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L’école des riches, l’école des pauvres : le choix de l’inégalité…

« Une ZEP qui réussit est appelée à disparaître ». Tels furent les maîtres mots des années 1980, signifiant par là que l’objectif était bel et bien d’éradiquer les disparités (sociales et territoriales) d’accès au savoir.
Et telle est l’évidence que nous livrait en 2003 Patrick Saramont, auteur d’une thèse sur les ZEP reprise dans son livre « Panser ou repenser les ZEP » (L’Harmattan, 2003).

Car, en effet, si le collège P. Picasso de Garges-lès-Gonesse dans lequel je commençai mes pérégrinations dans l’institution éducative parvenaient en quelques années à obtenir des résultats comparables à ceux de n’importe quel collège du 5e, 6e ou 7e arrondissement de Paris grâce à l’investissement et à la pratique pédagogique des enseignants, il perdait son caractère « prioritaire » au profit d’un autre établissement en difficulté.

Bref la politique des ZEP, idéalement, était destinée à s’épuiser naturellement à mesure qu’elle atteignait ses objectifs.

Qu’en fut-il à la fin du siècle dernier et qu’en est-il aujourd’hui ?

Entre 1982-83 et 1990-91, le nombre de ZEP est passé de 362 à 554 pour se stabiliser à 563 en 1998. Ce qui signe évidemment l’échec de cette politique qui, selon la circulaire n° 81-238 du 1er juillet 1981 « n’a de sens que si elle s’inscrit dans une politique de lutte contre l’inégalité sociale. Son but prioritaire est de contribuer à corriger cette inégalité… ».

Mais qu’en est-il aujourd’hui, c’est-à-dire 34 ans après cette fameuse circulaire ? Nous en sommes à un total de 1084 collège en ECLAIR + RAR. Passons sur ces tripatouillages linguistiques caractéristiques de la stratégie idéologique dominante qui consiste à qualifier la réalité imprésentable par l’usage d’un lexique falsificateur : Ambition, Innovation, Réussite, par exemple, pour désigner l’école réservée aux catégories sociales dominées, c’est-à-dire l’école des pauvres. Passons et constatons simplement que la ségrégation dans l’institution scolaire n’a jamais été aussi importante (on peut voir sur le sujet le récent rapport de Nathalie Mons (cnesco), et l’inégalité jamais aussi criante. On peut également, à cet égard lire avec profit le « Que sais-je » de Georges Félouzis « Les inégalité scolaires ».

Mais remontons un petit peu dans le temps pour bien voir comment en fait… rien n’a changé ou plutôt tout s’est confirmé et aggravé.

Souvenez-vous, c’était le jeudi 5 avril 2001, Jack Lang alors ministre de l’EN présentait sa réforme dite, «pour un collège républicain ». Puis, 13 ans plus tard, vint la ” réforme” Peillon. Et voici la petite dernière.  Il suffit de comparer. Rien de véritablement nouveau. Toujours les mêmes « aides individuelles », les mêmes moments « d’autonomie pédagogique » où des bribes de pédagogie active (pédagogie du projet et interdisciplinarité obligent, comme devant) seront tentées par quelques enseignants par-ci, par-là tandis qu’ailleurs les murs des classes seront couverts de rutilantes expositions constituées de textes et de photos piqués sur internet qui auront fait passer le temps mais qui n’auront servi à rien, certainement pas en tout cas à s’approprier des savoirs pour en faire des connaissances, certainement pas à permettre aux plus démunis de prendre conscience de leurs capacités, de leurs talents (oui talent, je tiens à ce mot malgré sa captation et son détournement par le fascisme ambiant, fascisme auquel je vais revenir). La même démarche produira donc les mêmes effets : aucun quant à la lutte contre les inégalités scolaires et sociales.

Voici ce que j’écrivais ce printemps-là alors que je vivais mes derniers mois d’activité au terme de 35 années d’enseignement effectuées volontairement en ZEP (” l’école des riches, l’école des pauvres”, sous-titré “les ZEP contre la démocratie”, La Découverte et Syros, 2001.). On me pardonnera de citer ce livre qui n’est plus à vendre puisque depuis longtemps épuisé. Voici :
“Vingt ans de discrimination positive ont suffisamment mis en évidence que le “donner plus…” ne suffit pas à réduire l’inégalité, comme la pièce que l’on pose dans la main qui se tend ne suffit pas à effacer la main. Et vingt ans de discrimination positive augmentée d’une politique de “zones” ont suffisamment mis en évidence l’échec de cette politique. Car non seulement les enfants ne réussissent  pas mieux, réussissent plutôt moins bien qu’ils ne le feraient dans un contexte socialement hétérogène, mais ils sont, en outre, soumis aux effets de la réclusion dans un ghetto : isolement et pauvreté culturels, stigmatisation sociale, échec scolaire qui est toujours échec humain, violence enfin, latente ou déclarée, subie ou exercée. La conséquence s’impose d’elle-même : la politique des zones d’éducation prioritaire doit être abandonnée.

