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Manifeste latino-américain de pédagogie critique et d’éducation populaire

Ce manifeste a été rédigé en 2015 lors de la première rencontre latino-américaine de pédagogie critique. Fortement marqué d’un marxisme teinté de théorie critique, on y reconnaît également des thématiques qui sont celles de la pensée décoloniale sur la réflexion épistémologique relativement à la science moderne et aux autres savoirs. La première rencontre, dont on peut consulter les actes en ligne de plus de 300 pages, a confronté des expériences diverses : universitaires, expériences éducatives des peuples indigènes, expériences éducatives liées à des mouvements sociaux, expériences de pédagogies alternatives dans des écoles publiques. Parmi, les mouvements se réclamant de la pédagogie critique, on trouve les zapatistes de l’EZLN et le Mouvement des sans terres (MST). Une deuxième rencontre a en lieu en 2016.

( Blog des rencontres :
http://encuentrodepedagogiacritica.blogspot.fr/p/inicio.html)

Traduction de l’espagnol- 21/09/16 :

Le présent document est le résultat d’un ensemble de discussions (inachevées) du groupe qui a organisé la Première rencontre internationale d’expériences de pédagogie critique en Amérique latine en 2015. Nous considérons que la pédagogie critique, en étant un champ en discussion, a besoin des discussions théoriques qui la traversent, cependant, nous prétendons problématiser l’éducation, la pédagogie critique et son contexte actuel pour lancer le débat sur ce sujet avec tous ceux que cela intéresse. Cette discussion sera un exercice pour la Seconde rencontre en 2016 où nous espérons lancer un débat collectif pour construire des chemins et des ponts qui nous aident à amplifier et à enrichir le champ éducatif.

I- Notre époque et son impact sur l’éducation

1- Nous vivons à l’ère de la domination du capital. Le mode de production capitaliste subsume toutes les sphères de l’activité humaine à sa logique et à sa matérialité.

2- Le capitalisme est le mode de production, qui basé sur l’incessante production de marchandises, a comme objectif de dégager du profit pour ceux qui détiennent la propriété privée des moyens de production et de distribution, dans un cycle incessant, chaque fois plus grand, avec des tendances claires au monopole, au technicisme et à la crise.

Ajout : Cependant, le capitalisme contient, comme une part qui lui est inhérente, ses propres contradictions qui peuvent conduire à son dépassement.

3. Le capitalisme divise la société en deux classes principales : ceux qui vivent pour vendre leur force de travail et ce qui s’approprient la valeur que le travail a dégagé.

4. L’Amérique latine est une région composée de différents pays et d’encore plus de nations, avec des caractéristiques partagées dès l’origine, des réalités actuelles et des possibilités futures en lien avec la relation directe et le rôle qu’elle joue dans la reproduction mondiale du capital comme économies dépendantes et situées à l’extrême inférieur de la chaîne impérialiste.

Marchandisation

5. Avant la « baisse tendancielle du taux de profit » (caractéristique du capitalisme où pour gagner davantage, on mécanise la production pour en premier lieu avoir un profit important sur les autres productions, mais qui ensuite conduit à une baisse du profit), le capitalisme étend ses horizons productifs, en particulier les plus rentables.

6. Un des secteurs les plus rentables, en termes de valeur, est l’éducation scolarisée. Cependant, l’initiative privée se trouve face à un « marché » occupé par l’école étatique. De ce fait, la grande bourgeoisie attaque l’éducation publique avec l’intention de participer à l’éducation scolarisée sous une forme productiviste et d’obtenir une plus-value en vendant de l’éducation scolaire. Cela se manifeste par la pression des organismes financiers internationaux pour libéraliser le secteur éducatif pour les entreprises privées.

7. L’éducation est une source dynamique d’accumulation de capital et en grande croissance depuis quelques années.

8. Dans ce sens et dans d’autres plus larges, comme la vente, le coût et le bénéfice que confère l’éducation, surtout scolaire, le capitalisme transforme l’éducation en marchandise. Le marché de l’éducation est promu et développé pour le profit de ceux qui détiennent sa « production ».

9. La production de l’éducation scolaire, comme un commerce, adopte des caractéristiques particulières qui s’éloignent des réquisits de base de l’éducation et de la connaissance du fait de la recherche de profit qui caractérise le capitalisme.

10. Dans ce contexte et étant donné que durant le siècle passé l’État a assumé en Amérique latine la responsabilité de l’éducation scolaire (bien que la proportion entre éducation scolaire publique et privée est différente selon les pays de la région, même dans les pays où le privé est important il y a encore beaucoup de jeunes pris en charge par le public).

Lutte des classes

11. Face à la privatisation de l’éducation scolaire et à la restriction de l’information et de la connaissance, il y a eu de nombreuses oppositions populaires dans plusieurs pays de la région, qu’il faut mettre en relief pour en tirer des leçons. Les cas les plus retentissants et massifs dans des conjonctures spécifiques sont le Mexique, le Chili, la Colombie, bien que l’on ne se limite pas à ces pays et que l’on en trouve différentes formes dans chacune de nos nations.

11. Les mécanismes de privatisation sont variés : augmentation des coûts scolaires, participation de l’initiative privée dans les écoles publiques, augmentation du nombre d’écoles privées, création d’accords de crédit, diminution du financement de l’éducation, entre autres.

12. Pour la privatisation de l’éducation, il est indispensable d’attaquer l’éducation publique.

13. Les mécanismes utilisés pour l’attaque et la privatisation de l’éducation scolaire varient selon le niveau éducatif.

14. La division sociale du travail (cycles de développement) a séparé formellement l’éducation formelle ou scolaire des autres types d’éducation, y compris plus influents et plus importants. Cela provoque des confusions consistant à considérer que l’éducation est seulement ce qui se passe à l’école.

