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Discrimination scolaire et méritocratie républicaine, ou l’amplification des inégalités sociales

DISCRIMINATION SCOLAIRE ET MÉRITOCRATIE RÉPUBLICAINE, OU L’AMPLIFICATION DES INÉGALITÉS SOCIALES David LOPEZ Enseignant en ITEP et IME (31) Doctorant en sciences de l’éducation Université Paul Valéry de Montpellier Ecole doctorale ED58, unité de recherche LIRDEF Résumé : La discrimination des enfants en situation de précarité est une question d’autant plus cruciale que la corrélation entre performance scolaire et milieu socio-économique est largement confirmée par de nombreuses recherches scientifiques. La pauvreté économique conditionne en effet les mauvais résultats scolaires des plus défavorisés, mais aussi l’orientation dont ils font l’objet, malgré les dispositifs mis en œuvre. A partir d’une synthèse des dernières études scientifiques sur la question, nous essaierons de déterminer dans quelle mesure ces dispositifs destinés à favoriser « l’égalité des chances », alors même qu’ils constituent une inégalité de traitement, pourraient être en partie responsables d’une discrimination non pas positive, mais négative, reflet d’une méritocratie républicaine qui consiste à « donner plus à ceux qui ont le plus », en fonction d’un prétendu « mérite » fondé sur la réussite individuelle. Mots-clés : pauvreté – échec scolaire – handicap – discrimination – méritocratie. Pauvreté des enfants Le CESE rappelle dans son rapport « Une école de la réussite pour tous » (2015) la définition de la « grande pauvreté », telle qu’elle fut adoptée le 11 février 1987 dans le rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » présenté par Joseph Wresinski : « La précarité est l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer des responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible. » (CESE, 2015). Le rapport ministériel de la « Conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale » des 10 et 11 décembre 2012, indique qu’un enfant sur cinq est, en France, en situation de pauvreté. Un enfant pauvre est d’abord un enfant de pauvres, c’est-à-dire un enfant qui vit dans une famille dont les revenus sont inférieurs au seuil de pauvreté, soit 60% du revenu médian (50% pour l’OCDE), seuil qui correspondait en 2009 selon le CREDOC (2011) à 954€ pour une personne seule (987€ en 2012), et 1431€ pour un couple sans enfant. Depuis la crise économique de 2008, la pauvreté des enfants a fait un bon de presque 2 points en deux ans, soit 350 000 enfants pauvres de plus, et touche 2 665 000 enfants en 2010, soit un enfant sur cinq (19,6 %) selon l’Insee (2012). L’Unicef rapporte par ailleurs que les pays les plus touchés par la récession ont connu « une détérioration constante de la situation des familles, principalement du fait des pertes d’emplois, du sous-emploi et des coupes opérées dans les services publics » (Unicef, 2014), et que lorsque leurs parents subissent une période de chômage ou une perte de revenus, « Les enfants sont anxieux et stressés […] et ils connaissent des difficultés familiales à la fois subtiles et douloureusement évidentes. » (Unicef, 2014). Certaines catégories de familles sont plus touchées que d’autres par la pauvreté, qui atteint un niveau extrêmement élevé dans les zones urbaines sensibles (ZUS) : le taux de pauvreté est près de trois fois plus élevé en ZUS que hors ZUS et un enfant sur deux y vit en situation de pauvreté (ONZUS, 2014). Le psychiatre Jean Furtos distingue pour sa part « pauvreté » et « précarité ». Selon lui, « La précarité, c’est la vulnérabilité qui en appelle à l’autre, au social. » (Furtos, 2011). Même si un lien étroit existe entre précarité et pauvreté, voire « misère » (« mère du délit et de la peine » selon Proudhon), la pauvreté, dit Furtos, c’est « avoir peu », alors que la précarité c’est « avoir peur », peur de la perte des « objets sociaux » : « […] la précarité repose à l’origine sur la détresse, l’incomplétude et l’obligation d’une dépendance, ce qui entraîne l’exigence d’une reconnaissance réciproque : être considéré comme digne d’exister dans son groupe d’appartenance (d’abord la