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Entretien autour du Manière de Voir sur l’école

Un numéro hors-série du Diplo consacré à l’école ! Cela nous a rendu curieux (voir notre recension sur le site) et nous avons demandé à Allan Popelard et Renaud Lambert, coordinateurs de ce numéro, de nous expliquer leur démarche…

Comment est née l’idée de ce numéro spécial éducation ? Y avait-il eu d’autres Manière de voir consacrés à cette question dans le passé ? Si oui, quelle différence avec les précédentes livraisons ?

« Feu sur l’école » est le premier Manière de Voir consacré à l’éducation, bien que l’école fasse depuis longtemps partie des préoccupations majeures du Monde diplomatique. Notre travail de critique des instances de production et de reproduction de l’idéologie dominante ne pouvait en effet s’épargner l’étude du système éducatif.

Néanmoins, de la même façon que notre critique des médias s’efforce de réfléchir aux moyens de libérer l’information, notre analyse de l’école s’emploie à souligner la fonction essentielle qu’elle devrait jouer dans notre société : œuvrer à l’émancipation populaire.

L’éducation se trouve donc prisonnière d’une contradiction. Elle constitue l’un des outils fondamentaux pour la formation critique des citoyens et la promotion d’une conscience politique sans laquelle l’exercice égalitaire de la démocratie demeure inaccessible. Dans le même temps, asservie aux intérêts dominants, elle s’érige en rouage clef du système capitaliste : elle domestique, classe, sélectionne, hiérarchise et brise les solidarités. Bref, elle façonne l’individu selon les besoins des puissants…

Alors que l’offensive du néolibéralisme tente de dénouer cette contradiction par le bas en substituant l’employabilité aux savoirs, nous avons souhaité apporter notre pierre à la défense d’un principe né au moment de la Révolution française : le droit à une éducation universelle.

Comment avez-vous pensé et bâti ce numéro ? Quelles sont les questions que vous vouliez aborder – et quelles sont celles que vous n’avez pu présenter ?

Le sommaire s’est constitué de manière assez évidente. Dans la première partie nous combattons l’illusion selon laquelle le système scolaire fonctionnerait de manière autonome, c’est-à-dire indépendamment de la société dans laquelle il s’inscrit. Au contraire, nous montrons qu’il en constitue l’un des dispositifs essentiels et qu’il en reproduit la structure inégalitaire. Dans cette optique, l’idéologie méritocratique, qui voudrait que la réussite des élèves dépende de leur « aptitude au travail » sert de paravent à la violence sociale, masquant les déterminants sociaux et culturels de la « réussite ». Nous suggérons ainsi que, du point de vue des conservateurs, l’échec scolaire n’est pas le signe résiduel d’un dysfonctionnement de l’école, mais bel et bien la preuve inavouable de son efficacité.

Dans la seconde partie, nous insistons sur l’emprise grandissante du secteur privé sur l’éducation publique. En témoignent l’externalisation d’activités éducatives confiées au secteur privé, l’invasion de la publicité ou la concentration oligopolistique du marché de l’édition des manuels scolaires. Plus largement, nous montrons que la montée des inégalités a favorisé l’esprit de calcul dans l’école. Face à une précarité croissante, la classe s’est peu à peu métamorphosée en annexe de recrutement des entreprises. Sommés par l’État, les parents et les élèves de répondre aux défaillances du marché du travail, les enseignants ne sont pas parvenus à déjouer cette offensive. Résultat parmi d’autres : un instrument comme le Livret Personnel de compétences, directement issu de la volonté du patronat européen, s’est imposé comme un outil d’évaluation des élèves.

