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Pédagogie et révolution (intro et extraits)

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Pédagogie et révolution, Questions de classe et (re)lectures pédagogiques, Grégory Chambat, Libertalia, collection « N’Autre École », 2015, 225 p., 10 €.

Nous proposons ici aux lectrices et lecteurs de Q2C l’introduction de l’ouvrage ainsi que le chapitre consacré à “La pédagogie des opprimés de Paulo Freire”



Collection « N’Autre École »
arton658-cc1bd-3.gif Pédagogie et révolution
Questions de classe et (re)lectures pédagogiques

[gris]Grégory Chambat[/gris]

Libertalia, 233 p., 2015,
Prix : 10 € + 2,67 € de frais de port





Introduction :

Ce livre rassemble des chroniques initialement publiées dans la revue syndicale et pédagogique N’Autre École, pour la plupart dans la rubrique « (re)lecture pédagogique ». Un titre qui s’est progressivement imposé pour définir une démarche de confrontation entre quelques grands textes de la littérature pédagogique et les pratiques de celles et ceux qui luttent aujourd’hui pour une révolution sociale et éducative.

« (Re)lecture » parce que le pari est de dépasser la simple évocation d’une œuvre ou d’un parcours, si exemplaires soient-ils, pour forger des outils de compréhension et d’émancipation utiles, ici et maintenant. Ce qui compte alors, ce n’est donc pas tant l’effort de mémoire, pour rappeler aux éducateurs d’aujourd’hui ce passé qu’on a peu à peu oublié, que la réactualisation critique de ces réflexions et de ces pratiques.
Bien qu’initialement publiées de façon séparée, ces chroniques sont guidées par une même logique. À côté des « incontournables » (Ferrer, Freire, Illich, Freinet…), la présence de pédagogues moins illustres (Albert Thierry) ou de figures que l’on n’associe pas spontanément à l’histoire de la pédagogie (Fernand Pelloutier), s’explique par la volonté de renouer les fils épars d’une pratique révolutionnaire de l’éducation. C’est que nous avons tenu à déborder – ou plus exactement « ressourcer » – une définition trop restrictive de la pédagogie, ou du moins l’aborder dans une dimension à nos yeux incontournable, sa dimension sociale et militante. C’est elle que nous avons d’abord essayé de définir dans le premier texte de ce recueil « Vers une pédagogie socialement critique ».

Et qui dit social dit collectif. Dès lors, les éclairages individuels se devaient de croiser également des expériences historiques plus globales : celle des syndicats ouvriers du début du siècle dernier ou celle des révolutionnaires espagnols de 19361.
Un parti pris en phase avec le combat pour une autre école et une autre société, au moment où l’abondante littérature sur l’école – et les débats qu’elle prétend porter – se contente d’opposer une vision « réac-publicaine » de l’école, élitiste, politiquement réactionnaire et socialement inégalitaire à un « pédagogisme » aseptisé, plus ou moins avide de reconnaissance officielle et de légitimation institutionnelle, sans véritable boussole politique.

Que ce piteux débat soit truqué, voilà la rengaine que ses propres instigateurs se complaisent tous à entonner. Sauf que, lorsqu’il s’agit de pointer l’absence symétrique de référence au social, le silence de chacun des deux camps devient connivence. D’où le renvoi, dans les pages qui suivent, aux apports de l’histoire de l’éducation, de la sociologie ou de la philosophie. Mais, là encore, en adoptant les exigences concrètes des praticiens : dans le domaine de la pédagogie, comme dans celui de l’action militante, ceux qui savent de quoi ils parlent sont ceux qui font…
Puisque la répétition est l’art du pédagogue, qu’on nous permette une nouvelle fois d’insister sur la conviction que la pédagogie s’inscrit inévitablement dans un projet politique et social. N’en déplaise à ceux qui s’efforcent cyniquement de le camoufler ou à ceux qui ont déposé en cours de route ce fardeau devenu trop encombrant.
En ce qui nous concerne, c’est en reliant ces deux engagements – l’action pédagogique et l’action syndicale – que nous entendons avancer, au milieu de la foule de ceux qui ont rêvé un autre monde.