famille, elle-même englobée dans des groupes de plus en plus vastes), et à partir de là, d’exister en humanité. […] Cette vulnérabilité essentielle de l’humain est toujours liée à la possibilité de sa non reconnaissance, c’est-à-dire à l’exclusion. […] Dans le contexte actuel et selon l’histoire de chacun, cette précarité normale se transforme volontiers en précarité exacerbée, susceptible alors d’entraîner une triple perte de confiance : perte de confiance en l’autre qui reconnaît l’existence, perte de confiance en soi-même et en sa dignité d’exister, et perte de confiance en l’avenir qui devient menaçant, catastrophique, ou même qui disparaît (no future, “décadence”). » (Furtos, 2011). Mais il semble surtout important de ne pas perdre de vue que la pauvreté économique n’est pas sans rapport avec notre modèle économique de libre marché, qui fait que « […] dans les mêmes rapports dans lesquels se produit la richesse la misère se produit aussi. » (Marx, 1948, p. 82). L’économie ne saurait certes tout expliquer, mais rien ne saurait s’expliquer sans elle. On oublie trop souvent, écrit Edgar Morin, que « La dimension économique contient les autres dimensions et on ne peut comprendre nulle réalité de façon unidimensionnelle. » (Morin, 2005, p. 92). Il paraît donc nécessaire de mettre en exergue ce phénomène qu’il faut bien qualifier de déterminisme économique éhonté, d’autant plus cynique que l’on parle d’« égalité des chances ». Laissons donc la question de l’égalité des chances à la Française des Jeux, d’autant que pour Yvan Illich, « Partout, les enfants savent qu’ils ont des chances de gagner à la loterie nationale obligatoire de l’enseignement. Certes, elles ne sont pas égales, mais l’égalité supposée […] fait que, désormais, à leur pauvreté originelle s’ajoute le blâme que le laissé-pour-compte se décerne à lui-même. » (Illich, 1971, p. 80). Milieu défavorisé et échec scolaire Ces difficultés d’une large part de la population impactent bien sûr la scolarisation, ainsi qu’en témoignent les enquêtes PISA de l’OCDE qui montrent à la fois un niveau moyen des élèves en baisse et une part très importante d’élèves en grande difficulté, mais surtout un écart de score important entre les élèves issus d’un milieu socio-économique défavorisé et ceux issus d’un milieu socio-économique favorisé. Ainsi, indique l’Unicef, « Les enfants vivant dans les foyers les plus démunis ont plus de risques de faire état d’un faible niveau de satisfaction dans la vie et d’avoir de mauvais résultats scolaires […]. » (UNICEF, 2016). Le milieu socio-économique explique donc, pour une large part, la variance de la performance des élèves. Selon l’OCDE en effet, « Dans la plupart des pays et économies, les élèves issus d’un milieu socio-économique défavorisé accusent non seulement des scores moins élevés en mathématiques, mais ils se disent également moins engagés, moins motivés et moins confiants en leurs capacités. » (OCDE, 2014). Si, selon l’OCDE, le désavantage socio-économique n’est pas systématiquement à l’origine de mauvaises performances scolaires, le milieu socio-économique des élèves et des établissements influe fortement sur les résultats de l’apprentissage. En outre, toujours d’après l’OCDE, « l’école tend à reproduire les effets de l’avantage socio-économique, au lieu de favoriser une répartition plus équitable des possibilités d’apprentissage et des résultats de l’apprentissage. » (OCDE, 2014). Les classements opérés entre les pays par l’OCDE nous semblent cependant fort discutables, au même titre que ceux établis en classe entre les élèves. D’ailleurs pour Delahaye (2015), « Si une école qui trie, sélectionne et organise la compétition paraît un modèle satisfaisant, alors le système d’évaluation actuelle qui repose essentiellement sur la notation et des moyennes de notes doit être conservé à l’identique. » (IGEN, 2015). Aussi prendrons-nous garde de ne pas nous laisser manipuler par les indicateurs de l’OCDE qui pèsent déjà lourdement sur les politiques éducatives, avec cette conception de l’évaluation qui repose sur des principes néolibéraux, notamment la mise en concurrence et les classements, qui