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Les formes réactionnaires entretien avec Jean-Michel Barreau

Questions de classe(s) propose un entretien avec Jean-Michel Barreau à propos de son ouvrage Critique des formes réactionnaires (éditions du Panthéon, 2013, 14,80 €)

Questions de classe(s) – Après avoir décrypté l’histoire des thèses de l’extrême-droite sur l’école (L’extrême-droite, l’école et la République, petits détours par l’histoire, Syllepse, 2003), en particulier sous le régime de Vichy (Vichy contre l’école de la République, Flammarion, 2001) mais aussi vous être intéressé à la question des inégalités à l’école (Dictionnaire des inégalités scolaires, ESF, 2009), ce nouvel ouvrage entend élargir la focale et interroger l’offensive réactionnaire actuellement à l’œuvre dans l’ensemble de la société. En quoi votre cheminement, cette entrée par les questions éducatives pour étudier la résurgence des discours réactionnaires, est-elle décisive et peut confirmer cette déclaration de Jacques Rancière : « C’est, de fait, autour de la question de l’éducation que le sens de quelques mots – république, démocratie, égalité, société, a basculé. » (La Haine de la démocratie) ?

Jean-Michel Barreau – Jacques Rancière a raison, la question de l’éducation mobilise toujours fortement les valeurs ou les contre-valeurs démocratiques et républicaines.

A titre d’exemple extrême, le gouvernement de Vichy du Maréchal Pétain fut particulièrement ségrégationniste, élitiste et inégalitaire avec son école. Il le fut de plusieurs façons avec plusieurs des membres de la « Nation » dont il se réclamait. Avec le juif : un juif n’était pas l’égal d’un « Français de souche », il devait être puni pour cela. Avec le peuple : le peuple n’était pas l’égal de l’élite, il devait être remis à sa place ouvrière ou artisanale. Avec la femme : la femme n’était pas l’égale de l’homme, elle ne pouvait avoir un parcours scolaire qui lui soit identique. Le sien devait être celui du « foyer ».

Actuellement, le Front national tient de nombreux propos sur la laïcité scolaire en donnant très régulièrement des leçons de morale à l’école républicaine contemporaine. Cela ne l’empêche pas d’avoir en bonne place Charles Maurras dans son Panthéon idéologique. Pourtant, ce néo-royaliste, ce nationaliste intégral et cet antisémite viscéral eut maintes fois l’occasion de dire dans ses écrits politiques ce qu’il pensait de la démocratie : « La démocratie, c’est le mal, la démocratie c’est la mort ».Quant à l’Egalité, cet idéologue qui plaçait le « naturel » hiérarchique et monarchique au-dessus de tout, n’y voyait rien de moins qu’une simple perversion des rapports entre les hommes. Dans le très anti-démocratique et très antirépublicain journal Candide, il disait tout le bien qu’il pensait de l’ordre inégalitaire : « L’inégalité des biens est un bien ».

L’actuelle installation patente du Front national sur la scène politique française, qu’ont confirmé les dernières élections municipales, ne manque d’interpeller fortement la République, la Démocratie, et l’Egalité. Car ce parti politique prend très souvent la parole sur ces thématiques, en particulier dans leurs relations avec l’école. Lorsque l’on regarde de près ce qu’il pense sur le sujet, comme je le fais actuellement, on trouve cela très intéressant…

Q2C – Avec cette Critique des formes réactionnaires, il s’agit non seulement de présenter mais surtout de dénoncer la banalisation des thèses conservatrices. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur un constat assez terrifiant : non seulement « les réactionnaires sont désormais bien installés dans la cité » mais de plus « ils proclament aujourd’hui avec beaucoup d’orgueil ce qu’avant ils ne faisaient que murmurer avec pas mal de honte. » Suit une liste de livres où cette fierté s’étale – et j’en rajoute un qui n’y figure pas mais qui témoigne bien de cet « air du temps » Je suis une prof réac et fière de l’être ! de Veronique Bouzou. On est loin de la victimisation dont ces auteurs se disent l’objet et l’on constate surtout que très rares sont les ouvrages qui s’interrogent et s’attaquent à cette régression… Comment expliquer – pour reprendre le titre d’un des classiques de la littérature réactionnaire – cette « défaite de la pensée » ?