Chapitre 11 – La pédagogie des opprimés de Paulo Freire

En 1970, venu du continent sud-américain sous le joug des dictatures militaires, sortait Pédagogie des opprimés, dont le retentissement mondial doit beaucoup à l’effervescence de l’après-68. Aux quatre coins du monde, des groupes de réflexion, en particulier dans le domaine de l’alphabétisation, s’emparèrent des thèses développées dans cet ouvrage pour renouveler radicalement leurs pratiques pédagogiques – mais aussi politiques. Quelques décennies plus tard, reste un auteur, parfois cité par quelques « spécialistes », et un ouvrage dont on a retenu au plus le titre pour mieux en oublier le contenu…

Comment expliquer cette lente disparition d’une pensée aussi originale que stimulante, contemporaine de celle d’Illich ? D’abord, disons-le d’entrée de jeu, parce que la lecture de cet ouvrage est ardue. Contrairement à ce que son titre pourrait suggérer, le livre, selon l’aveu même de l’auteur, s’adresse exclusivement aux militants révolutionnaires « éclairés », aux éducateurs chevronnés, familiarisés avec les concepts philosophiques, le langage militant ou la rhétorique universitaire. Même le « pédagogue » sera dérouté par un style qui emprunte bien plus au monde de la philosophie qu’à l’univers des sciences de l’éducation. Enfin, le lecteur des années 2010 ne pourra que rester désappointé par un style et des références politiques bien datées… Et pourtant, Freire n’est pas homme de salon, mais bien un homme d’action et de pratiques : « Ce que nous avançons dans cet essai n’est pas le fruit de rêves intellectuels, et ne provient pas non plus de simples lectures, même si celles-ci nous ont beaucoup servies. Nos affirmations sont toujours ancrées […] dans des situations concrètes. Elles expriment des réactions de prolétaires, ruraux ou urbains, et de gens des classes moyennes que nous avons observés, directement ou indirectement, au cours de notre travail pédagogique. »

Paulo Freire, une vie aux côtés des opprimés

Né en 1921 au Brésil, Paulo Freire, issu d’une famille de la moyenne bourgeoisie est d’abord un homme d’étude et de culture. Droit, philosophie, sciences du langage, autant de domaines qui éveillent sa curiosité et l’amènent à s’intéresser à l’existentialisme et à un marxisme « humaniste ». Homme d’action aussi, car dès les années 1960, il s’investit dans le vaste mouvement d’éducation populaire qui traverse son pays et fonde le Mouvement de culture populaire (MCP), l’un des plus actifs et des plus innovants. En 1962, lors de la première expérimentation de la « méthode Freire », on retrouve déjà les deux constantes de cette œuvre : engagement concret sur le terrain et recul théorique pour analyser ces pratiques (au sein de l’université de Recife). Les campagnes d’alphabétisation s’enchaînent avec succès, au point que Freire est appelé à coordonner le programme national d’alphabétisation (1963-1964) sur les bases de sa méthode. Cet investissement lui vaut la prison au moment du coup d’État militaire de 1964, puis l’exil au Chili. Il y perfectionne encore sa pédagogie auprès des paysans chiliens, le gouvernement en fait sa méthode « officielle ». C’est à l’issue de cette expérience « de masse » qu’il rédige Pédagogie des opprimés. Freire s’installe aux États-Unis et anime différents instituts en Europe. Nombre de mouvements sociaux s’intéressent alors à sa pédagogie, séduits par le refus de séparer action pédagogique et action révolutionnaire. Ses idées allument alors des foyers d’éducation populaire au Nord comme au Sud (Mozambique, Angola, Nicaragua). En 1989, il peut enfin retourner dans son pays natal. Fondateur du Parti des travailleurs, il devient secrétaire de l’Éducation de la ville de Sao Paulo gérée par ce parti. Il s’éteint en 1997.

Pédagogie de la révolution

Pourquoi vouloir ressortir Freire de sa bibliothèque ? D’abord parce qu’il établit, à la suite de bien d’autres (Ferrer, Freinet) son projet pédagogique dans une perspective révolutionnaire. Parce qu’il rappelle surtout que projet éducatif et projet social sont indissociables l’un de l’autre.

Pour Freire, révolution et éducation doivent être abordés dans la même perspective, avec les mêmes exigences, les mêmes convictions et la même démarche… une démarche pédagogique qui s’applique aussi bien à « l’éducateur » qu’au militant s’engageant dans le combat social (Freire parle « du caractère essentiellement pédagogique de la révolution »). Comprendre cette « pédagogie des opprimés », c’est comprendre qu’elle est avant tout une pratique politique : « La pédagogie des opprimés […] est la pédagogie des hommes engagés dans la lutte pour leur libération ».