encouragent un esprit de compétition au service du développement des politiques néolibérales. Le mérite revient néanmoins à l’OCDE d’avoir été parmi les premiers à tirer la sonnette d’alarme quant au poids du facteur socio-économique sur la réussite (et l’échec) des élèves. Ce que nous retiendrons de l’enquête PISA, ce ne sont donc pas tant les écarts entre les pays, qui apparaissent finalement assez peu significatifs, mais bien plutôt les différences de scores entre les élèves d’un même pays. Ainsi, ce n’est pas la « moyenne » affichée par chaque pays qui est intéressante, mais plutôt la « dispersion » qui rend compte des inégalités au cœur de chacun d’entre eux, et notamment la corrélation entre performance scolaire et milieu socio-économique. Jean-Paul Delahaye, dans le cadre de la mission « Grande pauvreté et réussite scolaire » pour le ministère de l’Éducation nationale, témoigne de ces écarts de réussite creusés de façon insupportable au sein de l’école française. Pour Delahaye, il est impératif de « lutter contre les déterminismes sociaux en tant que déterminants de l’échec scolaire pour faire en sorte que la France ne soit plus le pays dans lequel l’origine sociale pèse le plus sur les destins scolaires. » (Delahaye, 2015). En effet, rapporte le CESE, « Des effets de système aboutissent à ce qu’à travers des formes de tri et d’exclusions successives sont dégagées des élites socialement homogènes tandis que plus de 20 % des élèves sortent du système scolaire sans maitriser les éléments du socle commun de connaissances, de compétences. » (CESE, 2015). Si le rapport du CESE déplore que notre système éducatif trie dès le début de la scolarité, c’est donc que la finalité de cette politique éducative n’a guère évolué depuis Jules Ferry : il s’agit pour l’essentiel de « séparer le bon grain de l’ivraie ». Une note de la DEPP de mars 2015 indique par exemple qu’au diplôme national du brevet 2014, 96 % des enfants de familles très favorisées réussissent leur examen pour seulement 76 % des enfants de familles défavorisées. Et Véronique Soulé rapporte au Café pédagogique du 11 mai 2015, qu’à la rentrée 2014, 15,8% de fils d’ouvriers arrivaient avec du retard au collège, alors qu’ils n’étaient que 3,4% de fils de cadres, et que, « A moins de considérer que les premiers sont nettement moins intelligents que les seconds, déclare-t-elle, c’est choquant. » (Soulé, 2015). Selon la DEPP, aussi bien les résultats scolaires que l’orientation sont fortement corrélés à l’origine sociale des élèves : les candidats originaires d’un milieu social défavorisé sont en plus grand nombre dans la série professionnelle (56 % contre 33 % dans la série générale), alors que les enfants issus d’un milieu très favorisé sont, en proportion, quatre fois plus nombreux à se présenter à la série générale. La DEPP conforte son analyse dans une nouvelle note d’août 2015, où elle précise que les écarts entre les élèves se renforcent entre la sixième et la troisième en fonction de l’origine sociale, et que donc « l’avenir scolaire de l’enfant est fortement déterminé dès la sixième. » (DEPP, 2015). Si la notion d’égalité des chances est synonyme d’égalité de traitement, une analyse fine des conditions d’enseignement, dans l’éducation prioritaire notamment, montre que « […] les élèves défavorisés en France ne bénéficient pas d’une égalité de traitement dans leurs conditions d’apprentissage avec leurs pairs favorisés. » (CNESCO, 2016). Le rapport de l’Institut des Politiques Publiques de mars 2016, indique en outre que les Programmes de réussite éducative (PRE), institués par la loi de cohésion sociale de 2005, n’ont pas fait progresser les enfants bénéficiaires de PRE davantage que les enfants du groupe témoin, au contraire même, puisque les enseignants ont tendance à juger moins favorablement les performances de ceux-là relativement à ceux-ci, en dépit d’un niveau équivalent. L’IPP rapporte en effet que « […] le jugement que les enseignants portent sur le niveau des élèves peut être infléchi par de multiples informations autres que les seuls résultats scolaires : le redoublement ou encore le placement en filières