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Le manuel d’histoire fédéral

Alors que Le Monde diplomatique vient de publier un “Manuel critique d’histoire” nous avons souhaité mettre en perspective cette initiative avec une autre, qui date elle des années 1930, celle du contre-manuel d’histoire édité par les militants enseignants syndicalistes révolutionnaires de la Fédération Unitaire de l’enseignement.

Gaetan Le Porho, qui a travaillé sur ce sujet, nous propose ici un extrait d’un ouvrage qui devrait paraître d’ici quelques mois…

• Le manuel d’histoire fédéral

Les débats sur l’épistémologie et la didactique de l’histoire, sur la meilleure manière de l’enseigner ont été riches et variés. Ils ont connu une résolution pratique : le manuel d’histoire fédéral appelé la Nouvelle Histoire de France. Il est important pour les militants que les controverses donnent lieu à des réalisations.

Des syndicalistes avaient pensé d’abord éditer un manuel international et internationaliste en utilisant le cadre de l’International des Travailleurs de l’Enseignement. Mais sa réalisation a été trop compliquée dans ce cadre. C’est un manuel d’histoire de France pour le Cours Moyen et le Certificat d’Etudes qui verra le jour, édité par L’Ecole Emancipée. Pour les révolutionnaires de l’enseignement de l’entre-deux-guerres, les manuels (comme celui de Lavisse) et la pédagogie officielle de l’histoire étaient en partie responsables des mentalités chauvines et guerrières qui conduisirent à la guerre mondiale à travers le culte des grands hommes, de la patrie et d’une sorte de religiosité. La Fédération Unitaire de l’Enseignement et ses adhérents syndicalistes révolutionnaires ont débattu de la suppression de ces manuels. La majorité a décidé de créer et de propager un manuel d’histoire privilégiant une autre pédagogie de cette matière, qui mette l’accent sur l’enquête, l’observation et la vie populaire plutôt que sur les dates et les « grands hommes ».

Il est signé par « un groupe de professeurs et d’instituteurs de la Fédération de l’Enseignement ». Il est important pour la FUE de marquer le caractère collectif de ce travail. De fait, son principal rédacteur est Antoine Richard qui a écrit beaucoup de textes sur l’histoire dans L’Ecole Emancipée. Il a été aidé par Louis Boutreux qui a aussi écrit des articles sur l’histoire et les sciences dans la revue fédérale et qui, avec Bazot, illustre l’ouvrage. Maurice Dommanget a relu les épreuves. D’autres syndiqués ont contribué à cet ouvrage d’une manière ou d’une autre. Des résumés ont été soumis à des spécialistes universitaires et scrupuleusement vérifiés.

Le manuel est construit de manière matérialiste, inspiré par un certain marxisme. Ce sont les modes de production (infrastructures) qui déterminent en dernière instance, les idées, les évènements historiques et les institutions (superstructures). C’est le travail qui est la base de la vie. Son histoire et celle de son émancipation sont privilégiées par rapport aux batailles. Les dits « grands personnages » ne peuvent accomplir leur œuvre qu’en accord avec lui. La vie du peuple (ses vêtements, habitations, inventions, plaisirs) intéresse plus les enfants que la litanie chronologique de noms des rois, d’évènements. Cette histoire est vraie, simple et concrète.

C’est pourquoi le plan contient un tableau préliminaire puis quatre tableaux (Moyen-Age, Temps modernes, la Révolution puis l’Epoque contemporaine) qui ont chacun plusieurs chapitres. Ils traitent d’abord des rapports de production, puis des idées qui sont ses émanations. En conséquence de quoi, les évènements sont relatés avec leurs personnages dirigeants, leurs gouvernements, leurs régimes, leurs batailles etc. Il faut comprendre l’histoire avant de l’apprendre, l’expliquer plutôt que retenir. Le caractère scientifique du manuel est souligné contre une « dévotion » à des héros ou des drapeaux, même s’ils sont rouges. Il implique une philosophie de l’éducation conçue comme rationnelle et humaine.

Le texte est volontairement de ton politiquement « modéré » pour pouvoir être inscrit sur les listes départementales des manuels officiels . Des aspects sont jugés quelque peu rétrogrades par les communistes. Il est en effet parlé des aspects positifs de la colonisation. La FUE était, notamment dans le cadre de la CGT U, inscrite dans un combat anticolonial. Les personnels dits indigènes étaient syndicalement particulièrement et spécifiquement défendus. Jacques Girault nous apprend que les trois-quart des utilisateurs du manuel qui ont répondu à son enquête sont adhérents de la FUE. Ils y ont recours même s’il ne figure pas sur les listes départementales. Il était utilisé comme manuel en classe de manière somme toute assez classique. Les leçons sont suivies de résumés à apprendre et de questions de compréhension.

