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L’école néolibérale

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Langue de bois ou novlangue ?

L’expression « décomplexé » a un statut particulier lorsqu’elle s’applique au conservatisme. Elle en tord le sens au point de lui faire dire son contraire. Je m’explique. Quand les dirigeants de droite se disent « décomplexés », on entend «audacieux, confiant en soi ». Il s’agit en réalité d’abandonner une certaine morale républicaine. La droite décomplexée est celle qui flirte avec l’extrême droite, reprenant ses arguments et ses propos racistes.

Le néolibéralisme appliqué à l’enfance se montre aussi, parfois,  « décomplexé ». Nous l’illustrerons de deux anecdotes vécues. Un formateur de la Sodexo affirmait, sans sourciller, à des cantinières qu’une nouvelle posture-service-qualité devait leur permettre « d’être capables de  faire manger un rat mort ». L’image en dit long. Autre exemple : lors d’une réunion en maternelle où est exprimé le besoin de préparer les élèves de Grande Section aux évaluations départementales, quand ils sont issus de milieu défavorisé, l’Inspectrice tranche : «Les conditions de passation doivent être partout les mêmes car il faut bien, que le couperet tombe ». Si des dirigeants politiques d’envergure nationale malmènent la morale laïque et républicaine, un Inspecteur de l’Education Nationale (IEN) ou un cadre de la Sodexo n’ont pas de « complexe » à avoir, et peuvent se permettre ces écarts de langage et de pensée. Si nécessaire, on pourra toujours les justifier en prétextant que leur langue a fourché ou qu’ils représentent des cas isolés. Malheureusement, le néolibéralisme « décomplexé » fait tâche d’huile à Marseille. Les circonscriptions d’IEN à gestion bureaucratique et autoritariste sont toujours plus nombreuses malgré des appels du Ministre de l’Education à l’apaisement des tensions au sein de la hiérarchie.

A l’école du mensonge, la démagogie triomphe. Le néo-libéralisme vide les mots de leur substance, leur signification s’inverse. Sous prétexte de réformes devant logiquement amener à plus de modernité, l’école abandonne ses ambitions républicaines d’offre éducative pour le bien commun.

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Néolibéralisation de l’école

Le double langage de l’école républicaine a fait place au discours néolibéral simpliste. Durant un siècle et demi, l’école publique a joué sur le double tableau d’ascenseur social et de lieu de reproduction. Élitiste, l’école avait aussi pour mission d’élever le niveau de connaissances de l’ensemble de la population. Elle satisfaisait les besoins en main d’oeuvre « qualifiée » de l’industrie et donnait l’illusion de répondre aux attentes démocratiques de la République. Lentement, presque à notre insu, le système éducatif a glissé des velléités républicaines dans l’escarcelle néolibérale. Cette évolution s’est concrétisée avec les enquêtes PISA1 imposées par l’OCDE et déclinées en France à travers les évaluations nationales à partir de 1989 (Année du bicentenaire, ironie de l’Histoire). Ces évaluations ne portent plus sur des contenus ou des savoirs mais sur des objectifs et des compétences. La majorité gouvernementale a beau alterner, la continuité de la politique éducative opère. La refondation de l’école n’a pas eu lieu. Elle n’a pas inversé son processus de libéralisation. Le socle et le livret n’ont pas disparu, ils sont aménagés. Ils demeurent l’épine dorsale du new management scolaire. La finalité de l’école n’est plus (mais le fut-ce, un jour ?) la formation de citoyens responsables et épanouis, mais un lieu de transmission de compétences favorables à l’employabilité. Cette école ne se pose plus la question de la reproduction sociale, elle s’y adosse. Pour elle, l’exclusion des maillons faibles est normale. « Il faut bien que le couperet tombe ». C’est dans l’air du temps. L’école ne doit plus avoir d’ambition culturelle pour le peuple2, elle veut seulement « améliorer les compétences et l’accès à l’éducation en se concentrant sur les besoins des marchés. »3  La LOLF 4 nous projette dans une société où une élite d’emplois très qualifiés côtoierait une masse d’emplois « non qualifiés », ou plutôt « dont on ne reconnait plus les qualifications nombreuses mais d’un assez faible niveau : savoir lire, écrire, conduire, utiliser un clavier d’ordinateur, pouvoir communiquer de façon élémentaire dans plusieurs langues, posséder un minimum de culture technologique, numérique et scientifique afin de gérer un parc d’outils variés, faire preuve de compétences sociales et relationnelles dans le contact avec des clients très différents, avoir le sens de l’initiative, d’esprit d’entreprise et de flexibilité, capacités dont sont privés 30 millions de travailleurs européens, exclus de la compétition pour l’accès aux nouveaux emplois «  non qualifiés »5.

