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Les historiens de garde : entretien avec les auteurs

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Les auteurs du livre Les historiens de garde ont bien voulu répondre à nos questions pour faire suite à la note publiée sur notre site le 20 mai dernier.

Questions de classe(s) : Pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce livre ? Le fait de travailler à trois historiens répond-il seulement à une question de spécialisation ? Avez-vous une “histoire” commune ?

Les auteurs : Nous sommes trois à avoir écrit ce livre. Nous avons certes nos différences, mais une chose nous rassemble, c’est la méthode historique. Pour nous, l’Histoire n’est pas un grand mythe qui sert à fédérer une population autour d’une patrie (le “roman national”) ou d’un parti, mais bien une pratique d’interrogation critique du passé qui consiste à trouver des sources, à les interroger, à les comparer.
Nous sommes tributaires des réflexions déjà engagées il y a plus de trente-cinq ans par Suzanne Citron (voir son livre essentiel : “Le mythe national : l’histoire de France en question.” Première parution en 1987) dont il faut saluer le travail ici, et qui ont été reprises par des collectifs comme Aggiornamento Hist-Géo ou le CVUH (Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire) notamment lors du quinquennat Sarkozy qui a constitué le moment du retour en force du roman national.

QdC : Pouvez-vous définir la notion de “roman national” ?

Les auteurs : Il s’agit d’une version mythifiée de l’histoire nationale, qui induit de l’unité et de la continuité là où il y a eu au contraire des ruptures constantes. Beaucoup d’historiens de garde insistent sur le fait que la France a toujours été “déjà là” pour reprendre l’expression de Suzanne Citron. Pour Max Gallo par exemple, dans son livre “L’âme de la France” (paru peu avant les élections de 2007 et qui est, plus on y pense, le véritable opus programmatique des Historiens de garde), c’est le territoire, le terroir même, qui a sans cesse assimilé les hommes qui s’y sont installés pour les changer en des Français qui ont eu, de tout temps, les mêmes caractéristiques culturelles ou mentales.
Cette continuité souffre, pour tous les historiens de garde, d’une rupture récente qui menacerait selon eux l’identité nationale. Stéphane Bern va même jusqu’à parler de “crise identitaire”. Pour les plus radicaux, comme Deutsch, cette brisure s’incarnerait dans la Révolution française qui aurait “coupé la tête à nos racines” [sic]. D’autres mettent ça sur le compte de “la pensée 68”, notamment ceux qui, comme Dimitri Casali, se sont investis dans la polémique sur les programmes scolaires. 
C’est justement cette polémique qui renseigne le plus sur ce que Nicolas Offenstadt (auteur de la préface du livre) a appelé le néo-roman national. En effet, depuis la fin de la décennie 2000, les programmes se sont ouverts (timidement) sur une histoire plus globale, en proposant d’étudier des civilisations extra européennes, comme la Chine des Han ou les empires africains. Certains historiens de garde y ont vu une menace identitaire. Pour eux, l’histoire ne doit pas servir à éveiller une curiosité, à interroger des différences pour mieux se forger une opinion, mais bien à créer un sentiment d’adhésion patriotique basé sur une vision glorieuse de la France.

QdC : Votre livre consacre presque la moitié de la pagination au cas Lorànt Deutsch. Pouvez-vous parler de votre travail de critique sur le livre et les émissions de L. Deutsch, ses méthodes, son idéologie, sa vision de l’histoire ?

Les auteurs : Lorànt Deutsch est un cas d’école. En guise de méthode, il n’hésite pas à inventer des faits afin d’embellir son roman national rétrograde tout en prétendant agir comme un historien et ne rapporter que des événements authentiques. Cela n’aurait pu avoir l’écho qu’on lui connaît si l’acteur et son éditeur avait usé des méthodes les plus agressives du marketing : packaging attrayant (la figure de l’acteur lui-même, qui est l’argument de vente principal) et un storytelling grossier mais efficace. Les résultats sont là : Métronome c’est vendu à plus de 2 millions d’exemplaires, une adaptation télévisuelle a été produite sur une chaîne du service public (qui a coûté un million d’euros), et l’acteur a été invité dans des classes d’établissement publics afin de faire la promotion de son livre.

    
QdC : L. Deutsch sert de façade sympathique à un courant d’extrême droite incarné par Patrick Buisson et d’autres intellectuels. Pouvez-vous nous brosser le paysage passé et présent de ce courant réactionnaire ?