Mais il pouvait aussi être employé dans le contexte d’une pédagogie plus alternative comme le mentionne Gauthier dans la partie scolaire de L’Ecole Emancipée :

« Cette révision consistera surtout en une adaptation de la Nouvelle Histoire de France à l’histoire locale. […]
Chaque causerie est suivie de l’étude individuelle. Au lieu du résumé fastidieux, j’utilise les remarques de Freinet (Plus de manuels scolaires) en indiquant au tableau les pages des livres où se trouve développée la période étudiée. Ces livres sont sur la table. Chaque élève choisit librement celui qui lui convient ; il forme, s’il le désire, un groupe avec deux ou trois camarades. Si la Nouvelle Histoire de France n’est pas inscrite sur la liste départementale, rien ne s’oppose à son emploi comme livre d’études, livre de bibliothèque, avec les Paysans (Delon) ou les lectures historiques (A.Thomas). »1

Il peut naturellement être associé aux cours d’histoire publiés par la revue fédérale :

« La rubrique « Histoire » de L’Ecole Emancipée de cette année est d’ailleurs, par sa conception originale de discussion historique, le complément naturel de ce manuel.»2

Enfin il pouvait aussi servir de manuel de lecture tant pour les enfants que leurs parents à qui il plaisait. Pour ce qui est de sa distribution, les premières épreuves ont circulé parmi les congressistes au congrès de Tours d’août 1927. Maurice Dommanget s’occupe de le propager et de le faire accepter (il aura d’ailleurs des soucis avec sa hiérarchie car il l’utilise en classe). Il rédige un tract pour sa publicité qui est tiré à 110 000 exemplaires. Des communiqués de presse sont envoyés massivement. Seuls L’Humanité (journal du Parti Communiste) et La Vie Ouvrière (journal de la CGT U), pour ce qui est de la presse engagée, et la Revue de l’école, pour la presse pédagogique, en font l’écho dans un premier temps. Par contre les journaux des organismes locaux du mouvement ouvrier, unions locales et régionales de syndicats et sections de partis politiques communistes, voire socialistes et même radicaux en ont beaucoup parlé de manière positive.3

Les syndicats de la CGT U aident parfois à sa distribution. Dans le Cher le siège de l’Union Régionale Unitaire prend en dépôt un stock de livres. Dans les Alpes-Maritimes, Virgile Barel fait voter au congrès de Nice une motion pour que le Congrès de l’Union Locale Unitaire de Nice participe à la campagne en sa faveur. La CGT, par contre, en parle peu même si les bulletins du Syndicat National du Puy-de-Dôme, de la Drôme, de la Haute-Loire, en ont parlé favorablement, ainsi que le Syndicat des professeurs d’école normale4, avec qui la FUE a pris contact5.

D’autres organismes ouvriers sont mis à contribution :

« Le B.F [Bureau Fédéral] demandera aux syndicats de mener une vigoureuse campagne pour y intéresser l’opinion, en faisant appel aux organisations ouvrières : A.R.A.C [Association Républicaine des Anciens Combattants], F.O.P. [Fédération Ouvrière et Paysanne], municipalités ouvrières …. »6

Ils répondent positivement :

« Des municipalités fournissent gratuitement le livre – Marseille par exemple pour les urbaines etc… Monthermé (Ardennes) pour les rurales – Les anciens combattants sont prêts à nous soutenir (A.R.A.C.). La Fédération ouvrière et paysanne (F.O.P.) a voté dans son Congrès de Saint-Etienne « l’obligation de l’achat du livre par toutes les sections. »7
Des lettres de présentation du manuel sont aussi envoyées à beaucoup de librairies. Il est diffusé aussi par « Monde » et la « Librairie du Travail ».

Enfin la propagande est organisée en sa faveur dans de multiples réunions :

« En dehors des réunions corporatives, des meetings de défense laïque et des assemblées ouvrières, des réunions spéciales eurent lieu à Nice, Vallauris, Antibes, Digne, St-Etienne, Lyon, Elboeuf. Pour faciliter la tâche des militants un plan de causerie fut envoyé aux S. [Syndicats]. »8

Les militants y font allusion dans les Assemblées Générales du personnel précédant les élections professionnelles. Ils organisent aussi des réunions avec les parents d’élèves de leurs écoles. Un plan de causerie qui sert à animer ces rencontres est à la disposition des syndicats qui peuvent le demander en écrivant à Desvaux, le secrétaire pédagogique.