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Souffrance au travail

Ce virage dans les intentions avouées de l’école provoque un malaise chez les enseignants ayant le sentiment de mal faire leur métier. Leur souffrance au travail est une forme contemporaine d’oppression. Hier, les cadences infernales pliaient le corps des prolétaires attelés à la chaîne de montage. Aujourd’hui, l’avènement de la pensée unique néolibérale mondialisée et en crise engendre une souffrance psychologique. L’oppression agit toujours selon les mêmes registres. Elle défend les intérêts d’une minorité au détriment du service au public en le justifiant par idéologie. Elle ne tient pas compte de l’expérience des métiers. Elle se structure au sein d’un ordre hiérarchique rigide et autoritariste. Dans ces conditions, la liberté pédagogique est réduite à peau de chagrin. Les enseignants doivent avant tout répondre aux exigences et aux contrôles hiérarchiques. Ils sont forcés de rendre compte de façon mesurable de leur programmation, des évaluations, des dates et des contenus de leurs réunions. Le quantitatif muselle toute expression qualitative et humaine. Tous sont obligés de faire acte de présence à des réunions dont l’efficacité dépendrait, en réalité, de la libre adhésion de chacun au projet commun. Par ces contraintes, l’institution étouffe bien des espoirs de démarche innovante. Par exemple, un enseignant ne peut pas envisager d’élaborer un projet ou simplement une réflexion professionnelle avec des collègues travaillant dans d’autres écoles sauf s’il s’agit de liens GS/CP. Pourtant, on sait la richesse d’échanges d’expériences entre pairs, l’intérêt de coopérations entre écoles à l’échelle variable d’un quartier, d’une ville ou d’une circonscription. Ces réunions sont, en réalité, tout juste tolérées, en dehors des heures officielles.

Cette inflexion néolibérale imposée à l’organisation scolaire a été facilitée par ses failles historiques, comme le mode d’évaluation inconséquent des enseignants. Nous connaissons tous des collègues tirant leur épingle du jeu grâce à une « performance » d’une heure tous les trois ans lors de l’inspection. Tout comme nous côtoyons des enseignants consciencieux perdant leur moyen devant leur chef. La plupart du temps, les inspecteurs évaluent non pas le savoir-faire professionnel du pédagogue mais la capacité du fonctionnaire à effectuer une prestation conforme à son attente durant son heure de présence dans la classe. C’est un système particulièrement injuste et inefficace. La gestion manageriale des écoles par un IEN bureaucrate accentue la déperdition des énergies. Depuis une dizaine d’années, contrôle maniaque, suspicion et coercition sont les outils normaux du profil de poste de l’IEN. Y échapper représente un engagement résistant. Toute évolution du système éducatif doit compter avec la force d’inertie de la la pyramide hiérarchique capable de résister aux injonctions ministérielles. L’administration adopte les nouveaux dogmes de la compétition néolibérale et du pilotage par le résultat. L’humanisme est battu en brèche, comme impuissant.

Métamorphoser l’école dans sa complexité appellerait de l’appréhender dans sa globalité. La problématique de l’école primaire est exagérément parcellisée. Pour en résoudre les tensions, il serait nécessaire de penser ensemble les questions des effectifs, de l’encadrement (personnel municipal), de la qualité de l ‘accueil et des repas à la pose méridienne, des moyens, du budget de fonctionnement, des contenus d’enseignement, des programmes et instructions, des évaluations, du fichage des élèves, de la formation initiale et continue des enseignants, de la confiance de la hiérarchie. Ce serait cela une véritable refondation n’aboutissant pas à un débat stérile sur un aménagement des rythmes scolaires dont nous savons déjà qu’il se soldera par un accroissement des inégalités sociales. La transformation de l’école implique d’en redéfinir les finalités en fonction de projets sociétaux, économiques, écologiques et politiques élaborés en toute démocratie.

Marseille
Novembre 2013

Jean Astier
Directeur d’école
jeanastier zwC hotmail.com

1 Comment

  1. so

    L’école néolibérale
    Bonjour et merci de votre article et de votre courage.
    J’en profite pour aller dans votre sens : finis les complexes. J’ai ainsi eu la grande surprise d’apprendre, dans l’annexe 1 de la Charte de Déontologie du Dispositif Parisien de Réussite Éducative, que “Le plan de cohésion sociale prévu par la loi du 18 janvier 2005 vise notamment à restaurer l’égalité des chances pour des jeunes, de quartiers défavorisés, ne bénéficiant pas d’un environnement social, familial et culturel favorable à un développement harmonieux.”
    C’est donc très clair : l’harmonie, c’est le fric. Qu’on cesse, dans ce cas, de bassiner les enfants avec l’éducation à la citoyenneté, puisque le bonheur c’est l’argent. Les inspecteurs l’ont bien compris, eux, contrairement à quelques directeurs d’écoles perdues, profs syndicalistes passéistes ou parents d’élèves idéalistes. Quant à l’égalité des chances, qui y croit encore ? Est-elle souhaitable, d’ailleurs, puisqu’il ne va rester d’emplois que pour les gens très qualifiés et pour les autres dotés des compétences juste nécessaires à leur employabilité, en faisant disparaître tous les emplois moyennement qualifiés. En attendant, un peu de Novlangue pour abrutir les foules, quelques “dispositifs” aux noms clinquants qu’on met en place juste le temps de masquer ce qu’on supprime et le tour est joué…

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