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L’Education nationale reconnaît l’importance de la résistance pédagogique des enseignants du primaire

Avec l’aimable autorisation d’Alain Refalo, nous publions ici le dernier article de son blog

C’est indéniablement un évènement. Pour la première fois, le ministère de l’Education nationale, dans un document écrit et publié, reconnaît l’ampleur de la désobéissance pédagogique aux évaluations nationales imposées aux enseignants du primaire à partir de 2009. Le dernier numéro de la revue Education et Formations (n° 86-87, mai 2015), revue trimestrielle de la DEEP (Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance) éditée par le Ministère, sous le titre « L’évaluation des acquis à l’école : principes, méthodologie, résultats« , reprend quasiment mot pour mot tous les griefs des professeurs des écoles en résistance contre ces évaluations. Elle admet notamment que ces évaluations entretenaient la « confusion » entre évaluation diagnostique et évaluation bilan, confusion qui, selon elle, « amène une résistance jamais encore vue chez les enseignants du primaire contre des évaluations malgré une prime de 400 euros instituée pour les enseignants des niveaux concernés ».

Oui, malgré cette prime qui n’avait d’autre vocation que d’acheter la conscience des enseignants de CE1 et CM2, plusieurs milliers de professeurs des écoles ont refusé soit de faire passer ces évaluations, soit de faire remonter les résultats de la passation par voie informatisée. Bien que les ministres de l’époque Xavier Darcos et Luc Chatel minimisaient régulièrement la fronde et la désobéissance, souvent ouverte et assumée, de ces enseignants, les chiffres demeurent éloquents : en janvier 2009, année de la première évaluation nationale imposée aux enseignants de CM2, 22% des enseignants concernés n’ont pas fait remonter les résultats alors que cela faisait partie de leurs obligations de service. Non seulement, ils n’ont pas touché la prime de 400 euros, mais nombreux ont été ceux qui ont été sanctionnés d’une journée de salaire pour « service non fait ».

22% des enseignants de CM2, cela représente plusieurs milliers d’enseignants, bien au-delà du chiffre officiel des 3 000 « enseignants-désobéisseurs » déclarés que nous avions recensés. En réalité, ce sont probablement plus de la moitié des enseignants de CM2 qui ont boycotté la passation, ou qui l’ont réalisée partiellement, oui qui ont refusé de faire remontée les résultats, en totalité ou en partie. Ce qui est certain… c’est qu’un doute subsistera sur la fiabilité des résultats remontés (tant du point de vue du nombre que de leur contenu). C’est ainsi que dans une déclaration particulièrement étonnante en date du 12 mars 2009, le syndicat des inspecteurs SNPI-FSU dénonçait la supercherie de cette remontée : » Des témoignages nous parviennent de toute la France faisant état de pressions directes ou indirectes des Inspecteurs d’Académie pour gonfler les statistiques des remontées des évaluations CM2. […] Ces instructions consistent à demander aux IEN CCPD (Inspecteur de l’Éducation Nationale Chargé d’une Circonscription du Premier Degré) de transformer les fichiers des résultats renseignés par les directeurs d’école, notamment ceux qui ont intégré un code 2 validant des compétences partielles, ou bien à transformer les codes A en 0 ou en 1 pour faire remonter les scores ». Et de conclure : « Tout cela est le fruit d’une politique éducative inspirée par le culte absurde du résultat avec des chiffres manipulés, par l’autoritarisme et la personnalisation dans la gestion de la fonction publique, une politique qui vise à l’atomisation du service public national dont les relais territoriaux sont mis en concurrence sur le modèle des entreprises privées à but lucratif. Le SNPI-FSU soutiendra avec force tous les IEN CCPD qui défendront la dignité de leur fonction et celle du service public en refusant de se conformer à des instructions manifestement illégales et de nature à compromettre gravement un intérêt public. De même, conformément à ses statuts, il soutiendra tous les IA-DSDEN qui se verraient menacés ou sanctionnés pour avoir défendu avec courage et lucidité les valeurs du service public ».