L’action directe est préconisée pour l’introduire dans les classes :

« Il faut demander à tous les C.S [Conseils Syndicaux], à tous les militants de mettre au moins deux ou trois manuels dans leur classe, entre les mains de leurs élèves. Dépense minime pour chacun et notre force de résistance en sera accrue, l’Administration continuant à inquiéter des camarades. Refuser d’enlever le manuel sur injonction des IP [Inspecteurs Primaires] en posant la question : quel texte légal empêche un maître de donner à ses élèves un livre scolaire non interdit et qui a été inscrit sur la liste officielle de certains départements ? »9

Un véritable combat a été entrepris par la FUE pour qu’il soit utilisé par les maîtres dans les écoles, malgré les résistances de l’administration. Il passe par la lutte pour sa reconnaissance officielle qui implique son inscription dans les listes départementales des ouvrages pouvant être utilisés en classe comme manuels. Il faut pour ce faire que les enseignants convoqués aux Conférences Pédagogiques ainsi que leurs représentants présents aux Commissions Départementales10 se prononcent en sa faveur. C’est pourquoi les adhérents de la FUE s’efforcent d’argumenter dans ces deux cas.

Cela commençait bien puisqu’en octobre 1928, des commissions départementales l’adoptent :

« Dans quatre départements , Bouches-du-Rhône, Rhône, Saône-et-Loire, Côte-du-Nord, la commission départementale a voté l’inscription du livre, malgré toutes les oppositions et calomnies. Le livre figure donc sur les listes départementales. C’est un fait capital.»11

Mais dans une circulaire du 24 octobre 1928 le ministre de l’Instruction Publique, Herriot, enlève le pouvoir décisionnaire à ces instances où siègent des délégués du personnel pour le mettre dans les mains de la hiérarchie. En février 1929, Desvaux décrit les effet de cette circulaire et la critique :

«La N.H.F. a subi de la part de l’administration une offensive vigoureuse où tous les prétextes et moyens ont été employés. Cette offensive « est dirigée d’en haut », « il est très clair que les I.P. ont reçu des ordres » (Finistère). Mais tant qu’Herriot n’a pas envoyé la circulaire du 24 octobre 1928 (E.E. N°10) il y a flottement. Des inspecteurs font l’éloge du livre (Loire, Aube), d’autres laissent présenter l’inscription (Morbihan), d’autres la combattent mais au nom de leur petite subjectivité personnelle «parce qu’ils ont fait la guerre»(Nord). Après la réception de la circulaire et probablement d’instructions, une offensive vigoureuse se déclenche. Cela provoque des revirements caractéristiques de la part des inspecteurs, tel celui du Morbihan qui laisse présenter l’inscription à Pluvigner « où elle est passée sans discussion mais qui quelques jours plus tard, à Locminé « s’oppose à toute discussion, en s’appuyant bien entendu sur la C.M [Circulaire Ministérielle].
[…] il ressort nettement que l’Administration a pris position et qu’elle a abattu son jeu. Reniant la C.M. du 7 octobre 1880 où Jules Ferry affirmait « C’est au personnel enseignant lui-même que l’on confie l’examen et le choix des livres… le laissant libre de modifier, d’augmenter, de réviser le catalogue » ; abandonnant franchement les prétendus principes libéraux qui servent pourtant si bien pour abuser les gens, jetant le masque et les textes par dessus bord, elle entend imposer son point de vue et revenir aux principes d’autorité. Il vous appartient dit Herriot de maintenir ce qu’on veut supprimer et de supprimer ce qu’on veut inscrire (C.M. du 24 octobre 1928). C’est dire que le personnel n’est consulté que pour la forme, n’est admis à discuter qu’à condition d’avoir une opinion conformiste.
Mais que devient la collaboration alors ? En tout cas la lutte n’est pas finie. Le personnel comprend que le retour aux méthodes d’autorité, condamnées par Jules Ferry, est un anachronisme qui ne peut durer.»12

Les syndicats de la FUE sont encouragés à réagir aux attaques de la hiérarchie contre le manuel :

« Les efforts de nos syndicats ont porté lors des conférences pédagogiques sur la radiation des livres chauvins et l’inscription de notre manuel d’histoire. Ce dernier est combattu âprement par l’administration, qui s’oppose à l’inscription, procède à la radiation là où il est inscrit, s’oppose à son entrée dans les classes. Il importe que nos syndicats activent leur propagande en faveur du manuel et prennent toutes dispositions pour répondre à l’offensive de l’administration. » 13

En juillet 1929, le secrétaire pédagogique fédéral, Desvaux, fait le bilan de cette véritable guerre avec ses avancées et ses reculs, ses défaites et ses victoires :