Ceci dit, voici bientôt 15 ans et qui me valut les remontrances de personnalités aussi au fait des questions d’éducation que, par exemple, Claude Pair, ancien recteur de Lille et directeur au ministère lors de la création des ZEP intervenant au cours des « journées de l’OZP » (observatoire des zones prioritaires) en ces termes :
[…] D’où des remises en causes venant de divers horizons, qu’il s’agisse de ceux qui sont en fait hostiles à la démocratisation ou de ceux qui constatent qu’elle ne progresse guère. Dans cette dernière catégorie, je range le récent livre de N.R. : « l’Ecole des riches, l’école des pauvres : les ZEP contre la démocratie ». Les titres de chapitres sont significatif : « les deux écoles » ; « les ZEP : retour à a séparation ; « Les ZEP : de l’orientation précoce à la violence » ; « La pédagogie dans les ZEP : une démarche élaborée de pacification » ; Dans les ZEP la pédagogie se heurte à l’institution ».
Je ne crois pas que ce type de pamphlet fasse avancer les choses, il pousse à jeter le bébé avec l’eau du bain. C’est que la démarche de l’auteur n’est guère rationnelle, parce que ses dénonciations ne sont pas fondées sur des données précises, elle s’oppose de cet Observatoire et de ces journées. […].
Et, en effet, je reçus dès la publication de mon livre une volée de bois vert de certains membres de cet Observatoire furieux que leur « bébé » ne soit pas apprécié à ce qu’ils considéraient (et sans doute considèrent encore) comme sa juste valeur.
Quant à Claude Pair il m’apparut évident à l’époque que sa lecture n’avait pas dépassé celle des têtes de chapitre et que du haut de sa position hiérarchique il ne pouvait que porter un regard compatissant sur « un pamphlet » (évidemment !) dépourvu de « démarche rationnelle ». Ce qui soit dit en passant allait à l’encontre de l’accueil réservé à ce livre par des commentateurs et des pédagogues au moins aussi rationnels que Claude Pair.
L’histoire de ces quinze dernières années me permet en effet de confirmer que les deux écoles sont toujours là, celle des riches et celle des pauvres, que les ZEP on creusé la séparation entre ces deux écoles, que l’orientation précoce conduit de plus en plus à la violence, et que les ZEP qui devaient en 1982 « contribuer à la lutte contre l’inégalité sociale » se sont rapidement converties en un instrument de pacification sociale par l’enfermement des pauvres en ce lieu et, dans le meilleur des cas, en un lieu de production de ressources humaines plus ou moins adaptées aux besoins du fonctionnement économique dominant.
Et comme aujourd’hui, comme depuis 1981, il était bien sûr question d’hétérogénéité :

L’hétérogénéité sociale dans les établissements scolaires doit constituer le premier objectif de  toute politique de lutte effective contre l’inégalité. Cette hétérogénéité implique évidemment la résorption des ghettos sociaux dans les cités et les quartiers. Elle implique une mixité sociale dont on peut douter que la timide “loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain” (SRU) parvienne à la réaliser tant que les communes riches auront la possibilité d’acheter leur luxueux isolement à l’abri du regard des pauvres.
Cependant, si l’hétérogénéité sociale des établissements permet d’éviter les effets dévastateurs du ghetto, elle ne suffit pas à démocratiser l’école. Elle doit pour cela être prise en charge par l’organisation de la vie dans l’école, par la pédagogie, dont l’objet n’est pas de qualifier et d’orienter, en créant des filières pour cela, mais d’aider chaque enfant  à prendre conscience de “ce qu’il lui plaît de faire”.
C’est donc avec intérêt que je constate aujourd’hui que Georges Félouzis dans son « Que sais-je » déjà cité montre « rationnellement » que la ségrégation n’est pas seulement territoriale mais qu’elle est à l’œuvre dans la structure, l’organisation, le mode de vie (la pédagogie) en vigueur dans les établissements (biais systémiques).
Et donc que la lutte contre ségrégation et l’inégalité scolaires et sociales passe nécessairement, on le savait hier mais on le sait encore mieux aujourd’hui, par le bouleversement, la métamorphose comme dit Edgard Morin du « mode de vie » dans les établissements. Mais alors nous parvenons là au cœur du problème car je le disais voici 13 ans :
Cette pédagogie implique, à son tour, une nouvelle condition enseignante,  un nouveau statut de l’enseignant défini à partir des exigences de l’interdisciplinarité, elle-même servie par les nouvelles technologies et assumée collectivement.

Aujourd’hui, je corrigerais simplement le mot interdisciplinarité et le remplacerais par « pédagogie active ». Mais il demeure ceci me semble-t-il :

Au fond, ce nouveau projet de réforme ne met-il pas en évidence, une fois encore, que l’éducation, question politique par excellence, est trop souvent utilisée au profit de stratégies purement électorales? […] Comment comprendre sinon ces incitations matérielles pour répondre à la question de l’instabilité des équipes enseignantes dans les zones les plus pauvres ? N’a-t-on pas assez vu depuis vingt ans que ce n’est pas seulement  de stabilité qu’il est besoin dans ces zones mais d’engagement collectif ?