Ce même syndicat d’inspecteurs, qui ne saurait être taxé d’irresponsable…, lançait déjà le 21 janvier 2009, au cœur de la première semaine d’évaluations nationales, un cri d’alarme sous la forme d’un « Halte au feu ! ». Il appelait « tous les acteurs du système scolaire à reconsidérer l’actuel dispositif des évaluations CM2 comme ce qu’il est en l’état : une gigantesque maldonne ». La critique était radicale, davantage même que sur les blogs et les sites des enseignants du primaire en résistance : « Personne, ni au sommet de l’Etat, ni dans le monde enseignant, ni dans les familles, n’a plus intérêt à prêter à ce dispositif engagé dans la confusion et l’erreur d’appréciation le caractère significatif qui devait être le sien sur l’état des connaissances scolaires des élèves de CM2 et sur la qualité du système. Imposer cette signification dans la conjoncture que nous connaissons conduirait à déchirer de manière gravissime le tissu humain d’un secteur incontestablement au bord de la crise de nerfs. Chacun s’accordera à redouter que les plus grandes victimes soient les élèves que toute la dispute engagée depuis des mois ne peut que dépasser ». Le syndicat des inspecteurs ne pouvait plus ignorer que le mouvement de résistance à ces évaluations était bien ancré et était révélateur de la méfiance et de la défiance qui régnaient chez les professeurs des écoles à l’égard de leur ministre et de sa politique éducative désastreuse. « Une chose s’impose désormais, concluait le communiqué : la crise de confiance que d’aucuns pressentaient est en train de se cristalliser dans le développement d’un spectaculaire mouvement de désobéissance où se retrouvent des milliers d’enseignants et de familles ». Six ans plus tard, le ministère de l’Education nationale fait exactement le même constat, quasiment dans les mêmes termes…

Classement et mise en concurrence des écoles sur la base des résultats des évaluations

Le document publié par la DEPP, comme l’a indiqué récemment le Café pédagogique, souligne que l’intention du gouvernement, sur demande du Président de la République1, était bien d’évaluer à terme les enseignants sur la base des progrès et des résultats des élèves enregistrés lors de ces évaluations. C’est exactement ce que nous dénoncions, malgré les dénégations rituelles du ministère. Dans mon ouvrage « En conscience, je refuse d’obéir », publié en janvier 2010, j’écrivais : « Nous passons d’un système où l’élève était au centre des apprentissages à un système où ce sont les évaluations des acquis qui sont au centre de l’école ! La pédagogie n’est plus considérée comme l’outil indispensable qui conditionne la réussite des élèves, c’est l’évaluation chiffrée qui sera désormais l’étalon permettant de piloter le système éducatif. La « qualité » de la pédagogie sera détectée par nos inspecteurs en proportion de la progression des résultats chiffrés des élèves à des tests formatés et réducteurs. Et c’est ainsi qu’une culture de la performance s’instaure, au détriment des vrais apprentissages, culture qui à terme servira à déterminer le « mérite » des enseignants et leur progression de carrière. »2 Nous ne pouvions dire plus juste. Nos craintes étaient tout à fait justifiées et notre résistance à ce dispositif qui dévoyait l’éthique de nos missions absolument légitime.

A cette époque, la DEPP avait exprimé ses « réserves » quant à la mise en place de ces nouvelles évaluations et de leur utilisation possible. Dans sa revue, elle les considère comme en » totale rupture avec les évaluations précédentes à ces niveaux scolaires ». La DEPP rappelle l’un des points essentiels qui avait suscité la résistance des enseignants, à savoir la possibilité d’une publication sur internet, école par école, des résultats des évaluations. » Sollicitée par le Cabinet, révèle la revue Education et Formations, la DEPP fait part de ses réserves et soulève un certain nombre d’interrogations, notamment sur les usages de l’évaluation, la comparabilité temporelle et la prise en compte du contexte social de l’école. » (pp. 22-23). Les mises en garde de la DEPP étaient tout à fait bienvenues. Pourtant, elle ne sera pas entendue et elle paiera cher sa liberté de parole. En effet, dans ces années-là, les ministères Darcos et Chatel bloqueront régulièrement la publication des travaux des chercheurs de la DEPP car ils ne correspondront pas à ses attentes ou à ses objectifs politiques…

Cette politique d’évaluation chiffrée était bien conçue dans un esprit de classement et de mise en concurrence des écoles. Cette logique de compétition prenait à contre-pied l’esprit des anciens programmes de 2002 qui précisaient que les évaluations ne devaient pas « conduire à stigmatiser, à classer prématurément, à enfermer les élèves dans des catégories qui deviennent des destins ou, pire, à faire revivre des structures de relégation d’un autre temps ». Les anciens programmes indiquaient clairement que les évaluations devaient être « des instruments qui aideront les maîtres à assurer la réussite de tous leurs élèves. Si elles enfermaient les plus fragiles dans leur échec, elles n’auraient pas rempli leur objectif. Il en est ainsi également des outils pour mesurer le progrès en langage des élèves à la fin d’école maternelle et au début d’école élémentaire. Plus que jamais, la seule règle est le regard positif porté sur l’enfant, même en extrême difficulté. Les maîtres doivent donc veiller à mettre en valeur les résultats déjà atteints plutôt que les manques, mesurer des évolutions plutôt que des niveaux, en déduire des stratégies pour assurer la réussite de chacun des élèves ». Tout était dit et cette philosophie de l’évaluation est toujours particulièrement pertinente. Nous parlions alors d’ »évaluation positive ». Aujourd’hui, c’est le concept d’ « évaluation bienveillante » qui a le vent en poupe…