« Inscription du Manuel d’histoire :
1) L’action syndicale. – Le manuel, mieux connu qu’en 1927, a été le centre d’activité des S. au C.P. […] 12 S. ayant demandé l’inscription en 1927 n’ont pas fait de nouvelles propositions cette année, soit que le manuel ait été déjà inscrit, soit que la Commission départementale n’ait pas encore examinée les propositions de 1927; par contre, 8 S. de plus qu’en 1928 ont proposé l’inscription. Celle-ci a été présentée, pour 25 départements dans 151 cantons et 70 circonscriptions, l’inscription fut acquise dans 79 cantons et 45 circonscriptions. Si on ajoute que, pour les 29 syndicats dont nous avons les renseignements, les propositions avaient porté en 1927 dans 155 cantons et 97 circonscriptions avec inscriptions adoptées dans 97 cantons et 49 circonscriptions, on peut mesurer le bel effort fourni, et il faut regretter que tous les S. ne nous aient pas renseignés sur leur action.
2) L’offensive administrative. – Tout l’appareil administratif se dressa contre nous : ministre, recteurs, inspecteurs d’académie, inspecteurs primaires. Le S.N. en tant qu’organisation n’a pas combattu ouvertement le livre, mais certains cadres locaux firent chorus avec l’administration, des membres même proposèrent la radiation là où il était inscrit (Saône-et-Loire).
Notons toutefois avec satisfaction que les sections du S.N. de la Nièvre, et de la Haute-Loire ont mené l’action pour l’inscription dans leur département.
Les Commissions Départementales refusèrent partout l’inscription, avec souvent le vote défavorable ou l’abstention des C.D. du S.N. De même les professeurs d’E.N. [Ecoles Normales] en majorité suivirent l’administration. Il n’est que quatre départements où les votes marquèrent une forte sympathie au manuel : Ardèche (7 voix), Cher (7 voix), Loiret (5 voix), Seine (9 voix) pour.
Bien mieux, par un véritable auto-désaveu ou tour de passe-passe, l’inscription acquise en 1927 fut annulée en Saône-et-Loire, Dordogne, Côtes-du-Nord.
Le Manuel reste inscrit seulement dans les Bouches-du-Rhône, le Cantal, le Rhône et la Mayenne[…]
Conclusions. – Malgré les critiques, les brimades, les menaces, l’action ne s’est jamais ralentie au cours de l’année pour l’inscription du manuel. Le gros de l’effort en 1930 devra viser à obtenir des votes favorables des professeurs d’E.N. [Ecoles Normales] membres de Commissions départementales. Pour préparer cette action nous sommes intervenus auprès de leur syndicat (confédéré). Notre proposition d’examen a reçu un accueil favorable. L’action pour l’inscription doit être reprise l’an prochain aux C.P. avec plus d’ensemble dans tous les syndicats, action vigoureuse contre l’administration, persuasive près des collègues et des parents. Elle sera menée en liaison avec la lutte contre les livres chauvins, ce qui réunira les deux aspects critique et positif de notre action. La diffusion et la vente devront aussi s’organiser avec soin : il n’est pas de réunions corporatives ou ouvrières où ne doit se trouver un stock de manuels à vendre. »14

Le militantisme en faveur du manuel n’ayant pas réussi à le rendre officiel, la question des sanctions s’est posée envers ses utilisateurs. L’Emancipation nous renseigne à ce sujet :

« Six camarades ont été inquiétés et invités à retirer le manuel d’histoire de leur classe, en particulier notre camarade Dommanget, menacé d’une sanction disciplinaire par son I.A. [Inspecteur d’académie] qui alla spécialement prendre des ordres au Ministère. Dans la Gironde l’I.P [Inspecteur Primaire] alla jusqu’à fouiller les cartables des élèves de Doumezat pour en retirer le manuel.»15

Les tracasseries administratives se sont exercées dans les départements de l’Oise, l’Ardèche, la Gironde, la Seine-et-Marne, la Loire, l’IIle-et-Vilaine.16 Des instituteurs ont reçu des blâmes pour avoir utilisé le manuel en classe comme G. Gueyé de Saint-Pierre des Landes17.