spécialisées peuvent par exemple tendre à tirer ces jugements vers le bas […]. » (IPP, 2016). Sans compter le stigma ressenti par les élèves en parcours, indépendamment du jugement de leur enseignant, puisque « En pointant un certain nombre de difficultés, l’entrée en parcours PRE peut faire prendre conscience aux enfants et à leur famille de ces difficultés et entraîner une dégradation de leurs perceptions. » (IPP, 2016). D’autre part, ajoute l’IPP, « […] certaines dimensions de la relation aux autres se détériorent par rapport au groupe témoin. […] l’estime de soi sociale, qui reflète principalement le sentiment d’avoir de bonnes relations amicales, est affectée négativement. » (IPP, 2016). Dans le domaine scolaire, l’IPP observe également des mouvements négatifs, surtout dans les dimensions conatives, notamment la motivation et le plaisir que les enfants trouvent à l’école. En outre, si les effectifs dans les classes d’éducation prioritaire sont certes inférieurs à ceux mesurés dans les classes de milieu ordinaire, le différentiel (inférieur à 2 élèves par classe) ne saurait permettre un impact significatif sur la réussite scolaire des plus défavorisés. D’autre part, le temps des apprentissages scolaires est moindre en éducation prioritaire (problèmes de discipline, turnover des enseignants), avec notamment le recours abusif à des enseignants non titulaires et peu expérimentés, qui doivent consacrer un temps important à l’instauration d’un climat favorable, au préjudice du temps réservé à l’enseignement et aux apprentissages. A ce faible temps de scolarité, s’ajoutent de trop faibles ambitions ou stimulations qui, par « effet Pygmalion » (Rosenthal et Jacobson, 1968), éloignent les possibilités d’inclusion en cursus ordinaire, d’autant plus que les écarts se creusent par rapport à l’enseignement des niveaux scolaires de référence. Sans compter que cette concentration des élèves les plus en difficulté (scolaire et socio-économique) n’est pas sans incidence sur le climat scolaire des établissements qui les accueillent, avec de surcroît des effets de cumul peu favorables pour ces élèves socialement défavorisés. Aussi le CNESCO conclut-il que la France apparaît comme le pays le plus inégalitaire en matière d’inégalités scolaires, puisque « L’origine sociale des élèves est très corrélée en France aux performances scolaires. » (CNESCO, 2016). Le CNESCO conforte donc les analyses de la DEPP qui précise que l’École française aurait d’autant plus tendance à accroître les inégalités sociales que « la France apparaît comme l’un des pays de l’OCDE où la relation entre le niveau socio-économique des élèves et leurs performances est la plus grande. » (DEPP, 2015). Si l’École est sensée compenser les inégalités socio-économiques, c’est-à-dire, ainsi que le prévoyait le Plan Langevin-Wallon en juin 1947, « […] offrir à tous d’égales possibilités de développement, ouvrir à tous l’accès à la culture, se démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la nation » , force est de constater que les inégalités sociales sont plutôt confortées par le système éducatif, qui se fait non seulement le reflet de cet antagonisme entre les catégories sociales, mais surtout un des vecteurs de la reproduction sociale, puisque « […] l’école primaire ne résorbe pas les inégalités sociales, et le collège les amplifie fortement. » (CNESCO, 2016). Selon l’Institut des Politiques Publiques en effet, « alors que les élèves d’une commune sont déjà inégalement distribués entre les établissements locaux, leur répartition entre les classes de leur collège ou lycée produit un surcroît de ségrégation d’ampleur similaire. » (IPP, 2014). Milieu défavorisé et handicap Selon une note de la DEPP de février 2015, « les enfants en situation de handicap constituent une population fortement différenciée scolairement et socialement. » (DEPP, 2015). Leurs familles, indique la DEPP, sont plus souvent monoparentales et défavorisées, et appartiennent plus souvent à une catégorie sociale défavorisée d’inactifs ou d’ouvriers que de cadres ou de professions intermédiaires, quelle que soit la nature du trouble de leur enfant : « Près