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La philosophia perennis: un mythe vivace dans l’enseignement de la philosophie dans le secondaire

L’enseignement de la philosophie dans le secondaire s’appuie sur une thèse très étrange pour toute personne extérieure à cette institution à savoir la croyance en une philosophia perennis (philosophie éternelle).

De la philosopia pernnis à la liste des cinquante-sept auteurs…

Cette thèse est une croyance mystérieuse présente depuis l’Antiquité selon laquelle les grands philosophes ne se contrediraient qu’en apparence. En réalité, par delà leurs divergences, ils nous révéleraient un ensemble de vérités éternelles. Cette thèse aux accents religieux et mystiques, on pourrait la croire tout à fait tombée en désuétude, pourtant elle est fort vivace, de manière plus ou moins affirmée chez nombre de professeurs du secondaire. Elle implique d’ailleurs un certain nombre de conséquences dans l’enseignement de la philosophie.
La première suppose de constituer une tradition des philosophes qui seraient porteurs de cette philosophia perennis. Néanmoins, cette exigence semble entrer en contradiction avec la liberté philosophique du professeur revendiquée par ailleurs et qui lui permet de choisir des textes relevant d’autres disciplines que la philosophie pour nourrir son enseignement. Néanmoins, il existe une liste de cinquante-sept auteurs parmi lesquels doit être impérativement choisi l’ouvrage de lecture suivie et les textes pour le baccalauréat. Il faut cependant bien reconnaître qu’il s’agit d’une liste ouverte aux différentes traditions philosophiques: sceptiques, matérialistes, empiristes, idéalistes, rationalistes…

De la liberté intellectuelle à la critique kantienne

Néanmoins, le professeur de philosophie est dument informé de trois limites qui encadrent son enseignement et dont il doit préserver l’élève de terminale. Premièrement, cet enseignement est rationaliste: « Certes, on peut sans doute affirmer que globalement, l’enseignement de la philosophie est rationaliste. On peut nuancer tant qu’on voudra en ce qui concerne la position doctrinale, mais, si l’on considère la méthode, il ne fait guère de doute que notre enseignement pratique le rationalisme »1. Exit: Nietzsche, Bergson….: ils font certes partie de la liste des auteurs au programme, mais il ne faudrait quand même pas que les élèves deviennent des comptenteurs de la raison. Deuxièmement, cet enseignement doit éviter le dogmatisme: «Le sens même de la liberté doit donc le [le professeur] prémunir contre tout dogmatisme »2. . On comprend bien qu’il ne faut pas embrigader les élèves de terminale dans une doctrine religieuse ou politique à caractère philosophique. Mais ce premier écueil s’en double d’un autre: le relativisme. Ainsi dans une présentation d’ouvrage sur la dissertation, il est expliqué: « Les auteurs partent de l’analyse de dissertations d’élèves, et engagent leur réflexion sur les deux écueils du relativisme et du dogmatisme auxquels se heurte cette exigence »3. Exit: les philosophes sceptiques et relativistes comme ceux des traditions empiristes.: il s’agit d’éviter le relativisme en théorie de la connaissance et en morale. On peut bien alors se demander en creux à quoi peut ressembler une pensée philosophique rationaliste, mais ni dogmatique, ni sceptique. Il y a une philosophie parfaite pour cela: le criticisme kantien… Or justement, cela tombe bien car c’est sur la philosophie de Kant que s’est appuyé la Troisième république naissante.

Des débats entre philosophes ou des philosophie complémentaires ?

Néanmoins, le professeur de philosophie ne limite pas son enseignement à celui de Kant. En effet, il est sensé selon les instructions officielles évoquées différentes solutions possibles: « une culture n’est proprement philosophique que dans la mesure où elle se trouve constamment investie dans la position des problèmes et dans l’essai méthodique de leurs formulations et de leurs solutions possibles »4.
Mais comment doit-il présenter ces différentes solutions ? Selon la philosophia perennis, les philosophes ne sont en désaccord qu’en apparence. En effet, si l’on admettait que les philosophes sont en désaccord, il faudrait accepter que certains ont raison et d’autres torts, ou alors admettre le relativisme. Et puis, les élèves nous répondent déjà: « ah, quoi, bon essayer de faire la philosophie ? Les philosophes ne sont mêmes pas d’accord entre eux » Comme si de leur côté, les champs scientifiques, aussi bien dans les sciences sociales que dans les sciences de la nature étaient unifiés !
Pour éviter que ne s’installe le relativisme, il s’agit alors de présenter les philosophes comme complémentaires dans un cours ou au cours d’une dissertation. Je me souviens que surprise face à cette exigence, j’avais demandé à ma tutrice l’année dernière: « Tu veux dire que si je fais un cours où je recours aux théories d’Adam Smith et de Marx, je dois les présenter comme complémentaires ? » Voilà qui était bien déconcertant !
Mais en fait, pas tellement, si on se dit que, par exemple, il suffirait de montrer qu’ils ont tous les deux en partie raison en terminant par la position sociale-démocrate de John Rawls. L’important est ici de trouver une voie moyenne susceptible de trouver l’accord du plus grand nombre de citoyens et de montrer que les conflits qui traversent la société pourraient être apaisé à partir d’une voie moyenne qui réconcilie tout le monde. Nos désaccords sociaux ne sont qu’apparents si seulement nous savions mieux user de notre raison…