Lucien Corpecho signale dans Le Figaro (qui, avec L’Ami du Peuple, attaquait régulièrement le livre18) que l’interdiction totale du manuel a été sérieusement envisagée par la plus haute autorité de l’instruction publique :

« M. Léon Bérard, durant la discussion du budget, a signalé au ministre de l’Instruction Publique et à ses collègues du Sénat un manuel d’histoire édité par L’Ecole Emancipée, qui n’est qu’un épouvantable pamphlet contre la France, un appel à la guerre civile, et, qui, malgré tout le scandale qu’il cause, est en usage dans un certain nombre d’écoles primaires. M. Marraud a répondu à M. Léon Bérard que le Conseil de l’instruction publique allait prendre une décision interdisant ce manuel. »19

Pour détourner une forme de censure, les militants arguent que, même si le livre d’histoire fédérale n’est pas considéré comme officiel, rien n’empêche de l’avoir en classe à libre disposition et de l’utiliser comme tout autre livre à vocation scolaire. Ils s’appuient sur des textes pour encourager la résistance :

« La non inscription ou la radiation de la liste départementale ne signifie pas l’interdiction d’un livre (voir circulaire Chaumié 1902 – Loi du 27-2-1880 article 4 – décret du 29 janvier 1890, article 9). N’importe quel écolier à qui son père a acheté le Manuel, peut l’apporter en classe sans que personne n’ait le droit de le lui enlever. N’importe quel maître peut avoir le livre sur son bureau et s’en inspirer ou s’en servir pour faire ses leçons d’histoire. »20

Pour la majorité des adhérents de la FUE ce manuel n’a pas seulement vocation à être exploité dans les classes. C’est aussi un ouvrage d’éducation populaire qui doit être mis dans les bibliothèques notamment celles des organismes syndicaux (telles les bourses du travail) et politiques. Les associations d’anciens combattants, les universités populaires, les habitations des travailleurs peuvent aussi en profiter. Il doit être utilisé pour former la conscience sociale des salariés à l’occasion de cours ou de conférences qui leur sont donnés.

Les communistes orthodoxes de la FUE se sont opposé à un tel usage. En effet, selon eux, le manuel n’est pas assez critique envers les capitalistes et les bourgeois car il attribue un rôle parfois positif à la colonisation ainsi qu’à la république. Son caractère modéré et de compromis peut être compris s’il faut faire en sorte de le faire accepter dans une institution, l’école, foncièrement soumise aux intérêts de la classe dominante. Par contre, les organisations ouvrières qui doivent bâtir une contre-société prolétarienne indépendante et critique des institutions et idées capitalistes sont tenues de condamner le manuel et ne doivent pas s’en servir. Il est qualifié de « petit-bourgeois », car soutenu par des universitaires comme Mathiez appartenant à cette classe, ou de « manuel libéral à tendance ouvrière. »21 De plus, son idéal d’objectivité et d’éducation rationnelle et humaine agace des marxistes qui ne croient pas à la neutralité scientifique.

Ce sont de jeunes communistes qui ont déclenché l’offensive. Le manuel
est immédiatement défendu par le Bureau Fédéral, qui tente de mettre les communistes en porte-à-faux en citant les appréciations positives parues dans leurs presses :

« Nous avons eu la surprise de voir un groupe de Jeunesses Communistes s’élever contre le diffusion du manuel dans les milieux prolétariens. Certes le livre n’est pas « essentiellement révolutionnaire » et n’a jamais été présenté comme tel, mais si les critiques des Jeunesses Communistes peuvent être justifiées quant au fond politique, nous ne devons pas oublier que nous sommes toujours régis par les lois d’un gouvernement bourgeois. Le B.F. [Bureau Fédéral] actuel estime comme le B.F. précédent d’ailleurs, que tel quel, avec son objectivité et son contenu, le manuel est un instrument précieux pour les enfants du peuple et nous devons tout faire pour l’introduire dans nos écoles, comme pour le faire connaître à la classe ouvrière. Nous n’avons rien à retrancher à l’appel que lançait le secrétaire fédéral en octobre dans L’Humanité et La Vie Ouvrière « Père et mère de famille qui voulez donner à vos petits une idée vraie et saine de l’histoire du peuple, de ses misères, de son ascension lente vers une vie nouvelle, achetez-leur ce livre d’histoire. Achetez- le pour vous-même, vous le lirez avec intérêt, et les commentaires, puisés dans votre vie quotidienne, que vous pourrez ajouter à chaque page, seront la meilleure leçon de lutte de classe que vous pourrez donner à vos enfants ».22

Desvaux, secrétaire pédagogique et adhérent du Parti Communiste, est mis dans une situation délicate. Il prend néanmoins nettement position en faveur de ses camarades de parti comme en témoigne l’agacement de Richard, principal rédacteur de l’ouvrage :

« Le manque d’empressement qu’il [Desvaux] a mis à me procurer les textes des J.C. [Jeunesses Communistes] où le livre a été pris à partie, le calme indifférent avec lequel il m’a fait part de l’insuccès de ses recherches. »23