Jean-Michel Barreau – Cette « défaite de la pensée » d’Alain Finkielkraut est tout à fait typique d’une rhétorique lugubre de l’imprécation du désastre. Il est extrêmement difficile de cerner les raisons de ces succès pamphlétaires où, dès lors qu’il s’agit de dire que plus rien ne fonctionne comme avant, leurs auteurs deviennent des stars médiatiques. Mais le constat est là : il y a une légitimité, sinon un orgueil, à se proclamer réactionnaire qui fonctionne très bien au niveau du grand public. Comme en témoigne le livre d’Ivan Rioufol, De l’urgence d’être réactionnaire, paru en 2012.

Dans le domaine de l’école, cela fonctionne encore mieux. Proclamer que le niveau contemporain des élèves est catastrophique, que la violence scolaire est abyssale, que l’école fabrique des crétins, que le pire est de plus en plus sûr etc. assure à ses auteurs une gloire éditoriale et médiatique certaine : de Maurice T. Taschino, à Jean-Paul Brighelli, en passant par Marc le Bris, Natacha Polony, Sophie Coignard, Laurent Laforgue, Veronique Bouzou etc.

La grande force de ces auteurs est sans doute d’être des imprécateurs. L’imprécateur : celui qui fait peur par ses constats et ses prédictions de malheur et auprès de qui se rangent ceux qui craignent qu’il ait raison.

Mais c’est aussi leur grande faiblesse que de faire toujours les mêmes inventaires et prophéties aussi approximatifs que lugubres. Il y a une histoire à faire de la « baisse du niveau scolaire » où les acteurs les plus conservateurs se sont toujours insurgés contre le niveau de leur temps, avec un luxe de promesses de déliquescence à venir. En particulier aux moments des grands épisodes de démocratisation scolaire républicaine : la gratuité et l’obligation de l’école primaire, l’enseignement secondaire féminin au 19ème siècle, la gratuité du secondaire dans les années Trente, la création du collège unique en 1975, la création des Zones d’éducation prioritaires dans les années 80 etc. La récurrence du discours de la baisse de niveau de l’école est bien présente : elle fait partie de l’histoire même de l’école de la République.

Q2C – Ce n’est pas la première fois que vous revenez sur la définition qu’il convient d’adopter pour définir ce courant des « néo-réactionnaires ». « Le réactionnaire est assurément un réformateur, mais un réformateur qui réforme à reculons : en reculant dans l’histoire et en reculant dans le social, dans la justice et l’égalité. » ou encore « Le réactionnaire est un conservateur qui veut maintenir l’ordre « naturel » des choses et se donne les moyens autoritaires de le faire. ». Dans Critique des formes réactionnaires vous avancez une nouvelle définition « est réactionnaire ce qui entame, contredit ou bafoue les formes démocratiques que les personnes peuvent entretenir entre elles. » En quoi cette définition précise-t-elle la spécificité et même la « modernité » des « nouveaux réactionnaires » ? En quoi le terme de démocratie – derrière lequel la plupart d’entre eux s’abritent aussi – est-il pertinent pour établir une ligne de démarcation ?

Jean-Michel Barreau – Définir le concept de « réactionnaire » est fondamental car notre monde contemporain est souvent réactionnaire. Mais ce mot reste encore beaucoup trop dénonciateur ou auto-laudateur (Rioufol) pour qu’il ait une quelconque pertinence dans son utilisation.

Dans Critique des formes réactionnaires, je fais fondamentalement un travail de définition. Je pars du principe qu’il devrait être un concept suffisamment creusé pour qu’il puisse être opérant et servir d’analyseur/indicateur pertinent du sociétal. En ce qui me concerne, je définis comme réactionnaire ce qui s’oppose au démocratique : à l’égalité, au partage, à la mixité, à la fraternité, à la rationalité. Et, à l’inverse, ce qui promeut le contre démocratique : l’inégalité, la ségrégation, l’égoïsme, le déterminisme, la reproduction, la sélection, l’exploitation, le dogmatisme.