Pédagogie de l’opprimé

Arrêtons-nous un instant sur le titre, puisqu’il recèle à lui seul l’essentiel des thèses de Freire. Cette « pédagogie des opprimés » n’est pas une pédagogie « pour les opprimés », ce n’est pas une recette pour partir à la conquête du peuple, l’éduquer selon un programme préétabli en suivant une méthodologie figée… C’est à la fois, dans le même mouvement, une démarche de conscientisation des opprimés et une éducation révolutionnaire et émancipatrice où l’éducateur apprend autant de ses élèves qu’il leur apporte, où le chemin vers la connaissance se fait ensemble dans l’expérience de la rencontre entre deux consciences et le monde. Une éducation où les opprimés deviennent pédagogues pour eux-mêmes autant que pour ceux qui « enseignent ». Une pédagogie enfin « qui fait de l’oppression et de ses causes un objet de réflexion des opprimés d’où résultera nécessairement leur engagement dans une lutte pour leur libération, à travers laquelle cette pédagogie s’exercera et se renouvèlera ». Un projet qui rompt totalement avec tout ce qui s’est fait jusque-là, c’est-à-dire ce que Freire appelle la conception « bancaire » de l’éducation. Il n’y a plus celui qui sait et celui qui ignore : « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde. »

Opprimés et oppresseurs

Qu’est-ce que « l’opprimé » ? Cette question est le point de départ de l’analyse de Freire. Dans l’esprit de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, cette première partie replace l’enjeu pédagogique dans sa dimension philosophique : tout acte éducatif véritable doit avoir pour objectif, bien plus que le savoir, la réalisation pleine et complète de l’humain en chacun de nous. Ni le dominé ni le dominant ne se réalisent pleinement. L’oppresseur, par définition, n’est pas celui qui peut libérer « l’homme », il ne peut s’émanciper véritablement tant que subsiste la domination. Cette domination, il est objectivement incapable de la dépasser puisque c’est elle qui assure sa survie en tant qu’oppresseur. L’opprimé, nié dans son humanité, est porteur d’un potentiel libérateur : « Voilà la grande tâche humaniste et historique des opprimés : se libérer eux-mêmes et libérer leurs oppresseurs. Ceux qui oppriment, exploitent et exercent la violence ne peuvent trouver dans l’exercice de leur pouvoir la force de libérer les opprimés et de se libérer eux-mêmes. Seul le pouvoir qui naît de la faiblesse sera suffisamment fort pour libérer les deux. »

Mais, pour mener à terme cette libération, le dominé doit comprendre qu’il abrite aussi en lui l’oppresseur (à qui il rêve de ressembler et qui lui semble le modèle ultime de l’humanisation) et que la peur de la liberté l’habite. Le rôle d’une éducation véritable est de dépasser cette peur, de faire prendre conscience à l’opprimé de sa dualité pour qu’il se sépare de la partie de l’oppresseur qui est en lui. Pourquoi ce long détour philosophique ? Pour comprendre que la pédagogie, pour Freire, doit choisir son camp, celui des opprimés et non celui des oppresseurs, car c’est sa seule façon d’être une éducation véritable et de se réaliser pleinement : « Notre but, dans cet ouvrage, est seulement de présenter quelques aspects de ce que nous appelons la pédagogie des opprimés : celle qui doit être élaborée avec les opprimés et non pour eux, qu’il s’agisse d’hommes ou de peuples, dans leur lutte continuelle pour recouvrer leur humanité. »

À la lecture de ces pages, on ressent tout le poids et toute l’influence du colonialisme sur un projet pédagogique issu du tiers-monde. Détour philosophique nécessaire aussi pour comprendre que la situation d’oppression est une situation historique, donc dépassable, à condition d’analyser sa nature d’opprimé. Pour changer le monde, il faut d’abord le comprendre. Pédagogie et révolution ne peuvent se dissocier.

Vraie et fausse éducation

Reste à définir ce qu’est cette pédagogie. Pour cela, Freire oppose la pédagogie des opprimés à la conception bancaire de l’éducation où l’enseignant déverse un « dépôt » dans l’esprit de ses élèves. Il y a celui qui possède le savoir et ceux qui en sont dépourvus. Au terme de leur apprentissage, ils devront à leur tour le restituer tel quel. L’éducateur n’entre donc jamais en communication avec ceux auxquels il enseigne, il se contente de leur livrer un savoir suivant un programme préétabli à l’avance. Freire analyse longuement les méthodes, qui sont en même temps les valeurs, de cette éducation « bancaire » : la conquête (des corps, des esprits, de la culture), la division (par la sélection), la manipulation et l’invasion culturelle (qui s’autorise par l’idée que le peuple n’a pas et ne peut avoir de culture). Tant qu’il reste dans cette posture, l’éducateur, même sincère, perpétue l’oppression. Au mieux parviendra-t-il à transformer une minorité d’opprimés en oppresseurs.