de six enfants en situation de handicap sur dix présentant des troubles intellectuels ou cognitifs, et 45 % des enfants présentant des troubles du psychisme ou plusieurs troubles associés, vivent dans une famille de catégorie sociale défavorisée. » (DEPP, 2015). Si la DEPP omet de prendre en considération la part (indéterminable) des individus de milieu favorisé et en situation de handicap qui ne passent pas par les filières spécialisées et ne sont donc pas répertoriés puisqu’ils font appel à une prise en charge privée, il est néanmoins frappant de constater que quelle que soit la nature du handicap, ce dernier est toujours fortement corrélé à l’origine sociale, et que donc le facteur de détermination socio-économique ne peut plus être occulté par de prétendus déterminismes biologiques. La DEPP insiste en tout cas sur la corrélation entre le handicap de l’enfant et le revenu des parents, et rapporte que « Ces familles ont d’autant plus tendance à connaître une situation plus défavorisée par rapport aux autres parents que le handicap de l’enfant a une forte incidence sur l’activité professionnelle des mères. » (DEPP, 2015). Incidence d’autant plus grave que les enfants en situation de handicap vivent moins souvent que les autres élèves avec leurs deux parents (avec leur mère dans la plupart des cas) : 18 % à 8 ans et 21 % à 12 ans, contre respectivement 12 % et 16 % dans la population générale (DEPP, 2015). Par ailleurs, d’après le rapport IGEN sur la « Grande pauvreté » (2015), 46 % des enfants pauvres vivent dans une famille monoparentale contre 20 % pour l’ensemble des enfants. L’Insee rapporte en outre que « Seule la moitié des mères de famille monoparentale occupent un emploi à temps complet », de sorte que « Les familles monoparentales vivent dans des conditions de logement plus difficiles et plus fragiles que les couples avec enfants » (INSEE, 2008), alors même que le logement, qui représente une part importante du budget de chaque famille, est un sérieux indicateur de pauvreté. Ce n’est donc pas la famille monoparentale qui est en tant que telle préjudiciable à l’équilibre familial et à la qualité de vie des enfants, mais le contexte de précarité économique auquel elle est le plus souvent confrontée. Marie-Aleth Grard (ATD Quart Monde), dans le cadre du rapport du CESE « Une école de la réussite pour tous » (2015), évoque quant à elle le sort réservé à l’école aux familles les plus pauvres, dont les enfants, plus que les autres, se retrouvent en échec dès le CP, mais sont aussi plus souvent que les autres orientés vers les filières spécialisées ou du handicap : « […] parmi les enfants affectés en ASH pour des troubles intellectuels et cognitifs 6 % viennent de milieu social favorisé, contre 60 % d’un milieu très défavorisé. » (CESE, 2015). Alors que, ajoute-t-elle, « […] beaucoup de ces enfants en situation de handicap pendant leur scolarité ne sont pas porteurs d’un handicap une fois sortis du système scolaire. C’est peut-être en cela que l’on peut parler d’une école qui crée le handicap. » (CESE, 2015). Il paraît donc légitime de se demander dans quelle mesure l’orientation vers des filières spécialisées constitue une réelle mesure de « compensation des conséquences du handicap » en faveur de « l’égalité des chances », alors que pour Sylvie Canat, « L’égalité des chances, c’est d’avoir toutes les chances de vivre son inégalité… sans pour autant en faire une situation de HANDICAP » (Canat, 2007, p. 122), et dans quelle mesure ce placement ne serait pas plutôt l’expression du rejet de celui qui est écarté de la norme, et donc une pratique de « marginalisation », d’autant que selon l’IGEN « La création de dispositifs particuliers pour les élèves en difficultés conduit le plus souvent à constituer des voies de relégation. » (Delahaye, 2015). Aussi se pourrait-il que les pouvoirs publics reproduisent aujourd’hui le modèle historique présenté par Michel Foucault consistant à passer de « l’exclusion du lépreux » à « l’inclusion du pestiféré », où « Il ne s’agit pas d’une exclusion, il s’agit d’une quarantaine. » (Foucault, 1974-75, p. 33). En effet, souligne Edgar Morin, « Dans