expérimentation sonore et la musique…
[Le lien sur l’article et le site.
->http://jefklak.org/?p=4556]
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La grande crise argentine, qui a frappé le pays entre 1998 et 2002, n’a pas seulement généré de la sueur, du sang et des larmes. L’épisode a aussi été l’occasion de multiplier les expérimentations passionnantes. Parmi elles, les ouvertures d’écoles populaires, initiées en 2004 à Buenos Aires avant d’essaimer dans les autres grandes villes, sont indissociables des célèbres transformations d’entreprises en coopératives par leurs ouvriers. Car c’est souvent dans les locaux des usines récupérées que les professeurs et militants de l’éducation populaire donnent leurs cours. Et c’est très largement à destination des ouvriers qu’ils dispensent leur enseignement. Rencontre avec Fernando Lazaro et Ezequiel Alfieri, deux militants pédagogiques ayant participé à l’ouverture de l’école de la Maderera Cordoba, une usine de bois récupérée par ses travailleurs en 2002. Une occasion de découvrir, à travers cet établissement hors normes de quatre-vingt-dix élèves, le mouvement dans lequel il s’inscrit.

Décembre 2014, Buenos Aires. Au 3165 de l’avenida Cordoba, l’ambiance est studieuse. Dans une grande salle commune, des élèves planchent sur leurs examens de fin d’année. Non loin, dans un petit bureau trop vite bondé, Fernando Lazaro et Ezequiel Alfieri discutent pédagogie. Les deux militants échangent sous les portraits et photos trônant au mur – en vrac, Paulo Freire, Ernesto Guevara, des Indiens mapuches, quelques mères de la place de Mai, et le wiphala des peuples indigènes. Le ton est donné. Ce bâtiment est celui de la Maderera Cordoba, une usine de bois récupérée par ses ouvriers à la fin de la grande crise argentine. Si le pays est alors en souffrance, l’époque est aussi à l’effervescence sociale et pédagogique. D’un côté, les travailleurs multiplient les reprises d’usines en coopérative, pour éviter leur fermeture. De l’autre, des professeurs et étudiants commencent à unir leurs forces pour ouvrir des écoles sauvages, et ainsi lutter contre la « mal-éducation ». Tous défendent au fond une même culture populaire, qu’elle soit de métier ou de lutte. Il s’agit d’apprendre pour se donner les moyens de faire et d’être ensemble.

Ce mouvement d’ouverture des bachilleratos populares – que nous traduirons ici par « écoles populaires » – prend véritablement forme dans la capitale argentine au mitan des années 2000, avant de se répandre dans les villes de province. Tous les établissements ouverts fonctionnent sur le même principe : chaque jour, des étudiants et professeurs y donnent cours à des habitants du quartier n’ayant jamais (ou très peu) fréquenté l’école. Les cursus dispensés durent généralement trois ans et sont validés par l’obtention du baccalauréat.

Tout commence en 2004, quand un groupe de militants pédagogiques de Buenos Aires (dont Fernando et Ezequiel) ouvre une école populaire au sein de l’usine récupérée IMPA 3. Il s’agit du premier établissement autogéré né du mouvement social argentin, et son exemple fait vite tache d’huile. Dans les mois qui suivent, les ouvertures d’écoles se multiplient, portées par le dynamisme du mouvement des entreprises récupérées

Il en va ainsi de l’école populaire de la Maderera Cordoba, qui voit le jour en 2005, avec pour ambition première de permettre aux travailleurs de l’usine de décrocher leur bac. Mais il s’agit aussi d’apporter des armes à ces gens qui se battent depuis trois ans pour maintenir à flot une entreprise désertée par ses cadres et son patron. Sont donc enseignés les rudiments nécessaires au montage administratif et à la gestion d’une usine en coopérative.

Cependant, l’enjeu de cette lutte dépasse le strict cadre des salles de classe. Toutes les équipes pédagogiques partagent un même objectif : la reconnaissance de ces écoles populaires par l’État. Elles souhaitent amener la puissance publique à valider le rôle éducatif joué par leurs établissements dans les zones où l’offre scolaire est inexistante ou inaccessible. Et à reconnaître qu’ils permettent de dépasser le clivage public/privé, inopérant en termes d’expérimentation éducative. Bref, les militants entendent que l’État facilite les initiatives autonomes là où il s’est montré incapable de répondre aux besoins en matière d’éducation.

Pour eux, les écoles populaires devraient bénéficier des mêmes avantages que les établissements publics (professeurs payés par l’État, bourses pour les étudiants, délivrance de diplômes), tout en conservant une gestion autonome. « La responsabilité de l’État dans le système éducatif est de garantir l’éducation ; notre responsabilité, en tant qu’organisation sociale, est de la prendre en main, résume Fernando. Nous voulons dépasser la notion de public ou de privé. À charge pour l’État de reconnaître la valeur éducative de nos expériences, et d’accepter l’autonomie des contenus et l’autogestion des établissements. C’est ce que nous demandions, et c’est ce que nous avons fini par obtenir. »

Mais pour l’obtenir, il a fallu du temps. Une longue lutte s’en suit, ponctuée de manifestations, d’événements, d’interpellations de la puissance publique, de mises en avant des propositions pédagogiques et politiques de ces établissements différents. Jusqu’à la victoire : en 2011, l’État reconnaît les écoles populaires. Le statut de leurs enseignants s’aligne alors sur celui des écoles traditionnelles, leurs élèves ont désormais le droit de prétendre à des bourses, et les établissements peuvent même décerner le diplôme national du baccalauréat.

Mieux encore, souligne Fernando : les années de lutte ont solidement structuré le mouvement. « Il compte aujourd’hui plus de cent professeurs, liés à de nombreux mouvements et organisations sociaux. Il s’agit d’un véritable réseau, qui soutient de nombreuses luttes d’éducation populaire en Amérique latine. Nous sommes devenus un problème, une forme de menace pour la structure éducative d’un État positiviste et de matrice libérale. Pour la puissance publique, nous ne sommes plus ces douze profs délirants qui ouvrent une école différente, mais un véritable mouvement pédagogique – ça change tout. Nous ne sommes plus quarante dans la rue, mais mille ! »

Au-delà de la reconnaissance étatique, il y a aussi celle des pairs. Syndicats et mouvements d’éducation populaire institués n’ont pas toujours vu d’un bon œil ces initiatives, dont ils contestaient le sérieux. D’aucuns martelaient qu’il était contradictoire avec les positions défendues par les syndicats des personnels enseignants d’opter pour un fonctionnement interne différent de celui des écoles publiques, avec le risque de faire lutte à part.

Si le nombre ne fait pas tout, il participe grandement de la crédibilité du projet de transformation sociale, porté conjointement par le mouvement des écoles populaires et celui des usines récupérées. Conjointement, parce que tous deux aspirent à résorber l’insupportable fossé séparant le monde des savoirs de celui de la production ouvrière. Pour Ezequiel, « en récupérant écoles et entreprises, il s’agit de cheminer de concert. Cela implique de nouer des accords politiques de résistance, d’occupation et de lutte. Et cela vaut aussi pour la production, qu’elle s’inscrive dans le cadre de l’usine ou dans celui de l’école ».

Il ne s’agit donc pas seulement de partager un espace. Mais de penser ensemble pour mieux articuler projets politiques et processus de production. Les écoles populaires ont d’ailleurs repris le slogan des usines récupérées : Occuper, résister, produire. Les uns au travail, les autres à l’école.

Alexane Brochard (extrait)

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