Aux antipodes de cette éducation, le projet de Freire, l’éducation « dialogique » qui repose sur l’échange et le dialogue entre éducateur et éduqué, tend à abolir ces distinctions pour faire de l’éducateur un élève et de l’élève un éducateur. « Quand ils découvrent en eux le désir de se libérer, ils perçoivent que ce désir ne peut devenir réalité que s’il est partagé avec d’autres. » Coopération, union, organisation et synthèse culturelle seront donc les valeurs avancées. « La liberté est une conquête, non une donation, et elle exige un effort permanent. » La démarche pédagogique devra donc suivre la voie de cette éducation dialogique.

La « méthode » d’éducation dialogique

Elle « fait de l’oppression et de ses causes un objet de réflexion des opprimés d’où résultera nécessairement leur engagement dans une lutte pour leur libération, à travers laquelle cette pédagogie s’exercera et se renouvellera ».
Freire tient à rappeler que son projet éducatif est issu de ses différentes expériences sur le terrain, en particulier dans le cadre des campagnes d’alphabétisation. Dans Pédagogie des opprimés, il esquisse à grands traits ce programme et sa démarche.
Comment transmettre une culture qui ne soit ni intellectuellement ni politiquement aliénante ? Face à la « culture du silence » intégrée par les opprimés, la réponse de Freire est centrée sur la notion de « dialogue », c’est-à-dire la parole en action, la parole authentique qui « transforme le monde » au moment où elle dit ce qui était tu. Loin du verbiage, parole sans action, à la fois aliénée et aliénante, le dialogue sincère et véritable est déjà une libération. Ce sont donc les conditions de ce dialogue qu’il faut rechercher et faire émerger. Car sortir du premier stade, celui du « mutisme », n’est pas suffisant, encore faut-il dépasser l’individualisation du problème, prendre conscience de sa capacité de changer le monde avec les autres. Si le problème de l’éducation bancaire est de faire accepter à l’élève le monde tel qu’il est, celui de l’éducation dialogique est de lui faire dire le monde tel qu’il devrait être. L’initiative doit donc rester aux dominés. Dans une première étape, il s’agit pour l’éducateur de rencontrer la réalité du peuple et de la lui faire dire avec ses mots à lui, de dénoncer le discours de l’oppresseur selon lequel le dominé est celui qui n’a pas de culture. L’éducateur se fait « animateur culturel », il se met en position non plus d’enseigner à l’éduqué mais d’apprendre avec lui. L’objectif est de faire émerger des « thèmes générateurs » qui feront sens pour les éduqués et serviront de déclencheurs au processus d’apprentissage. Cette enquête est inutile si elle ne se fait pas avec le peuple lui-même. De l’analyse de ce travail, mené en commun par les éducateurs et des « opprimés » volontaires doit émerger un état des lieux de la culture, des connaissances des élèves, mais surtout, et c’est là le travail de l’éducateur, des contradictions qui trahissent la présence de l’oppresseur dans les représentations de l’opprimé.

Sortiront de ces analyses un certain nombre de thèmes générateurs, présentés la plupart du temps sous forme d’images (par exemple de favela) qui permettront de libérer la parole au sein de « cercles culturels », en la faisant partir d’une réalité connue et familière pour la faire arriver à l’énonciation des contradictions qu’elle renferme.

L’apprentissage de la lecture prendra appui sur ces thèmes générateurs, elle sera motivée par l’élaboration d’un projet et d’une envie d’apprendre commune à l’éducateur et à l’éduqué. Il s’agit tout autant de « décodifier » la réalité à l’image du lecteur s’essayant au « déchiffrage » des mots. Paulo Freire a démontré qu’il ne fallait pas plus de 17 mots générateurs pour apprendre à lire en portugais et en espagnol, ce qui pouvait être fait en une trentaine d’heures (six à huit semaines pour un groupe de 25 personnes).

Le social en héritage

Que retenir finalement quelque quarante années plus tard de cette « pédagogie des opprimés » ? D’abord et avant tout l’idée fondamentale que la pédagogie s’inscrit dans le contexte des luttes sociales, de la lutte entre opprimés et oppresseurs. Des dictatures sud-américaines, qui servent de cadre à cette pensée, aux sociétés occidentales du xxie siècle, l’enjeu politique reste un élément fondamental. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à observer la récupération de certaines pratiques pédagogiques orphelines des projets politiques révolutionnaires qui les ont fait naître. Freire invite le pédagogue à prendre parti, non comme un supplément d’âme à sa mission éducative, mais comme le fondement de son action.