Enfin dans la troisième partie, nous insistons sur les moyens de redéfinir l’école sur des bases émancipatrices. Un texte de Jean-Pierre Terrail définit les contours d’une « école commune » dont la fonction ne serait plus d’effectuer un « tri social »; un autre de Philippe Descamps détaille le système scolaire finlandais dont nous pourrions nous inspirer, même si l’auteur montre bien que sa réussite tient d’abord au faible niveau d’inégalité de la société finlandaise. Plus largement, nous montrons que l’école n’a pas le monopole de l’éducation. Celle-ci pourrait (devrait ?) être permanente, au sein des partis politiques, des syndicats, des associations d’éducation populaire, etc. Or, ce n’est pas toujours ce que l’on observe…


« Ni la solution ni le problème », affirme votre édito, en quoi cette formule peut-elle résumer la situation du système éducatif et surtout contrer les discours réactionnaires et/ou libéraux ?

Le discours dominant investit l’école de missions qu’elle ne peut pas remplir : lutter contre la pauvreté, contre l’obésité, contre les incivilités… voire même réduire les inégalités. Dans l’éditorial du numéro, nous suggérons que cette injonction – promue aussi bien à droite qu’à gauche – dispense de s’atteler à un programme de transformation sociale plus vaste. Notre analyse est différente : nous pensons qu’il n’est pas possible de transformer l’école sans transformer la société. De ce point de vue, les politiques qui visent à « sanctuariser l’école » relèvent d’une illusion. Comment peut-on croire que l’école pourrait être un îlot égalitaire quand ce sont les inégalités qui caractérisent notre environnement ?

Mais, de la même manière, nous pensons qu’il ne sera pas possible de transformer la société sans transformer l’école. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de reproduire dans le numéro le plan d’éducation nationale du Marquis de Saint Fargeau qui, en 1792 – s’inscrivant dans la lignée de Jean-Jacques Rousseau qui écrivit en même temps l’Emile, son traité sur l’éducation et Du Contrat social, son traité politique – avait saisi la nécessité de penser dialectiquement les transformations de l’école et celles de la Cité.

J’ai été très frappé par la présence significative de textes sur les systèmes éducatifs à l’étranger (Sénégal, Mexique, États-Unis, Finlande, etc.) alors que les débats sur l’école restent très souvent franco-français. En quoi ces exemples peuvent-il nous aider à changer l’école ?

Le Monde diplomatique est un mensuel d’information internationale. Nous y suivons donc régulièrement l’évolution des systèmes éducatifs à l’étranger. Dans ce numéro de Manière de voir, ces exemples font tantôt figure d’avant-garde rétrograde comme dans le cas des télécollèges mexicains ou des politiques sécuritaires mises en place dans les établissements américains ; tantôt d’avant-garde émancipatrice comme le système d’éducation finlandais (avec, bien entendu, certaines réserves). Mais dans les deux cas, nous souhaitions suggérer qu’il existe une mondialisation des systèmes éducatifs. La multiplication des enquêtes internationales, dont PISA est la plus connue, en atteste. L’offensive néolibérale s’est d’ailleurs traduite par une concurrence accrue entre les systèmes éducatifs des différentes nations. Et les conservateurs, obnubilés par la nécessité de bâtir une « économie de la connaissance » conforme aux besoins des entreprises, déploient, à présent, leur stratégie en matière d’éducation sur des territoires transnationaux. Les politiques de l’Union européenne en sont un bon exemple.

« Feu sur l’école », c’est le titre du dossier, une référence aux attaques libérales mais aussi, certainement, l’affirmation qu’on ne peut se contenter de défendre aujourd’hui l’école telle qu’elle est. C’est d’ailleurs l’objet de la troisième et dernière partie du dossier. Malgré de très bons textes (de Franck Lepage ou Jean-Pierre Terrail) cette partie semble moins riche et en tout cas paraît esquiver la question de pédagogies alternatives en phase avec un projet de transformation sociale. Est-ce le reflet du travail au sein du Monde diplomatique qui accorde moins de place aux enjeux pédagogiques qu’aux approches sociologiques ou économiques ?

Il est exact que l’approche pédagogique de l’éducation est moins présente dans le journal que l’approche sociologique ou économique. Mais il serait hâtif de dire que nous l’aurions esquivé. La question de la pédagogie est présente dans chacun des trois chapitres à travers une série d’articles que nous avons intitulée, « le tableau noir ». Dans la première partie, Terrail examine par exemple les controverses existantes entre les partisans de la méthode de lecture syllabique et ceux de la méthode globale.