La philosophia perennis et les questions historiques et sociales

Certes l’enseignement de la philosophie a pour but de « favoriser l’accès de chaque élève à l’exercice réfléchi du jugement […] des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel »5. Là encore, il s’agit d’un idéal assez kantien du citoyen, esprit critique autonome, c’est-à-dire qui « pense par soi-même »6.
Pour cela, il s’agit surtout de l’introduire à la connaissance des grands textes de philosophie, même si comme le rappelle le programme officiel celle-ci est « éclairé[e] par les acquis de la culture, notamment dans les domaines des sciences, des religions et des arts »7. Mais, il s’agit là encore de ne pas historisciser les problèmes car les problèmes philosophiques sont éternels et que sans cela nous serions de nouveau soumis à l’écueil du relativisme.
Mais il s’agit également de ne pas être trop ancrer dans l’actualité et dans les questions économiques et sociales, cet enseignement. Il ne faut pas que l’enseignant de philosophie perde sa distance critique: il doit se situer à un autre niveau, celui de problèmes a-temporels et ne pas se laisser engluer dans la surface mouvante des débats d’opinions . Il ne faudrait pas qu’il laisse en outre entrer dans la classe de philosophie les conflits, en particulier sociaux, qui divisent la société. Il s’agit de préserver le consensus républicain et le sanctuaire que constitue l’espace de la classe. Il faut former le citoyen à partir d’une culture humaniste classique car il ne s’agit pas avant tout d’en faire un citoyen informé de la critique sociale.

Conclusion

L’enseignement de la philosophie dans le secondaire aujourd’hui reste encore hanté par le mythe de la philosophia perennis. Derrière, cette notion on trouve plusieurs craintes implicites présentes dans cet l’enseignement. La première est celle du relativisme qui décrédibiliserait la philosophie auprès des élèves. Les philosophes ne se contredisent pas, mais ils présentent sous leur apparence diversité une même vérité. Cette crainte du relativisme en philosophie, c’est celle aussi que les élèves deviennent relativistes et sceptiques concernant les valeurs transmises par la religion républicaine8. La seconde c’est qu’en exposant des divergences entre les philosophes soient mises à jour les conflits qui traversent la société. Or la République vise à travers l’enseignement à constituer l’illusion d’une communauté sociale unie. On pourrait se prendre à imaginer ce que serait un enseignement de la philosophie qui ne vise pas la présentation d’une philosophia perennis qui a curieusement des traits communs avec la philosophie critique kantienne. Les élèves pourraient par exemple apprendre à philosopher à partir de la définition d’Althusser selon laquelle la philosophie est une « lutte des classes dans la théorie ».

Notes:
1- Rapport de 2008 de l’inspection générale de philosophie.

2- Anatole de Monzie, « Instructions de 1925 »: texte de référence qui continue à être abondamment cité.

3- Extrait de la présentation de l ‘ouvrage: La dissertation philosophique – La didactique à l’oeuvre, INRP-CNDP-Hachette, 1994. Dirigée par Françoise Raffin, cet ouvrage se situe dans la ligne de la doctrine implicite dominante en philosophie, proche de ce qui est préconisé par l’APPEP et l’Inspection de philosophie. Pour davantage d’élément sur les implicites de la doctrine des professeurs de philosophie en terminale, on peut lire: Pinto Louis, La vocation et le métier de philosophe, Paris, Seuil, 2007.

4-Extrait du programme officiel des classes de terminales

5- Ibid.

6- Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? »

7- Extrait du programme officiel des classes de terminales

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