Il y a à peine plus d’un siècle, les premiers instituteurs syndicalistes lançaient cet appel : « Par leurs origines, par la simplicité de leur vie, les instituteurs appartiennent au peuple. Ils lui appartiennent aussi parce que c’est aux fils du peuple qu’ils sont chargés d’enseigner. Nous instruisons les enfants du peuple, le jour. Quoi de plus naturel que nous songions à nous retrouver avec des hommes du peuple, le soir ? C’est au milieu des syndicats ouvriers que nous prendrons connaissance des besoins intellectuels et moraux du peuple. C’est à leur contact et avec leur collaboration que nous établirons nos programmes et nos méthodes. » (Manifeste des instituteurs syndicalistes, 30 novembre 1905).

Ironie de l’histoire, le concept d’éducation « bancaire » développé par Freire sonne étrangement à nos oreilles à l’heure de la libéralisation et de la marchandisation de l’école. Filiation qu’il ne faudrait pas écarter d’un geste trop rapide lorsque l’on sait que c’est sous le gouvernement de Pinochet, dans un Chili ressemblant à bien des égards aux dictatures que connut Freire, que furent établis pour la première fois et à grande échelle des programmes radicaux de privatisation de l’enseignement. Si les fondements théoriques de la pensée de Freire ne peuvent qu’emporter notre adhésion, qu’en est-il de sa méthode ? Séduisante pour les cours d’alphabétisation, peut-elle également nous guider dans nos établissements scolaires ? Notons que la pédagogie de Freire n’évoque pas la situation particulière des enfants. Entre la description méticuleuse de l’organisation des campagnes d’alphabétisation pour adultes et les enjeux philosophiques du projet éducatif, le lecteur ne peut que regretter l’absence de l’école dans ce tableau général. Finalement, cette pédagogie serait moins une méthode qu’une élaboration des fondements d’une action de transformation des relations humaines.

Limites et interrogations

Même si on laisse de côté une certaine vision de la révolution, accordant un rôle démesuré aux « leaders » et s’inscrivant dans une tradition léniniste du parti, bien des interrogations demeurent. Celles que nous retiendrons concernent « l’applicabilité » de cette méthode. D’abord parce que Freire s’intéresse exclusivement à la question de l’alphabétisation des adultes, secteur bien particulier et dont les enjeux ne recoupent pas nécessairement ceux de l’enseignement « traditionnel ». La pédagogie des opprimés est-elle transférable à l’école ? Il conviendrait sans doute de mettre quelque peu entre parenthèses le protocole de Freire pour en retenir avant tout les prémices pédagogiques : l’enseigné possède un savoir, il n’est pas un réceptacle qu’il suffirait de remplir. L’éducateur doit également se mettre dans la position de celui qui apprend : il apprend de ses élèves, mais surtout il apprend avec ses élèves. Enfin, la notion de dialogue, dialogue authentique qui transforme le monde en même temps qu’il le dit, ouvre des perspectives permettant de sortir aussi bien du cours magistral que du faux échange « dialogué » dans lequel aucune réalité n’émerge. Reste en tout cas une des analyses les plus pertinentes sur l’articulation éducation/révolution, qui refuse de séparer ces deux moments. L’éducation sera révolutionnaire ou aliénante, non par son contenu mais par le rapport, la relation éducateur/éduqué qu’elle instaure. Point n’est besoin d’attendre la révolution pour transformer en profondeur ces rapports, ou alors nous voilà condamnés à attendre bien longtemps : « C’est la raison pour laquelle, répétons-le, cette pédagogie des opprimés ne peut être élaborée ni mise en pratique par les oppresseurs. Il serait impensable que des oppresseurs encouragent et, a fortiori, pratiquent une éducation libératrice. Mais si l’exercice d’une telle éducation suppose un pouvoir politique, et si les opprimés n’en disposent pas, comment alors réaliser la pédagogie des opprimés avant la révolution ? […] Un premier élément de réponse se trouve dans la distinction entre l’éducation systématique, qui peut seulement être changée lorsque l’on détient le pouvoir et les travaux éducatifs, qui doivent être élaborés avec les opprimés. La pédagogie des opprimés, comme pédagogie humaniste et libératrice, comprendra deux moments bien distincts. Le premier, quand les opprimés découvrent le monde de l’oppression et qu’ils s’engagent dans la praxis pour sa transformation ; le second quand, la réalité oppressive étant transformée, cette pédagogie n’est plus celle des opprimés, mais celle des hommes en marche permanente vers la libération. »

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