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Les devoirs, un travail au noir

Les « devoirs faits », une mesure de Jean-Michel Blanquer pour le collège va s’appliquer en novembre. Une facilité de travail pour de nombreux élèves. 
Mais la réflexion sur le pourquoi de ces «devoirs » n’est toujours pas au programme. Est-ce des compléments au cours (ce qu’on n’a pas eu le temps de faire) ? Est-ce des entraînements, des exercices  ? Est-ce des recherches pour aller plus loin ?
Et je ne parle pas de la concertation entre les professeurs pour éviter les demandes cumulées  et bien sûr  le poids du cartable…
Cette mesure touche le collège, mais pas l’école élémentaire où les « devoirs » sont encore rois pour bon nombre de professeurs…
Repenser le travail personnel pour tous les enfants dès le primaire serait un beau projet !

Un peu d’histoire
L’arrêté du 23 novembre 1956 aménage les horaires des écoles primaires et inscrit les devoirs pendant le temps scolaire. En application de l’arrêté, la circulaire du 23 novembre 1956 supprime sans équivoque les devoirs à la maison, retenant des arguments d’efficacité et de santé.
L’application de la circulaire n’est pas satisfaisante, plusieurs textes doivent rappeler l’interdiction (1962, 1964, 1971, 1986, 1990). La circulaire du 17 décembre 1964 ajoute même une précision et porte l’interdiction aux « écrits à exécuter hors de la classe », puisque certains enseignants interprètent les textes en déclarant ne pas donner des devoirs, mais des exercices écrits…
En septembre 1995, François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale décide « pour lutter contre les inégalités des situations familiales » de mettre en place des études dirigées en classe qui remplaceront les fameux « devoirs écrits » à la maison, « les élèves n’ayant plus que du travail oral à faire ou des leçons à apprendre ».
Néanmoins, aucun texte ne demande aux enseignants de prescrire un travail aux élèves après la journée de classe.
Depuis, le temps réservé aux études dirigées sur le temps de classe a disparu. Chaque enseignant a sa propre conception du travail personnel…
 
Une sous-traitance de l’école
La semaine de 24 heures sur quatre jours (en 2008 puis de nouveau en 2017) non seulement externalise les aides et les soutiens hors du temps scolaire, mais tend à consolider l’intérêt des « devoirs » donnés à la maison (manque de temps pour tout faire). Même quand les enseignants ne donnent « que » des leçons, les enfants ont presque toujours le « devoir », l’obligation de les faire, elles représentent des « devoirs ».
Que penser des leçons qui portent sur une notion venant juste d’être abordée le jour même en classe ? Son appropriation n’est pas engagée, faute des temps indispensables de questionnement, de tâtonnement avec ses essais et erreurs. Une véritable « sous-traitance pédagogique » !
Quant à la correction des « devoirs », son traitement est bien différent selon les classes. Elle peut soit prendre du temps en début de journée, ou au contraire être faite très rapidement ou même pas du tout. Dans tous les cas, le suivi individuel est très rare.
 
Une sélection sociale
Tous les parents n’ont pas les mêmes possibilités pour aider leurs enfants à réaliser ce travail à la maison : conditions matérielles, temps de retour du travail, niveau scolaire, langue maternelle… Même une petite recherche en vocabulaire, en géographie ou en histoire peut se révéler impossible (absence de dictionnaires, d’encyclopédie ou d’ordinateur).
Le renvoi du travail personnel à la maison pénalise en premier les enfants des familles défavorisées, il met en difficulté des parents qui se sentent impuissants, voire humiliés de ne pas « savoir ». L’école leur renvoie une image négative sur leur rôle de parents.
 
Une journée trop longue
Certains enfants ont une journée plus longue que celle d’un adulte salarié. En plus du temps de classe, il faut ajouter celui de la garderie (matin et soir), de la cantine, de l’étude surveillée, du conservatoire, du club sportif…
Pour trop d’enfants, c’est la double peine ! Les « bons élèves » font rapidement leurs devoirs, mais plus l’enfant a des difficultés scolaires plus il passera du temps à les faire. Il pourra se décourager, se sentir « nul » et ainsi seront semées les premières pierres du décrochage scolaire.
 