Quant aux pédagogies alternatives, elles constituent le fil conducteur de notre travail. Nous avons décidé de les évoquer à travers une quinzaine de portraits de pédagogues, rassemblés autour de trois thèmes. Le premier d’entre eux traite des pédagogues qui ont lutté pour universaliser l’éducation. Y figure, par exemple, le portrait de Paolo Freire qui mit au point une pédagogie destinée à permettre l’alphabétisation des adultes prolétaires. La seconde s’intéresse aux pédagogues qui ont réfléchi à articuler l’école au monde du travail sous une autre forme que celle de l’utilitarisme. On y trouve le portrait de Nadeja Kroupskaiä, la compagne de Lénine, qui lors de la Révolution bolchevique, jeta les fondements d’une école polytechnique dont la fonction était de former une classe ouvrière consciente d’elle-même et non de fournir les chaînes d’assemblage en bataillons de travailleurs dociles. Enfin, la dernière série de portraits est dédiée aux pédagogues qui ont pensé d’une manière ou d’une autre le problème de l’autonomie éducative. Parmi eux, on trouve le portrait de A.S Neill, le fondateur de l’école Summerhill ou bien celui de Pol Cèbe, qui s’évertua, dans les usines de Besançon à développer l’autogestion éducative. Tous ces portraits permettent, nous l’espérons, de dessiner les voies d’une pédagogie émancipatrice.


Quels projets, quelles perspectives envisagez-vous pour poursuivre cette réflexion sur l’école ?

Les idées ne manquent. Reste à les réaliser…

Propos recueillis par Grégory Chambat pour Q2C

3 Comments

  1. alphonse

    Entretien autour du Manière de Voir sur l’école
    Malgré de très bons textes (de Franck Lepage ou Jean-Pierre Terrail) cette partie semble moins riche et en tout cas paraît esquiver la question de pédagogies alternatives en phase avec un projet de transformation sociale.
    ……………………………..
    Dans la première partie, Terrail examine par exemple les controverses existantes entre les partisans de la méthode de lecture syllabique et ceux de la méthode globale.

    ………………………………
    Effectivement Terrail grand spécialiste des méthodes de lecture jette dans le même panier:
    Decroly/Freinet/Foucambert et sa méthode idéovisuelle…
    et si jamais vous pensez que c’est compliqué ces histoires JPT vous explique:
    “tout démarche globale doit en effet combiner mémorisation du plus grand nombre de mots écrits et la lecture devinette”
    facile … non
    et pis d’abord ça explique la dyslexie et la dysorthographie…
    ça explique que les pauvres en ZEP ils “ont du mal à comprendre des textes au sortir du primaire, parce qu’ils ne prêtent pas une attention suffisante à la matérialité du texte écrit. “bin oui c’est les effets de la devinette).

    Terrail sur le sujet de l’apprentissage est archétypal de l’intellectuel/spécialiste de gauche/gauche pour qui l’éducation nouvelle est synonyme de méthode petit-bourgeoise qui cherche dans la douceur à mieux faire passer la pilule de l’échec (en l’accentuant) alors que les méthodes classiques n’ont d’autre but, d’après lui qu”une transmission efficace des savoirs”.

    De voir que cette gauche en est encore/toujours là … ça fait de la peine.
    De retrouver cette article “Apprendre à lire, toute une histoire” en p12 de Manière de voir ça fait de la peine.
    De voir Terrail encensé dans ce site ça fait de la peine.

    • Questions de classe(s)

      Entretien autour du Manière de Voir sur l’école
      Bonjour
      Merci pour ce commentaire.
      Je pense avoir été assez explicite pour dire que le 1er article de Terrail me semblait inutile dans ce numéro. Et parce que je connais les écrits de cette personne, j’ai été assez agréablement surpris de ce second texte dans le N°, qui, pour le coup, me semble pertinent… en tout cas porteur d’une réflexion qui mérite qu’on s’y attarde…
      Greg

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