Cette controverse montre à quel point les déterminations politiques ont recoupé des prises de position pédagogiques. En effet, le Congrès de Besançon de 1929 tranche le débat en proposant trois motions au vote. Elles correspondent chacune à une tendance syndicale. La majoritaire est de la majorité fédérale, celle de Richard des syndicalistes-révolutionnaires de la « Ligue Syndicaliste », celle de Desvaux de la Minorité Ouvrière Révolutionnaire. Elles sont toutes déposées par des militants à qui le travail pédagogique et historique a donné un certain prestige : Dommanget est un historien du mouvement ouvrier et social, Richard est un pédagogue de l’histoire et Desvaux est secrétaire pédagogique fédéral. C’est la vieille minorité syndicaliste-révolutionnaire qui soutient le plus le manuel. Hagnauer signe un article qui lui est favorable dans la revue principale de cette sensibilité : La Révolution Prolétarienne (dirigée par Pierre Monatte).

Ce débat autour du manuel d’histoire fédérale a été tranché par un congrès de la FUE : le 24ème congrès fédéral de Besançon d’août 1929. Les trois motions en concurrence ainsi que les voix qu’elles ont obtenues sont recensées dans le bulletin officiel de la fédération syndicale :

« Motion Dommanget
Le congrès reconnaît que différents passages du Manuel d’histoire, principalement vers la fin, sont susceptibles de semer des illusions démocratiques et colonialistes. Il reconnaît également que, dans le corps de l’ouvrage, une place assez grande n’a pas été faite aux révoltes plébéiennes et paysannes ainsi qu’au rôle persécuteur de l’Eglise.
Toutefois, le Congrès estime qu’à côté de ces défaut, le Manuel présente des qualités indéniables. Il est le premier manuel d’Histoire
a. qui affirme la notion de classe ;
b. qui cherche à expliquer les faits en s’inspirant de la méthode du déterminisme économique ;
c. qui restitue au travail la place à laquelle il a droit ;
d. qui élimine dans une large mesure l’idée patriotique ;
e. qui tienne compte des plus récentes découvertes de la science historique ;
f. qui réhabilite des hommes comme Robespierre et Varlin.
Etant donné la malfaisance des autres manuels, et la nécessité où nous nous trouvons de donner une forme positive à la lutte antichauvine poursuivie dans les conférences pédagogiques, le Congrès estime que la Fédération doit continuer à répandre le Manuel (compromis qu’elle a édité dans l’esprit des décisions du Congrès de Paris 1925 au prix de sacrifices importants) tout en s’engageant à rectifier dans le sens révolutionnaire les passages défectueux en cas de deuxième édition. »

Motion Richard et Basses-Pyrénées
Considérant que certains camarades, qui approuvent le boycottage du manuel d’histoire fédéral par les J.C. [Jeunesses Communistes], font le reproche aux dirigeants de notre Fédération d’avoir fait répandre cet ouvrage en dehors de l’école, au sein même de la classe ouvrière sans en avoir signalé l’insuffisance et le danger.
Prenant note, d’autre part, des déclarations du Secrétaire pédagogique fédéral qui, lui-même emboîte le pas aux détracteurs du livre, et en signale le manque de netteté révolutionnaire ;
Estimant, malgré ces opinions, que ce manuel peut être, en dépit des réserves compréhensibles imposées aux rédacteurs, un utile instrument d’initiation économique et sociale ;
Et prévoyant le danger qu’il peut y avoir à réclamer pour l’enfant et l’adolescent un enseignement de classe d’allure dogmatique et prématurément combattive ;
Approuve la Fédération d’avoir lutté et de lutter encore pour la diffusion du manuel à l’Ecole et dans les milieux ouvriers ;
Invite les camarades auteurs des critiques à ne pas oublier qu’une publication syndicale à l’usage de tous les syndiqués ne saurait sans abus se plier strictement aux exigences d’une idéologie politique.
Et les convie à mettre au premier plan de leur activité la défense et la propagation du Manuel d’Histoire fédéral.

Motion Desvaux
Le Congrès, considérant que l’idée de l’édition d’un livre destiné à être employé à l’intérieur des écoles est essentiellement réformiste ;
Considérant que sa réalisation dans un tel but est forcément réformiste ;
Considérant que l’aggravation des antagonismes sociaux est révélée par la radicalisation des masses et la répression pro-fasciste ;
Affirme que, seul, un enseignement autonome donné en dehors des cadres du système scolaire actuel et niant ainsi son essence bourgeoise peut être vraiment prolétarien ;
Que l’école rationnelle et humaine ne peut être qu’une utopie en régime capitaliste car elle n’est possible que dans une société sans classes antagonistes c’est-à-dire communiste.