Les nouveaux réactionnaires tentent de rendre légitimes et banales ces contre-valeurs démocratiques. Le comble est qu’ils se réclament de la démocratie. On pourrait dire qu’ils tentent de démocratiser leurs propos contre démocratiques, en quelque sorte. La tranquille assurance avec laquelle Eric Zemmour à parlé des noirs et des arabes dans une émission de télévision était significative de cet état d’esprit.

Q2C – Le discours réactionnaire se structure autant par son contenu que par sa forme. L’insulte et la caricature, bien sûr, et vous y revenez longuement, mais aussi une rhétorique spécifique qu’Albert O. Hirschman a très finement analysée (Deux siècles de rhétorique réactionnaire). Comment comprendre cette uniformité dans les discours et quelle est, selon vous, sa fonction ?

Jean-Michel Barreau – Le discours réactionnaire se structure par son contenu, sa forme… et ses valeurs. L’insulte et la caricature, pour la forme et le refus de la démocratie, pour les valeurs. O. Hirschman travaille sur la rhétorique, je travaille sur l’axiologique.

C’est ce que j’ai voulu démontrer dans cet ouvrage : l’uniformité du discours réactionnaire se structure quatre fois autour de valeurs contre démocratiques. Refus de la démocratie de conscience, par la théocratie. Refus de la démocratie de fraternité, par la ségrégation. Refus de la démocratie d’émancipation, par le traditionalisme. Refus de la démocratie sociale, par le triptyque égoïsme / cupidité / exploitation.

La fonction du discours réactionnaire est de freiner, de s’opposer ou de revenir sur les formes démocratiques. Dans ce livre, je montre principalement que ces formes réactionnaires sont essentiellement des adversaires des formes démocratiques. Elles peuvent être historiques ou contemporaines, mais elles tournent toujours autour de ces quatre axes fondamentaux.


Q2C – L’ouvrage est structuré autour de quatre entrées : « Théocratie », « Ségrégation », « Tradition » et la dernière « Égoïsme / cupidité / exploitation » qui conclut très justement sur la centralité de la question de l’égalité sociale dans la pensée réactionnaire. « Il n’y a pas de réflexion approfondie sur les formes réactionnaires qui ne puisse placer au centre de sa pensée l’idée de social» écrivez vous en ouverture de ce chapitre. En quoi cette question sociale est-elle selon vous au cœur de l’analyse mais aussi du combat à mener ? Je pense en particulier aux passages sur le «libéralisme réactionnaire».

Jean-Michel Barreau – En effet, comme je le dis plus haut, les formes réactionnaires sociales s’opposent aux formes démocratiques sociales. Le travail des enfants dans le monde au mépris de leur santé physique ou morale, les entreprises qui mettent sur la paille des employés tout en faisant des profits mirifiques, les revenus phénoménaux des patrons des grandes firmes internationales alors que l’augmentation de la pauvreté et des inégalités dans le monde est exponentielle etc. sont autant d’exemples qui montrent que la trilogie égoïsme/cupidité/exploitation est significative d’un fonctionnement qui porte atteinte à la condition des personnes. D’autant plus qu’en bout de courses, souffrances, misères, blessures, handicaps ou morts sont toujours au rendez-vous.

Cette question sociale est au cœur de l’analyse car la « logique du marché » justifie souvent tranquillement ces misères économiques. Alors que d’un autre côté on peut très bien s’offusquer des horreurs des théocraties, par exemple. Comme si c’était moins grave de souffrir des horreurs théocratiques que de souffrir des horreurs économiques. Il est vrai que certains souffrent des deux…

Une démocratie digne de ce nom a toujours ces quatre combats à mener contre les formes réactionnaires.

Propos recueillis par Grégory Chambat pour Q2C.

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