II- L’éducation

15- L’éducation – dans son sens plus large – est le processus au moyen duquel la société forme les sujets pour la production et reproduction, dans des contextes historiques spécifiques. Cela étant :

16. L’éducation doit s’assumer comme un processus complexe qui est inhérent à la condition humaine, donc

17- Cela implique la transmission de connaissances, de croyances et d’actions reproductibles, mais en même temps 

18- Se forme le terreau pour qu’émerge les possibilités de transformation des dîtes croyances, connaissances et actions, et donc, la création de connaissances nouvelles.

19- Nous reconnaissons qu’il existe une différence entre l’éducation, l’école et la scolarisation, cependant, nous pensons qu’à l’école se mènent à terme des processus éducatifs permettant la perpétuation des rapports de domination, mais également pour construire des possibilités de transformation.

20. La société moderne capitaliste a limité au cadre de l’école le monopole de l’éducation et de la production de connaissance – au sens large – ignorant que celles-ci dépassent nécessairement les limites de l’institution, et délégitimant tout espace où se produit et se génèrent les formes éducatives qui échappent au contrôle des intérêts hégémoniques.

21. Dans la société capitaliste, l’éducation scolaire et non scolaire se trouve différenciées en fonction des intérêts de la classe dominante.

22. Dans ce contexte, c’est la classe hégémonique qui parvient à imposer son projet éducatif comme projet général au reste de la société en fonction de ses intérêts particuliers.

23. La négation de l’éducation scolaire a été, et continue à être, source et manifestation d’oppression. Cependant, il est nécessaire d’assumer que son universalisation, comme figure de libération, est incomplète tant que persiste les inégalités sociales qui l’alimentent et la perpétuent.

24. Une éducation divisée en classes génère des disputes concernant les contenus et la direction de l’école sachant le rôle que cela joue dans l’activité éducative.

25. Nous reconnaissons que l’Amérique latine a sa propre tradition d’éducation émancipatrice. Les différents peuples qui composent la région, tout en ayant des conditions matérielles et une histoire partagée, ont à différents moments généré des expériences d’éducation libératrice dont on peut tirer des enseignements, en comprenant les spécificités de chacun en fonction de son propre contexte et de ses horizons de transformation.

26. Le débat sur l’éducation trouve différentes expressions et se donne différentes voies. Il reste à les explorer et à penser leurs possibilités et leurs limites, dans le cadre d’une lutte large pour la construction d’éducations libératrices.

III- Pédagogie critique

27. La pédagogie critique, comme activité formative de construction des subjectivités rebelles, questionne de manière systématique les nouvelles et les vieilles certitudes de la « réalité », c’est-à-dire cherche à former des sujets qui enquêtent sur les racines ultimes de ce qui est supposément établi, dans un exercice épistémologique radical.

28. Cette recherche de constitution d’une curiosité épistémique, cherche à dévoiler les relations de pouvoir dans l’élaboration du savoir scientifique et dans les savoirs considérés comme valides. La recherche de formation de pensées de rupture, nous conduit sur le terrain du dialogue /de la confrontation/ de la construction/de la dissension face à toutes les institutions éducatives qui ont historiquement monopolisées la construction et la diffusion de la connaissance, comme universelles, lesquelles se reconnaissent elles-mêmes comme des espaces neutres politiquement, où il existe une amplitude d’interprétations de la  « réalité ». De cette manière, la Pédagogie critique reconnaît que toute production de connaissance répond (ou a répondu) historiquement à des intérêts qui n’ont pas toujours été clarifiés.

29. La Pédagogie critique ne doit pas être prise comme une simple spéculation. C’est-à-dire, que bien qu’elle reconnaisse l’utilité des outils intellectuels, elle ne craint pas d’affirmer ses propres postures politiques et épistémiques en faveur d’une transformation radicale des conditions d’inégalités dans les sociétés actuelles.

30. La Pédagogie critique revendique des savoirs et des connaissances qui émergent de l’expérience humaine, parmi lesquelles, les connaissances forgées dans la résistance sociale, dans la défense du territoire et des ressources, dans les langues indigènes entre autres. C’est-à-dire qu’elle cherche à ce que la connaissance scientifique dialogue à pied d’égalité avec les tous les produits de l’invention culturelle.

31. La Pédagogie critique, comme théorie critique de l’éducation, cherche à rendre évidente les relations de pouvoir implicites dans tous les discours et pratiques pédagogiques.

32. La Pédagogie critique, comme théorie critique de l’éducation, est une pédagogie située dans un contexte historique. C’est-à-dire que cette perspective est marquée par la nécessité de se découvrir comme une science sociale, considérée comme une analyse autour du phénomène éducatif qui se trouve médiatisé par un ensemble de références historiques, qui influent sur la compréhension des activités de ce champ.

33. De cette manière, la Pédagogie critique déclare que toute pratique pédagogique a un arrière-fond politique. Les pratiques éducatives les plus dangereuses sont celles, qui sous couvert d’un discours de neutralité, d’objectivité aseptisée, masquent les intérêts politiques réels des classes dominantes.

34. Nous reconnaissons qu’il y a différents niveaux de réalité dans le discours, d’analyse et de pratique dans les manières de réaliser une éducation libératrice, lesquels ont un impact direct sur la nature même des pratiques pédagogiques.

35. La Pédagogie critique est nécessairement une activité auto-réflexive. En cela, elle ne prétend pas être un discours homogénéisant, qui généralise, qui dogmatise ses prémisses et ses pratiques. L’autocritique est une activité formatrice nécessaire pour la transformation et la consolidation de tous les projets politico-pédagogiques.

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