Le vote donne :
Motion Dommanget adoptée par le Congrès : 160 voix.
Motion Richard : 29 voix.
Motion Desvaux : 12 voix.
Abstention : 4 voix. »24

Les communistes orthodoxes sont très minoritaires. La motion de Richard a plus du double de leurs mandats. La motion majoritaire remporte largement le vote avec une écrasante supériorité des voix. Elle apporte quelques critiques envers le manuel et engage les militants à le rectifier mais se félicite de son existence et de la propagande menée en sa faveur. Tous les débats ont pris une tournure très polémique quand le PCF a pris son tournant dit « ultra-gauche » ou « classe contre classe ». La question du manuel d’histoire ne fait pas exception. Cela a exacerbé les luttes de tendance. L’influence des idées des communistes d’alors se retrouve dans la motion de Desvaux qui n’hésite pas à parler de « radicalisation des masses » ainsi que de « répression pro-fasciste ». Elle se prononce clairement contre l’école rationnelle et humaine, pour une éducation de classe.

L’ouvrage d’histoire a subi en plus la critique radicale de Freinet envers tous les manuels. Il publie en même temps que la fédération tente de faire rentrer le livre dans les classes, un opuscule dont le titre est explicite : Plus de manuels scolaires. Ce qui énerve évidemment les dirigeants de la FUE. Par contre le manuel d’histoire reçoit des soutiens prestigieux : Ferrière, Mathiez ou encore Sée. Ferrière était un des grands noms de l’Education Nouvelle. Il était directeur de Pour l’Ere Nouvelle, revue internationale, docteur en sociologie et professeur à l’école de pédagogie de Genève. Il écrit :

« Volume extrêmement bien fait, avec un réel souci d’impartialité, et qui donne une foule de renseignements généralement introuvables. Les lectures sont bien choisies et les questions posées remarquablement vivantes. Comme le disent les auteurs, cette histoire n’a pas oublié les paysans, les ouvriers d’autrefois. Le travail y est envisagé comme la base de tout dans la vie d’un pays. Ce livre ne peut manquer de faire aimer l’histoire à l’enfant et d’exciter sa curiosité pour le passé de son village ou de sa ville. »25

Mathiez est un historien reconnu, professeur d’histoire à la Faculté de Dijon, puis à la Sorbonne. Il loue les qualités du manuel :

« Enfin, voilà un manuel historique qui met toute l’histoire des métiers, du travail, des inventions, de la vie de tous les jours à la portée des enfants de nos écoles. Ils y trouveront une esquisse claire et vivante de l’évolution économique de la France depuis les origines jusqu’à nos jours. L’entreprise était difficile à réaliser parce qu’elle exigeait des connaissances étendues, des recherches, dans les ouvrages d’érudition et en même temps un effort de synthèse pour assimiler ces notions neuves et les faire passer du domaine de l’érudition dans l’enseignement populaire. L’équipe anonyme d’instituteurs qui a entrepris cette tâche avec courage et conscience, mérite des félicitations de tous les amis de la science et du progrès.
On aurait pu craindre que ce manuel ne penchât trop dans son sens, je veux dire qu’il cédât à la tentation de grandir le rôle du peuple dans le passé. Ce défaut a été évité. Ce livre n’a rien d’un catéchisme de classe. Il est foncièrement impartial parce qu’il est foncièrement vrai. J’ai été heureusement surpris, je peux l’avouer, de la modération de ses jugements. Rien ne sent la polémique. On s’est efforcé d’être objectif et on y a réussi. »26

Henri Sée, qui fut professeur d’histoire à la Faculté de Rennes, félicite les auteurs de l’ouvrage :

« Une large place est faite à l’évolution du régime agraire, du commerce et de l’industrie, à la vie des diverses classes sociales et à leurs transformations. C’est que le livre s’adresse à l’enfant du peuple ; avec raison on a mis en relief ce peuple silencieux dont le rôle a été bien plus considérable que ceux qui, selon le mot de Miguel Unamuno, « ont fait du bruit dans l’histoire »…
Ce volume a été écrit certainement par des instituteurs d’opinion « fort avancée ». Et cependant il nous a semblé presque toujours témoigner de la plus louable impartialité. On ne craint pas de montrer ce qu’il y a pu avoir de bon et de beau dans le passé. Les auteurs croient sans doute à « la lutte des classes ». Et cependant, ils n’hésitent pas à marquer ce qu’a fait la Troisième République bourgeoise, pour améliorer les conditions matérielles et morales des travailleurs. Ils reconnaissent (p.132) que « les classes de la société se sont rapprochées » et, au même endroit nous lisons cette phrase excellente : « Il y a toujours des riches et des pauvres, mais le peuple tient aujourd’hui plus de place qu’autrefois dans la société. »
Nous avons été frappé de voir combien ces maîtres de l’enseignement primaire étaient au courant de la nouvelle orientation des études historiques, ainsi que des résultats les plus nouveaux de ces études. De la sorte, ils arrivent à faire pénétrer dans le peuple des travailleurs, des idées et des données scientifiques, dont autrefois l’élite intellectuelle se réservait comme la propriété exclusive. »27