On peut toujours rêver comme on le faisait à l’époque quand nous proposions de prendre en charge un collège quelconque pour en faire une « autre école » et que sur le point d’y parvenir nous nous heurtâmes non seulement au ministère mais à certains « grands syndicats », et mêmes à des enseignants qui nous regardaient comme des « emmerdeurs » :
                                                                                 […]
L’espoir n’est-il pas alors dans les militants, les volontaires de toujours, les pédagogues impénitents  qui ne demandent qu’à s’engager dans la construction d’une école créatrice de talents, d’un lieu dans lequel chaque enfant puisse apprendre et, ce faisant, prendre conscience de son humanité, de « ce pourquoi il est fait” ? N’est-ce pas pitié que toutes ces énergies dispersées, dilapidées ? Ne vaudrait-il pas mieux faciliter leur regroupement et leur confier des établissements avec toutes les précautions que l’on voudra, toutes les évaluations que l’on voudra, afin qu’ils montrent concrètement que l’hétérogénéité des enfants peut être prise en charge par une pédagogie active fondée sur l’interdisciplinarité et l’engagement collectif des adultes ? Afin qu’ils montrent également que cette profession peut être vécue autrement que dans la passivité du lancinant “on n’a pas été formés pour ça”, autrement que dans l’ennui et la souffrance qui en résultent.
                                                                                   […]
Ne vaudrait-il pas mieux, vraiment, mobiliser ensemble les énergies de toutes celles et ceux qui ne demandent pas mieux que de bien vivre leur profession et, ce faisant, de faire bien vivre les élèves, ce qui ne signifie rien d’autre, quand on est élève, que bien apprendre pour, un jour, prendre conscience de ce que l’on est et de ce pourquoi “on est fait” ?
La volonté politique est-elle décidément impuissante face aux pesanteurs  de l’institution éducative, face à tous les conservatismes qui invoquent la République pour mieux refuser la démocratie ?
L’espoir ne peut être, comme toujours, que dans l’engagement. Il n’est d’autre alternative pour chaque enseignant, comme pour tout citoyen, que de cautionner ou de s’engager. De cautionner la pérennité des deux écoles et la marchandisation de l’éducation ou de s’engager dans la pédagogie, engagement qui n’est rien d’autre que politique, puisque l’éducation est un problème radicalement politique.”

Je crois bien ne pas avoir grand-chose à ajouter à ce qui fut écrit voici 13 ans. Ce n’est évidemment pas en attribuant quelques moments par-ci, par-là et quelques sous de plus aux enseignants que l’on provoquera l’engagement nécessaire, l’histoire des ZEP depuis leur création par Alain Savary le montre à l’évidence.
Et cette histoire montre, plus encore aujourd’hui qu’il y a treize ans, que la politique des ” zones” loin de participer à une quelconque démocratisation n’a fait que pérenniser, accentuer, approfondir la ghettoïsation.  Ce qui suffit largement à justifier leur disparition. 
 La mixité scolaire implique nécessairement la mixité sociale laquelle implique à son tour la résorption (progressive sans doute) des ghettos ce qui nécessite une volonté politique absente depuis quarante ans.
Pas grand-chose à ajouter ? Si tout de même, ceci : nul n’aurait imaginé, dans les dernières années du siècle dernier que le fascisme puisse se manifester sur les questions d’éducation avec la virulence qu’il témoigne aujourd’hui. Je dis bien le fascisme, il suffit d’aller faire un tour, si on a l’estomac solide, sur le site du « collectif Racine » pour s’en convaincre. Tout y est : l’autorité et le mérite ou la méritocratie, c’est selon, l’égalité des chances c’est-à-dire la compétition à outrance, c’est-à-dire la loi du plus fort, le culte du maître c’est-à-dire le culte du chef, le bouc-émissaire : l’étranger et le « libéral-libertaire » (Dany Cohn Bendit aurait mieux fait de se casser une jambe le jour où il proclama une telle absurdité), la simplification outrancière, le bien et le mal et avec ça, bien sûr, l’ignorance la plus crasse de toute l’histoire de l’éducation.
De sorte que c’est aujourd’hui plus que jamais un combat idéologique, culturel, philosophique qui est à mener contre tous ces « allant-de-soi » que sont le « mérite », « l’égalité des chances », « l’ascenseur social », « le principe de compétition », « la sélection », « l’autorité » tout cela baignant dans les eaux stagnantes, nauséabondes du patriotisme et du nationalisme.
Mais ce combat ne peut être mené par les organisations traditionnelles, par des syndicats qui sont des rouages du fonctionnement économique et social dominant. Il doit se développer, je le crois, à partir du quotidien vécu par chacun(e) dans les établissements, hors de toute structure « partenariale » et s’exprimer par tous les moyens technologiques et médiatiques disponibles.

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