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Exercice de révisionnisme : la philosophe et le ministre critiquent la pédagogie active…

Voici la dernière chronique de Nestor Roméro, également lisible sur son blog sur Médiapart .

Catherine Kintzler et le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer débattent de l’école dans l’excellente revue « Philosophie magazine ». Opportunité pour la philosophe de pourfendre les pédagogues pratiquant une pédagogie active comme elle le fait depuis plus de trente ans non sans, une fois de plus, tordre le discours et la pratique de ces derniers.

Ainsi évoque-t-elle « le début des années 1980 » soit très précisément l’époque du ministère Savary :

« On nous invitait, dit-elle, à libérer l’école du carcan scolaire et disciplinaire pour en faire un lieu de vie ouvert sur le monde, quitte à renoncer à l’instruction ».

Ce qui non seulement est faux mais parfaitement aberrant. Et comme C.K. invoque ses vingt-deux années de professeure de philosophie en lycée pour affermir ses assertions qu’on me permette de solliciter mes trente-cinq années d’enseignement en collège ZEP (volontairement) pour les réfuter.

J’ai vécu cette période intensément et je n’ai jamais rencontré un militant pédagogique, un enseignant pratiquant une pédagogie active qui aurait « renoncé à l’instruction ». Sachant cependant que l’on entend ici par instruction l’acquisition de savoirs que la conscience affermit en connaissances.

Tout au contraire, la pédagogie active n’a jamais eu d’autre souci que le connaître, le savoir en conscience donc, et elle est active en cette multiplicité de manières de se saisir des savoirs pour les fixer en connaissances.

De sorte qu’accuser un enseignant de « renoncer à l’éducation » est non seulement faux et aberrant mais frôle l’offense. Il est vrai que la pédagogie active est exactement à l’opposé des préconisations des amis de C.K., ces « républicains » autoproclamés que je caractérisais volontiers, à l’époque, par le mot « instructeurs ». Ils pratiquaient et pratiquent encore, plus ou moins consciemment, l’immobilisme vertical du « je parle, tu écoutes », ce qu’ils nommaient « instruction » par opposition à « l’éducation » des pédagogues, et l’on brandissait Condorcet au risque des pires anachronismes pour, dans le meilleur des cas, convenir enfin qu’il n’est pas d’instruction sans éducation ni d’éducation sans instruction…

Revenons à C.K. qui poursuit sa description des années 1980:

« La pédagogie officielle qui s’installait traitait le savoir comme une oppression ».

Ce qui est non seulement une pure contre-vérité mais, encore là, une offense à l’intelligence, à toutes celles et ceux qui se sont engagés pour libérer l’école de l’oppression du dogmatisme instructeur. Jamais on n’a tant traité le savoir comme une libération qu’à cette époque. Il suffit pour s’en convaincre de relire le rapport de Louis Legrand sur le collège et celui d’Antoine Prost sur le lycée, celui de André de Peretti sur la formation du personnel ou encore par exemple la fameuse « Brochure bleue » issue du séminaire de Souillac sur la pédagogie du projet.

Je n’ai jamais vu, lu, entendu un pédagogue « actif » établir une équivalence entre savoir et oppression, même parmi les plus spontanéistes de ces enseignants. En revanche, oui, j’ai vu l’oppression dans cette manière de transmettre des instructeurs, dans ce « je parle, tu écoutes », cette verticalité, cet autoritarisme qui pose l’enseignant en détenteur de la Vérité indiscutable et dont la parole tombe comme un couperet.

Et C.K. de poursuivre en compagnie de ses amis Jean-Claude Milner, Jacqueline de Romilly et Jean-Pierre Chevènement, « nous avons défendu l’école républicaine », car bien sûr eux seuls décidaient de ce qui est républicain et de ce qui ne l’est pas. Oh oui, je me souviens de l’arrivée de Chevènement, la Marseillaise en bandoulière qu’il prétendait faire chanter aux enfants alors qu’il ne réussit même pas à les mettre en rang.

Dans la suite de cet entretien C.K. semble indifférente à ses propres contradictions et à celles de son interlocuteur :

« Le modèle qui a ma faveur est celui qui fut pensé par Condorcet. Contre l’idée d’aligner l’école sur la demande sociale, sur l’utilité immédiate et le marché de l’emploi, il fait de la liberté la finalité de l’école. Elle se construit par l’instruction, la rencontre avec les objets libres du savoir ».

Quel pédagogue n’applaudirait pas à un tel propos ? A condition cependant de préciser le contenu de cette « liberté, finalité de l’école » et le sens du terme « instruction ».