Une préoccupation familiale  
La réalisation des devoirs diminue le temps de loisirs, le temps de repos et elle pèse sur les congés.
Quand un élève est absent, les parents viennent en général chercher les devoirs à l’école et ils s’inquiètent beaucoup moins des travaux manqués pendant la ou les journées de classe.
À la maison, l’enfant est souvent pris dans un chantage autour de la question des devoirs : tu joueras, tu regarderas la télé, tu feras… quand tu auras fini tes devoirs.
S’il ne comprend pas ce que lui a demandé son enseignant, c’est lui le responsable : il n’a pas écouté, il n’a pas fait son travail d’élève…
On peut avoir des interventions de parents trop importantes, c’est l’adulte qui fait l’essentiel du devoir. Il peut naître également des oppositions de méthode entre les parents et l’enseignant (opérations, lecture…).
Des disputes, des menaces de punition s’enclenchent au détriment de l’échange qu’il pourrait y avoir autour de ce qui s’est passé à l’école, du travail fait en classe, des projets.

 Les bonnes excuses de l’école
Si l’enseignant donne des devoirs, c’est pour répondre aux souhaits des parents, à l’image qu’ils ont du bon enseignant qui fait travailler beaucoup ses élèves, y compris le soir.
Les devoirs permettent aux parents de suivre le travail de leur enfant et ils incitent les familles les plus éloignées de l’école à le faire. On entend souvent : si l’élève ne fait pas ses devoirs, c’est qu’il n’est pas suivi à la maison, que les parents sont démissionnaires.
De plus, ils préparent au collège : organisation du travail sur la semaine, gestion du cahier de textes, distance entre le cours et ses applications… Faudra-t-il donner des devoirs en grande section de l’école maternelle pour préparer les élèves à ceux du cours préparatoire ?
 
Les devoirs à la maison permettraient de travailler plus pour savoir plus !
C’est un modèle idéologique de réussite scolaire qui réduit l’apprentissage des connaissances à l’effort et à la quantité de travail, qui méprise les situations pédagogiques mises en œuvre par les professeurs et le temps de la construction des savoirs qui dépasse la séquence ou l’heure de cours.
C’est un modèle individualiste qui ignore les situations coopératives d’échanges de savoirs entre tous (élèves, enseignants et parents).
Certes, le travail individuel et personnel, son organisation et la gestion du temps sont des éléments essentiels de l’apprentissage, mais ils doivent se vivre en coopération (pairs et adultes) à l’école. L’établissement scolaire doit être le lieu qui encadre ces éléments essentiels et apporte les ressources nécessaires, les soutiens ponctuels, les aides ciblées et les suivis individuels des enseignants pour permettre à tous les jeunes de les pratiquer et de s’approprier des savoir-faire explicites non réservés à ceux qui les trouvent dans leur milieu familial.
 
Et pourtant !
Nombreux sont les enseignants qui organisent, autrement qu’avec les « devoirs », la communication entre l’école et la maison, la participation aux travaux de la classe et les relations individuelles avec les familles. Ils n’attendent pas que les parents jouent au « professeur du soir », mais, outre leur rôle naturel (affectif et matériel), qu’ils montrent l’importance de l’école à leurs yeux, qu’ils soient curieux et fiers des réalisations de leurs enfants.
 
L’école peut entrer à la maison sans passer par des devoirs :
– la consultation des travaux rapportés de la classe ;
– l’écoute du texte dont l’enfant est auteur ;
– la lecture du cahier de vie, du cahier d’écrivain, du journal scolaire ;
– la visite du blog de la classe ;
– la participation à des présentations en classe (exposés d’enfants, œuvres…) ;
– etc.
La maison peut entrer à l’école sans les devoirs :
– le récit d’une visite, d’une promenade, d’un événement important ;  
– l’écriture d’un texte dans le cahier d’écrivain ;
– la présentation d’un objet culturel, d’un animal familier, d’une recette de cuisine…
– l’exposé d’un parent (pays, métier…) ;
– les réunions individuelles avec les enseignants ;
– les échanges de savoirs ;
– etc.
 
Alors, à qui profite le crime ?
Aux enfants (et à leurs parents) qui ont déjà toutes les clefs pour réussir à l’école, les « héritiers » selon Bourdieu ?
A l’école libérale qui veille sur les moyens et surveille les dépenses ?
A l’école méritocratique et élitiste ?
Aux futurs chefs d’entreprise qui auront des travailleurs formatés pour « travailler plus » ?
Aux officines privées qui se lèchent les babines devant ce marché potentiel ?
Et à d’autres certainement !
 