La FUE est très majoritairement fière du manuel qu’elle a réalisé. Elle n’hésite pas
à s’en faire valoir pour présenter ce qu’elle a réalisé de positif :

« Au milieu des pires difficultés la Fédération a réussi à éditer, à faire admettre par la grande majorité du personnel enseignant, un manuel d’histoire, véritable essai d’éducation sociale. Expurgé de tout chauvinisme, ce manuel fait la plus large place au travail et à la vie matérielle des travailleurs au cours des siècles écoulés. S’il en était besoin, l’interdiction officielle dont il a été frappé (radiation des listes départementales où il avait été inscrit) constituerait pour lui la recommandation nécessaire , auprès de nos camarades qui peuvent l’ignorer, pour leur documentation personnelle. »28

1. L’École Émancipée, numéro 27, 7 avril 1929.

2. G.M., L’Emancipation, Bulletin mensuelle du syndicat des membres de l’enseignement du Maine-et-Loire, numéro 7, avril 1935.

3. L’Emancipation, numéro 279, 14 juillet 29 (supplément au numéro 49 de L’Ecole Emancipée).

4. L’Emancipation, numéro 279, 14 juillet 29 (supplément au numéro 49 de L’Ecole Emancipée).

5. L’Emancipation, numéro 276, 26 mai 1929, renseigne sur les réponses aux démarches entreprises à son égard : « Manuel d’histoire.- Desvaux donne connaissance de la réponse du Syndicat National des Professeurs d’E.N [Écoles Normales] au sujet du manuel. Il sera mis à l’étude, des voix se sont élevées en sa faveur à leur assemblée. Un article bibliographique sera publié dans leur organe. »

6. L’Emancipation, numéro 274, 24 mars 1929.

7. L’École Émancipée, numéro 4, 21 octobre 1928.

8. L’Emancipation, numéro 279, 14 juillet 29 (supplément au numéro 49 de L’Ecole Emancipée).

9. Circulaire générale, numéro 14, 10 mars 1929, 14 AS 477.

10. Dans ces Commission Départementales siégeaient aussi des représentants de l’administration.

11. Desvaux, L’École Émancipée, numéro 4, 21 octobre 1928.

12. L’École Émancipée, numéro 19, 3 février 1929.

13. Desvaux, L’Emancipation, numéro 272, 3 février 1929.

14. L’Emancipation, numéro 279, 14 juillet 29 (supplément au numéro 49 de L’Ecole Emancipée).

15. L’Emancipation, numéro 275, 28 avril 1929.

16. L’Emancipation, numéro 279, 14 juillet 29 (supplément au numéro 49 de L’Ecole Emancipée).

17. L’Ecole Emancipée, numéro 27, 29 mars 1931.

18. L’Emancipation, numéro 279, 14 juillet 29 (supplément au numéro 49 de L’Ecole Emancipée).

19. Le Figaro du 3 avril 1930.

20. L’École Émancipée, numéro 26, 24 mars 1929.

21. C’est Barne, Blaise, Bruhat, G. et M. Charlot, Carré, Cogniot, Christophe, M. Durand, Guilloré qui le qualifient de cette manière dans L’Ecole Emancipée, numéro 42, 21 juillet 1929.

22. L’Emancipation, numéro 279, 14 juillet 1929 (supplément n°49 de L’École Émancipée).

23. L’École Émancipée, numéro 42, 21 juillet 1929.

24. L’Emancipation, numéro 281, 6 octobre 1929 (supplément au numéro 2 de L’Ecole Emancipée).

25. Pour l’Ere Nouvelle, numéro de juillet-août 1928, page 139.

26. Revue Historique de la Révolution Française, numéro 26, mars-avril 1928, page 190.

27. Progrès Civique du 31 mars 1928.

28. G.M. L’Emancipation, bulletin mensuelle du syndicat des membres de l’enseignement du Maine-et-Loire, numéro 7, avril 1935.

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