Cette liberté est celle qui permet à l’enfant de se saisir des « objets libres du savoir » sous l’œil attentif de l’enseignant qui l’accompagne dans cette démarche afin qu’il puisse découvrir « ce qu’il lui plait de faire ».

Mais cela ne s’obtient pas par la pratique du « je parle, tu écoutes » car c’est cela que les instructeurs entendent par « instruction » en tordant ici encore la pensée même de Condorcet non sans se perdre dans un anachronisme regrettable. Cela s’obtient par la pratique d’une démarche active, consciente et « connaissante », par la mise en œuvre d’un mode de vie dans l’école qui préfigure l’ordre (et non le désordre) d’une société démocratique.

Contrairement à ce que semble suggérer C.K., les militants de la pédagogie active n’ont cessé de dénoncer la mainmise de l’Entreprise sur l’école (on peut voir à cet effet les travaux de Christian Laval et ceux de Nico Hirt), n’ont cessé de dénoncer l’école productrice de « ressources humaines » modelées selon les impératifs et les injonctions de l’Entreprise précisément parce que cette école soumise à l’Entreprise s’oppose à la liberté en tant que « finalité de l’école ».

Passons sur l’expression « école de la vie » employée par le ministre et qui semble contrarier C.K. ou plutôt, complétons-là : « école de la vie , par la vie, pour la vie » et rendons-là à son auteur, Ovide Decroly, ce vil spontanéiste « inventeur » en outre de la « méthode globale » sur laquelle les instructeurs, S. Dehaene en tête, ne cessent de dire des bêtises.

Passons sur les approximations du ministre et la tarte à la crème de la plasticité du cerveau par laquelle, si l’on n’y prend garde, on explique tout et son contraire. Car il est, ce ministre, au service de son chef (puisque chef il y a, proclamé par lui-même) qui ne souhaite rien d’autre que transformer l’école en entreprise par cette fameuse et mal nommée « autonomie » dont se défie à juste titre C.K. de la même manière qu’il veut gouverner le pays comme on gouverne une entreprise.

Passons sur tout cela pour en venir à une nouvelle contre-vérité distillée par C.K. :

“L’une des grandes supercheries du pédagogisme moderne a été de prétendre que le savoir fait obstacle à la créativité”.

Qui a jamais proféré une telle absurdité ? Qu’est-ce que ce « pédagogisme moderne » ? Je n’ai jamais entendu ou lu un pédagogue opposer savoir et créativité mais nous avons là, en revanche, un aperçu de la sophistique des instructeurs qui consiste à attribuer à son interlocuteur, pour mieux la combattre, une opinion qu’il n’a jamais eu. Les instructeurs sont sans doute des lecteurs attentifs de la quarantaine de stratagèmes exposés par A. Schopenhauer dans « l’Art d’avoir toujours raison ».

Enfin, comment ne pas évoquer pour finir cette mesure dite « devoirs faits » que le ministre présente comme, pour ainsi dire révolutionnaire, feignant d’ignorer (je ne peux concevoir qu’il ignore réellement) que cette « aide » a depuis fort longtemps été mise en œuvre dans les collèges. Élève d’un Cours complémentaire de campagne dans les années 1950, je me souviens fort bien de ces « études » (ainsi disait-on à l’époque) d’après la classe où, alors que l’hiver la pénombre gagnait, nous faisions « nos devoirs » sous le regard plus ou moins bienveillant et attentif d’un professeur.

Enseignant à mon tour je peux témoigner que les mesures « aide et soutien » n’ont jamais cessé dans les collèges ZEP sans atteindre, sauf exception, leurs objectifs. La raison de cet échec est évidente : les enfants qui sont depuis toujours en échec scolaire n’en peuvent plus, en fin de journée, après des heures d’ennui et de conflits, de ces leçons, de ces exercices dispensés dans une langue qu’ils ne comprennent pas et repris à cette heure tardive selon les mêmes méthodes pédagogiques qui les ont conduits à l’échec.

N’y a-t-il pas quelque impudence pour un ministre de brandir des mesures qui depuis cinquante ans font la démonstration de leur inanité ? Mais après tout, ce gouvernement et son chef ont-ils la volonté de lutter contre les inégalités quand ils proclament leur mot d’ordre « enrichissez-vous ! » ? Ne faut-il pas pour servir les riches une multitude de femmes et d’hommes dont l’échec scolaire justifie la servitude ? Et si le discours méritocratique de ces gouvernants n’était rien d’autre que le masque posé sur une institution dont l’objectif en dernière instance est de désigner celles et ceux qui auront à assumer toute leur vie les tâches les plus ingrates au service des vainqueurs de la compétition méritocratique ?

Nestor Roméro

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