« Une résistance jamais encore vue chez les enseignants du primaire »

Les chercheurs de la DEPP observent que « devant la levée de boucliers suscitée tant chez les enseignants que chez les parents d’élèves, l’idée de la publication des résultats école par école fait long feu. Toutefois, subsiste chez les enseignants une défiance quant à la vraie nature de ces évaluations, présentées a la fois comme bilan et comme diagnostic, en insistant tantôt sur un aspect, tantôt sur l’autre, et pouvant servir à contrôler leur valeur professionnelle. Cet usage possible de l’évaluation est ressenti comme d’autant plus injuste qu’il ne repose pas sur les progrès réalisés par les élèves, mais uniquement sur leur niveau à un instant donné, sans prendre en considération leur niveau scolaire a leur arrivée dans la classe ni leurs différences socio-économiques. Cette confusion amène une résistance jamais encore vue chez les enseignants du primaire contre des évaluations malgré une prime de 400 € instituée pour les enseignants des niveaux concernés. » (p. 23)

Ainsi, le ministère, plus de six ans après les faits, admet la réalité d’une résistance pédagogique de grande ampleur. Les ministères Darcos et Chatel étaient soit dans le déni, soit dans la caricature de ce mouvement, bien que nous savions qu’ils mettaient la pression sur les inspecteurs d’académie pour endiguer ce phénomène inédit de désobéissance chez les professeurs des écoles. En sanctionnant régulièrement les meneurs, ils ont cherché à casser le mouvement en suscitant la peur de la répression. Bien que les désobéisseurs n’aient jamais cédé, il est incontestable que la répression, parfois médiatisée, ait pu aussi dissuader nombre d’enseignants d’entrer en résistance ou d’afficher leur désobéissance. La gauche au pouvoir, quant à elle, a totalement ignoré ce mouvement qui pourtant portait l’espérance d’une indispensable refondation de l’école de la République. Les sanctions financières, professionnelles, disciplinaires contre les désobéisseurs n’ont jamais été levées…

Poursuivant son analyse critique des évaluations nationales entre 2009 et 2012, la revue de la DEPP valide les questionnements et les doutes des enseignants-désobéisseurs : » la suspicion à l’égard de ces évaluations est telle que l’ajustement des résultats de cette deuxième évaluation (de 2010) est dénoncé par beaucoup comme un » bidouillage » destiné à masquer l’impéritie du Ministère. Les termes employés sont quand même étonnants ! Ils sont exactement les mêmes que ceux que nous utilisions pour montrer la supercherie des évaluations nationales…

Ainsi, dans une tribune au Café Pédagogique en date du 4 janvier 2011, quelques jours avant les nouvelles évaluations nationales CM2, je dénonçais la mascarade consécutive aux « tripatouillages » et aux « bidouillages » opérés par l’administration en 2009 et 2010 : « Le comble de l’absurde a été atteint au mois de mars 2010, à l’occasion de la restitution publique des résultats des évaluations passées en janvier 2010. Nous apprenions alors que les services du ministère avaient dû procéder à une correction statistique pour assurer une comparabilité entre les évaluations de 2009 et celles de 2010 ! Le ministère reconnaissait « des défauts dans l’évaluation CM2 » et admettait que « les exercices proposés (sic) étaient beaucoup plus difficiles que l’an dernier ». Ainsi, après les tripatouillages de 2009, pour « corriger » les remontées partielles des résultats et qui furent dénoncés par un syndicat d’inspecteurs (SNPI-FSU), après le bidouillage de 2010 pour tenter de maintenir l’illusion d’un outil scientifique, qui peut encore douter que ce dispositif n’est qu’une honteuse mascarade ? « . Là aussi, pouvions-nous dire plus juste ?

Malgré la victoire, pas de geste de reconnaissance…

L’arrivée de Vincent Peillon au ministère modifiera la donne sur la question des évaluations nationales. Dès le mois de juin 2012, il fera savoir que la remontée des résultats des évaluations n’est plus obligatoire. Cette décision avait valeur de reconnaissance du niveau de rejet de ces évaluations… La passation des évaluations deviendra facultative en 2013 et elle sera définitivement abandonnée en 2014. Les multiples résistances des enseignants, des inspecteurs et des parents d’élèves (qui ont parfois subtilisé les carnets d’évaluation ou les ont publiés sur internet) ont eu raison de ce dispositif absurde et contraire à l’esprit de l’école républicaine.