notre société, il existe toujours une tendance forte à isoler les personnes handicapées, c’est-à-dire justement à les séparer des autres, voire même à les “ghettoïser”. […] la considération à l’égard de la personne handicapée est une considération “technobureaucratique” : on en fait une catégorie démographique, “les handicapés”, et une fois qu’ils sont casés là-dedans, on croit que, par là-même, cette attention leur a été bénéfique et finalement, on les enferme dans un cercle beaucoup plus vaste. » (Morin, 2005). Il semble néanmoins important de relever que s’il existe une forte corrélation entre le milieu défavorisé et l’émergence de diverses formes de handicap, il n’en demeure pas moins que diagnostic et prise en charge sont eux aussi fortement déterminés par ces mêmes facteurs socio-économiques, puisque deux individus présentant des « troubles » similaires bénéficieront d’une prise en charge différenciée selon leur milieu social d’appartenance. On peut donc conclure que le milieu socio-économique défavorisé est à l’origine de deux processus distincts : d’une part dans l’émergence de divers problèmes sanitaires et sociaux, et d’autre part dans le diagnostic établi et le mode de prise en charge proposé. En d’autres termes, la probabilité qu’un individu présente un handicap est d’autant plus élevée qu’il appartient à un milieu économiquement pauvre, mais aussi la probabilité d’être orienté vers des filières spécialisées ou du handicap est d’autant plus élevée que cet individu appartient à un milieu socio-économique défavorisé. Discrimination et ségrégation Selon l’Institut des Politiques Publiques (2014), les établissements participent activement à la ségrégation dans 25 % des cas pour la ségrégation sociale, et jusqu’à 50 % des cas pour la ségrégation scolaire intra-établissement. « En fait, souligne le CNESCO, deux logiques sont à l’œuvre. D’abord, une logique de ségrégation inter-établissements […]. Ensuite une logique de ségrégation intra-établissements […]. C’est de ces deux logiques que résulte la ségrégation totale. » (CNESCO, 2016). La ségrégation résulte notamment du choix des options qui constitue une stratégie bien connue des classes sociales aisées pour être affectées dans les meilleures écoles, et l’assouplissement de la « carte scolaire » qui jette l’école en pâture à la libre concurrence renforce encore la ségrégation, selon le concept forgé par Merton (1968) d’un « effet Matthieu » dont le principe de base consiste à « donner plus à ceux qui ont le plus ». En effet, constate J.-P. Delahaye, « Toutes les évaluations […] de ces politiques d’assouplissement conduisent à la même conclusion : l’effet obtenu, accroissement de la ségrégation et affaiblissement de la mixité sociale […]. » (IGEN, 2015). L’argument avancé par certains auteurs selon lequel l’École serait « indifférente aux différences » n’est donc plus recevable. Selon Felouzis et al. en effet, « L’hypothèse de l’indifférence aux différences se fonde essentiellement sur le postulat que l’école “républicaine” serait en accord avec les valeurs d’égalité des chances qu’elle proclame. Or, il est de bonne méthode d’examiner plus avant cette hypothèse, tant il est vrai que le fonctionnement réel des institutions sociales – dont l’école fait partie – est parfois fort éloigné de leur fonctionnement officiel. » (Felouzis et al., 2015). D’ailleurs, s’insurge Jean-Paul Delahaye, comment peut-on encore parler « d’égalité des chances », alors que, « À ce niveau atteint par les inégalités, il devient absurde et cynique de parler d’égalité des chances. » (IGEN, 2015). Ainsi, selon le rapport du CESE, « loin de combler les inégalités dues à l’origine sociale ou culturelle des enfants, l’école française renforce ces inégalités. » (CESE, 2015). Mais Bruno Jouvence, Vice-président de la PEEP, relève aussi, dans le cadre de la saisine au rapport du CESE, qu’il n’est pas étonnant de retrouver au sein du système scolaire les inégalités qui existent au sein de la société, et que, nécessairement, « La lutte contre les inégalités à l’école passe donc également par la lutte contre celles qui existent en dehors de l’école et qui nourrissent