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Le Système et les systèmes

« Le Pen, Mélenchon, Macron : en quoi consiste ce fameux “système” auquel tous s’opposent ? » demandait le 5 février un article du Monde à propos de l’usage de ce terme par des candidats à la présidentielle aussi différents. Nos élèves ont dû avoir l’impression de se trouver en terrain connu, tant le terme, comme son pendant « antisystème », est omniprésent sur les réseaux sociaux, depuis notamment que Dieudonné l’a vulgarisé en l’associant à son geste de la « quenelle » présenté comme un « geste anti-système ».

Mais le flou même qui entoure cette notion invite à l’interroger. Au-delà des différences de sens que chacun attache, dans le détail, à ce mot (1), il est nécessaire de s’intéresser à l’origine de cet emploi pour éviter de se faire piéger.

Dans le langage courant, en français, « système » désigne un ensemble d’éléments interagissant entre eux selon certaines règles, comme dans le système nerveux, le système métrique ou un système de quelque chose (d’exploitation, de défense, …). Dans le domaine social, on parlera ainsi de système éducatif, de système financier, de système économique, de système communiste, de système libéral, etc., mais le mot est toujours suivi d’un qualificatif ou d’un complément. Se prononcer contre le système socialiste ou contre le système libéral implique une analyse, une argumentation, et partant la possibilité d’un débat.

Au contraire, suivant un procédé étudié pour d’autres cas similaires, c’est un emploi absolu, sans qualificatif ni complément, que font les extrêmes droites du mot « système » (souvent avec une majuscule), ce qui évite de se référer à un domaine précis et de se situer politiquement, et exclut donc l’argumentation au profit d’une profération chargée d’affect. En France, tous les mouvements et partis d’extrême droite, et plus encore leurs sectateurs, ont ainsi, à un moment ou à un autre, baptisé « système », sans autre précision, les éléments sociaux qu’ils rejettent, dans un inventaire à la Prévert qui va, suivant les groupes et le moment, des « intellectuels » aux « sionistes », des « politiques » aux « people », des « nantis » aux « assistés », des « journalistes » aux « élites », des « étrangers » aux « profiteurs » …

D’un point de vue linguistique, il y a là un changement de signifié, transformant le mot (logos) en mythe (muthos) au sens de parole dépolitisée mais porteuse d’idéologie que Barthes donne à ce terme. Derrière le mot « système » prononcé par les extrêmes droites se dresse non pas un système particulier duquel on puisse débattre rationnellement, mais le monde abhorré et mythifié de toutes les fonctions et personnes qu’elles rejettent et méprisent viscéralement, le fantasme général de l’abjection socio-politique, ce qui permet de « ratisser large » auprès de tous ceux qui sont en proie à quelque ressentiment. Point n’est alors besoin d’expliciter, de recourir à l’analyse, à l’argumentation, à la raison : la profération du mot suffit à susciter le rejet.

De manière comparable, le philologue Victor Klemperer avait montré, dans son ouvrage LTI, La langue du IIIe Reich (2), comment le nazisme, déjà, avait subverti la culture allemande par le recours à une manipulation du langage, à l’utilisation dans un sens connoté de certains termes courants, et il donnait notamment comme exemple, précisément, “système“, opposé par les nazis à “organisation” et devenu intrinsèquement porteur d’un “blâme métaphorique“.

Parallèlement, les extrêmes droites ont forgé le terme « anti-système ». L’historien Nicolas Lebourg le fait remonter au Rassemblement national créé en 1954 par Tixier-Vignancour (3). Le Front national a développé ce thème, et Marine Le Pen le reprend d’abondance, se définissant lors des élections présidentielles de 2012 comme « la seule candidate anti-système ». De même, par exemple, le mouvement « nationaliste révolutionnaire » Nouvelle Résistance entendait en 1991 constituer un “front anti-système” regroupant les “radicaux” de tous bords. Il n’est pas jusqu’au parti « national-bolchévique » PCN, qui n’écrive en 2002 « Notre but c’est la subversion du Système ».

La prégnance du terme et de la notion de « système » dans l’idéologie d’extrême droite se manifeste jusque dans les conflits internes à celle-ci et les anathèmes que se lancent les différents courants : le site extrémiste la-flamme.fr titrait ainsi le 13 novembre 2013 : « Marine Le Pen alliée du système contre Minute ». Et Alain Soral veut en 2014 créer un nouveau parti au motif que « le Front national, après l’éviction de Jean-Marie Le Pen, est entré dans le système, il faut bien qu’il y ait un nouveau parti antisystème »…

Il s’agit là d’imposer une vision nouvelle du politique, visant à remettre en cause radicalement aussi bien la notion marxienne de lutte des classes que la distinction classique entre droite et gauche. Une variante plus élaborée a été développée dans les années 1990 par la Nouvelle Droite qui entendait substituer à l’opposition entre la droite et la gauche une opposition entre « le centre », aussi appelé « le système », et « la périphérie » constituée de tous ceux, de droite ou de gauche, qui s’y opposent, ce qui permet, par parenthèse, de légitimer les rapprochements « rouges-bruns », que ce soit à la mode soralienne ou à la façon identitaire.

En 2001, l’actuel dirigeant des Identitaires, Fabrice Robert, dont les références allaient des frères nazis Strasser à Guevara, expliquait à propos du site « Bleu Blanc Rock » qu’il venait de créer : « L’objectif, à terme, est de bâtir un portail de la scène musicale anti-système et enracinée. Et de se faire côtoyer Fraction, Ile de France, Vae Victis avec des groupes tels que Sepultura, EV, Tri Yann ou encore Madball. Ces formations musicales peuvent ne pas être totalement en phase avec nos idées. Au fond, peu importe. »

Et c’est ce « peu importe » qui est essentiel : il ne s’agit pas pour l’extrême droite de susciter une adhésion raisonnée, qui la conduirait sans doute à rester éternellement minoritaire ; il s’agit de créer une attraction à partir de réactions affectives, voire irrationnelles ou pulsionnelles. C’est à cela que sert cet emploi absolu du nom « système », à dépolitiser le débat, les revendications populaires et les luttes sociales, au profit de réactions identitaires fondées sur le ressentiment, sur une vision complotiste des rapports sociaux, sur un confusionnisme savamment orchestré.

Se dire « antisystème » permet de se donner à peu de frais, sans nécessiter une analyse, une posture de « rebelle » qui peut séduire en particulier des jeunes – nos élèves – en manque de repères politiques, mais qui repose en fait sur des schémas et des concepts d’extrême droite.

Il est ainsi particulièrement affligeant de voir ce concept de « système » repris dans les rangs des mouvements de gauche, car c’est, en reprenant consciemment ou non les mots et les notions forgés par les extrêmes droites, se placer sur leur terrain et ouvrir un boulevard à l’intégration de leur conception du monde et, au final, à l’adhésion à leurs idées.

(1) Voir aussi Cécile Alduy, Ce qu’ils disent vraiment, Seuil, 2017.
(2) Traduction française, Paris, Albin Michel, 1996. LTI est l’abréviation du latin Lingua Tertii Imperii, “La langue du troisième Reich”.
(3) « Le Front national et la galaxie des extrêmes droites radicales », dans Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer, Les Faux-semblants du Front national : sociologie d’un parti politique, Presses de Sciences Po, 2015.

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