La résistance éthique et responsable des enseignants du primaire sous le mandat Sarkozy est désormais davantage reconnue. Nous ne pouvons que regretter qu’elle n’ait pas été assumée par les autorités politiques qui ont pris la succession des sinistres ministres Darcos et Chatel. Pourtant, aucun des dispositifs pédagogiques que nous avions ouvertement contestés dans la désobéissance ne subsiste aujourd’hui. Les programmes de 2008 que nous refusions sont en cours de réécriture. La première mouture en consultation tourne le dos au cloisonnement par matières et renoue avec l’esprit des programmes de 2002 (interdisplinarité, construction des savoirs) qui nous inspiraient dans notre résistance pédagogique. Le dispositif de l’aide personnalisée que nous boycottions ou détournions, instauré pour masquer la suppression de deux heures de classe par jour et accompagner la mise en place de la néfaste semaine de 4 jours, a disparu et a été remplacé par les Activités Pédagogiques Complémentaires (APC). Alors que j’ai été sanctionné (27 jours de retenues sur salaire) pour avoir fait du théâtre avec tous les élèves sur le temps de l’aide personnalisée, cette activité est aujourd’hui possible dans le cadre des APC. Enfin, les évaluations nationales standardisées, imposées de façon uniforme à tous les enseignants d’un même niveau, ont été abandonnées en rase campagne.

Nous avons gagné sur la plupart des tableaux et pourtant notre résistance, jusqu’à ce jour, n’a pas été reconnue comme une démarche salutaire en défense de l’école de la République, inspirée par l’intérêt supérieur de l’enfant. La gauche au pouvoir est restée sourde à nos appels de levée des sanctions, injustes et disproportionnées, prononcées à notre encontre, alors qu’elle admettait hier à demi-mots, de façon discrète, la validité de nos analyses. Ainsi, le 26 juillet 2012, dans le cadre de la concertation pour la refondation de l’école, une délégation d’enseignants-désobéisseurs du primaire été reçue au ministère. Nous avons remis à nos interlocuteurs un document de réflexions et de propositions pour l’avenir de l’école sur lequel l’entretien avait révélé d’incontestables éléments de convergence. Cependant; nous avons été poliment écoutés, mais point entendus quant à la nécessité d’un geste de reconnaissance de notre action. Ce geste pourtant nécessaire aurait pris toute sa place dans une véritable refondation de l’école qui se serait appuyée sur les forces vives qui avaient osé prendre des risques professionnels pour contester les contre-réformes destructrices de leurs prédécesseurs et qui portaient l’exigence de nouvelles méthodes pédagogiques pour une école plus juste, plus efficace, plus citoyenne. Mais le pouvoir restant le pouvoir… il lui en aurait trop coûté certainement de « valider » une désobéissance, même éthiquement et pédagogiquement légitime. Il se murmure toutefois que certains ont encore mauvaise conscience à notre égard…

1. Lettre de mission de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, adressée à M. Xavier Darcos, ministre de l’Education nationale, sur les priorités en matière de politique de l’enseignement, le 5 juillet 2007. http://discours.vie-publique.fr/notices/077002457.html

2. En conscience, je refuse d’obéir. Résistance pédagogique pour l’avenir de l’école, Ed. Des Ilots de résistance, 2010, p. 76-77.

Source: blog d’Alain Réfalo

http://alainrefalo.org/2015/06/14/le-ministere-de-leducation-nationale-reconnait-limportance-de-la-resistance-pedagogique-des-enseignants-du-primaire-entre-2009-et-2012/?fb_action_ids=10203175122019431&fb_action_types=news.publishes

1 Comment

  1. Marteau

    D’abord obéir! L’Education nationale reconnaît l’importance de la résistance pédagogique des enseignants du primaire
    Je ne sais si Alain Refalo est naïf ou fait semblant, mais il est évident que les ministres nouveaux ne pouvaient pas lever les sanctions car l’objectif de l’ensemble de l’administration est d’abord et avant tout de faire que les enseignants soient dans l’obéissance absolue. Lever les sanctions aurait encouragé à la désobéissance y compris celle qui met en cause les mesures actuelles. Sauf de très rares exceptions, la solidarité entre les fonctionnaires d’autorité est sans faille.
    L’idée que la rénovation de l’enseignement passe par l’obéissance des enseignants signe par avance son échec.

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