5 Comments

  1. Denis Paget

    Les devoirs, un travail au noir
    Excellent article ; j’ajouterai seulement que la diffusion (souvent par les corps d’inspection) de la méthode dite des “classes inversées” légitime à la puissance 10, l’amplification du travail à la maison étayé par le recours à des “capsules” video sur internet.

    On laisse de moins en moins de temps à l’entraînement en classe, et on renvoie ce travail indispensable à la maison. Bientôt on demandera à l’élève d’étudier d’abord le programme pendant les vacances (ce qui se pratique déjà en Corée du sud).

  2. Michel Morel

    Les devoirs, un travail au noir
    Excellent article, en effet, et une réaction particulièrement pertinente et bienvenue de Denis Paget. En effet, ce qui s’oppose radicalement à la classe inversée est ceci : « Certes, le travail individuel et personnel, son organisation et la gestion du temps sont des éléments essentiels de l’apprentissage, mais ils doivent se vivre en coopération (pairs et adultes) à l’école (*). L’établissement scolaire doit être le lieu qui encadre ces éléments essentiels et apporte les ressources nécessaires, les soutiens ponctuels, les aides ciblées et les suivis individuels des enseignants ». Pour cet aspect, à mon avis fondamental de la question, je conseille la lecture de cette discussion où je suis modestement intervenu (voir le lien) (* je soulignerais davantage encore « en coopération ») :

  3. Nestor

    Les devoirs, un travail au noir
    Le problème de cet article est quand même le sous-entendu qu’on apprend qu’à l’école ! Alors que l’éducation (dans tous les sens du terme) ou l’apprentissage est naturel aussi bien dans la famille, dans les diverses activités extra-scolaires, etc. Aussi bien qu’à l’école.

    Du coup, il n’est pas aberrant du tout que le programme traité en classe trouve des prolongements dans la famille (ou ailleurs). Encore faut-il que les “devoirs” demandés aillent dans ce sens. Le fait que les
    parents ne soient pas sur un pied d’égalité pour “aider” leurs enfants ne pose pas de problème de devoir, mais un problème d’égalité ! Faut-il s’accommoder des inégalités, les accepter, et en conclure qu’il faut interdire les devoirs ? Cela ne règlera aucune inégalité, cela les invisibilisera !

    D’autres part, 2 aspects utiles :
    En 1956, l’interdiction des devoirs (ou plutôt l’intégration dans le temps scolaire) se fait dans un temps scolaire de 30 heures par semaines ! Dont 5h de devoirs (http://dcalin.fr/textoff/ecoles_horaires_1956.html )
    Aujourd’hui, nous en sommes à 24h… donc la première des revendications à avoir serait l’allongement du temps scolaire ! (soit par semaine, soit le nombre de semaines par an).

    Il est d’ailleurs évident que moins le temps passé à l’école est long, plus les inégalités se creusent !

    D’autre part, les “devoirs faits” de Blanquer sont surtout un excellent moyen de “intégrer” les devoirs dans le temps para scolaire plutôt que de les réintégrer dans le temps scolaire : quand on voir le nombre d’animateur des communautés de communes, d’emplois en service civique, voir même de bénévoles qui sont appelés pour remplir les cases de ces “devoirs faits”, on assiste une fois de plus à une privatisation d’un travail qui aurait été scolaire, mais qui ne l’est plus. Pas sûr que cela réduise la moindre inégalité.

    Et je rajouterai que ce qui est vrai pour le primaire ne l’est plus forcément pour le collège et le lycée. Le travail “personnel” (devoir à la maison ou ailleurs) me semble très pertinent pour développer une autonomie, un savoir-faire méthodologique, etc. Et sans avoir à compter sur une quelconque “aide” des parents !

  4. Frédéric Jésu

    Les devoirs, un travail au noir
    Pour prolonger l’esprit de l’article de Catherine Chabrun et promouvoir la coopération à l’école soulignée par Michel Morel, ne faut-il pas aussi et enfin débarrasser tous les acteurs de l’école (enfants et parents en premier lieu), et les autres éducateurs, de ce vocabulaire d’un autre âge, d’inspiration religieuse, qui en dramatise les enjeux et les modalités : “devoirs”, “fautes”, “punitions”, “contrôles” … et j’en passe ?

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