Les auteurs : Précisons que L. Deutsch a été soutenu par le Bloc Identitaire. Quant à Patrick Buisson, il s’inspire largement de l’Action française qui fit de l’Histoire, au début du XXe siècle, un de ses chevaux de bataille. Il s’agissait à l’époque pour les monarchistes de remettre en cause l’histoire universitaire majoritairement républicaine en réinventant un récit glorieux célébrant l’action positive des monarques tout en fustigeant les mouvements populaires. Cela va passer par la création d’une véritable contre-université (l’Institut d’Action française), mais aussi par la rédaction de nombreux livres de vulgarisation. Parmi ces auteurs, le plus prolifique d’entre eux était certainement Jacques Bainville (1879-1936), dont les œuvres, – ce n’est pas un hasard -, connaissent depuis une dizaine d’années une nouvelle jeunesse.
Cette radicalité réactionnaire traverse le courant des historiens de garde. Évidemment, la plupart n’assument pas cette filiation. Elle est pourtant bien présente. Jean Sévillia est par exemple un proche des cercles monarchistes du Renouveau français. Dimitri Casali participe au site Boulevard Voltaire et n’hésite pas à en appeler au recours d’un “homme providentiel” à la tête de l’État.

 
QdC : Vous faites également référence au roman national “de gauche”. Quelle analyse en faites-vous ?

Les auteurs : Le roman national, dans sa forme originelle, est une création d’historiens républicains où domine notamment la figure d’Ernest Lavisse (1842-1922). Il s’agissait pour eux de faire de la Troisième République l’aboutissement logique de l’Histoire de France, qui finissait par se résumer à la longue marche d’un peuple pour son émancipation (avec, en point d’orgue, la Révolution française).
D’aucuns tentent aujourd’hui de ressusciter ce type de récit, comme Jean-François Kahn qui nous explique sans rire dans on dernier livre que les droits de l’homme ont été inventés par les Gaulois au Ier siècle de notre ère (voir cette analyse sur le site du livre : http://www.leshistoriensdegarde.fr/bonus/jean-francois-kahn-historien-de-garde/)

 
QdC : Dans le dernier chapitre, “L’histoire est un sport de combat”, vous voulez répondre “au double phénomène qui relève à la fois d’un repli sur le roman national à des fins identitaires et par des stratégies marketing dont le but n’est ni plus ni moins que de transformer des citoyens libres en consommateurs d’image d’Épinal.” Quelles sont vos propositions ?

Les auteurs : Tout d’abord, réagir et sensibiliser le public. Ensuite, proposer une vulgarisation historique de qualité, qui sorte du carcan de l’histoire nationale. Cela passe par l’écriture de livre grand public, mais aussi par le développement de médias alternatifs, comme la radio.

Propos recueillis par François Spinner auprès des auteurs William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin.

Les historiens de garde : De Laurent Deutsh à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Naudin, Nicolas Offenstadt (préface), éditions Inculte (Temps réels ; essai), 2013, 253 p., 15,90 €.

Site du livre : http://www.leshistoriensdegarde.fr/

3 Comments

  1. Valerie Guiffrey

    Les historiens de garde : entretien avec les auteurs
    Lorànt Deutsch, Fahrenheit 451
    combien de temps pour l’oublier !

    Juste un désir sans l’action, je ne voudrais pas me perdre sur leurs propres chemins.

  2. Pascal Diard

    Les historiens de garde : entretien avec les auteurs
    Pour voir la différence entre un ouvrage de propagande (comme ceux que L. Deutsch) et un ouvrage d’histoire – prenons par exemple la Révolution Française – je vous conseille la lecture de : “La Révolution française. Une histoire toujours vivante” (sous la direction de Michel Biard ; édition Tallandier 2009) et “La Révolution française. Un événement de la raison sensible 1787-1799” (Sophie Wahnich ; Hachette 2012). On comprend mieux alors à quel point le travail de l’historien peut être source d’esprit critique ; le deuxième ouvrage réussit même le tour de force de concilier forme et fond.
    Pour ceux qui voudraient se plonger dans des ouvrages plus anciens, lisez s’il-vous-plaît le magnifique “Gracchus Babeuf 1785-1794” de Victor Daline (éditions du Progrès, URSS, 1976), et vous comprendrez mieux à quel point la qualité d’un ouvrage d’histoire n’a ni frontière géographique, ni frontière idéologique (au sens de représentation du vécu et non au sens de mystification du réel).
    Et après je fais le pari que vous saurez mesurer l’extrême écart qui existe entre un ouvrage qui remue les méninges, et un “bloc de papier gâché” qui soulève les intestins. Au plaisir de vous lire !

    • CHAILLOUS J.-Ph.

      Les historiens de garde : entretien avec les auteurs
      A propos de la Révolution, on ne saurait passer sous silence l’extraordinaire, la formidable épopée critique de Jean Jaurès intitulée Histoire socialiste de la Révolution française (en 8 volumes et annotée par A. Soboul – Editions Sociales, 1969.) Plus vaste et plus furieuse, plus prospective et plus grandiose et bien sûr plus exacte et plus scientifique que tous les films sur grand écran d’Abel Gance, elle fut conçue et écrite du point de vue de la lutte des classes comme outil pour l’instruction des travailleurs organisés dans la sociale-démocratie. A une époque donc,1900, où être social-démocrate c’était encore être révolutionnaire et non pas réformiste, sur la ligne de l’association du capital et du travail, du bien commun, si cher à l’église catholique. C’est d’ailleurs dans cet ouvrage que Jaurès proclame : “Je crois en l’avenir communiste de l’humanité.”

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