le décrochage. » (Jouvence, 2015). D’ailleurs, selon l’IPP, « Ces inégalités semblent venir en grande partie de facteurs extérieurs au système scolaire qui structurent la société et limitent donc les leviers d’actions des établissements pour réduire significativement la ségrégation. » (IPP, 2014). On peut dire finalement de la ségrégation scolaire qu’elle résulte, d’une part, de la ségrégation sociale (facteur externe au système scolaire) dont est la cible une large part de la population qui souffre par ailleurs des plus fortes inégalités sociales et économiques, inégalités que le système éducatif tend d’autre part à renforcer (facteur interne au système scolaire). Selon Felouzis et al. (2015), il conviendrait de relativiser le facteur économique dans la production des inégalités scolaires, au profit du facteur migratoire, en rendant compte, à partir des enquêtes PISA de l’OCDE, de l’évolution de ces inégalités liées aux parcours migratoires des élèves. Selon ces auteurs, « […] le handicap scolaire observé des élèves migrants ou directement issus de l’immigration serait à la fois le résultat de leur origine socioéconomique globalement plus défavorisée et de leur éloignement culturel lié à la migration. » (Felouzis et al., 2015). Mais dans la mesure où les populations issues de l’immigration comptent aussi parmi les populations économiquement les plus pauvres, il semble difficile de rendre compte, « toutes choses égales par ailleurs », de l’interaction entre l’indice de statut « socio-économique » (ESCS) et le statut « migratoire ». Même si l’étude de Felouzis et al. (2015) témoigne d’une amélioration globale du statut socio-économique des élèves non-natifs, on constate également que le facteur socio-économique reste déterminant dans la production des inégalités de résultats scolaires, et pas seulement pour les élèves non natifs, puisque les élèves défavorisés par leur milieu socio-économique voient eux aussi leurs acquis nettement baisser par rapport aux plus favorisés. Mais surtout, ajoutent ces auteurs, plus le statut socio-économique des élèves s’accroît, moins les différences entre élèves natifs et non natifs sont fortes, ce qui témoigne de la prédominance du facteur socio-économique sur le facteur migratoire pour expliquer les inégalités scolaires. Il semble néanmoins important de constater qu’à statut socio-économique équivalent, les élèves n’obtiennent pas les mêmes niveaux de compétence en fonction de leur statut migratoire. Aussi, selon Felouzis et al. (2015), l’hypothèse la plus pertinente est celle d’une discrimination « systémique » liée à la dégradation des conditions d’apprentissage dans les établissements qui scolarisent le plus d’élèves non natifs. Le Bilan Innocenti 13 de l’Unicef paru en avril 2016 complète ces analyses, en indiquant que la France se situe en 13e position sur 41 pays de l’UE/OCDE en ce qui concerne l’écart de revenu relatif, alors qu’elle est classée en 35e position sur 37 pays de l’UE/OCDE quant à l’écart des résultats scolaires. Selon cette étude de l’Unicef (2016), la France présente bien en matière d’éducation un écart important entre les enfants à la médiane et ceux du centile le plus bas du groupe des enfants de 15 ans (cf. PISA 2012), et l’Unicef précise que ce retard scolaire n’a pas diminué depuis 2006. Aussi, l’Unicef indique que « […] le fossé entre les performances des élèves en fonction de leur milieu social est très important. » (Unicef, 2016). Pour autant, les écarts de performance scolaire observés pour la France n’étant pas en adéquation avec les écarts de revenus, ce décalage paraît particulièrement préoccupant. Cela implique que le problème ne se situe pas seulement au niveau strictement économique, mais qu’il s’agit aussi « […] d’un déploiement inégal des services et des ressources au détriment des enfants les plus vulnérables, ayant pour conséquence une accumulation des difficultés pour ces derniers. Les transferts sociaux et politiques publiques doivent donc prioriser les services et ressources envers les enfants les plus démunis. » (Unicef, 2016). Nous pourrions donc conclure dans cette perspective que l’origine socio-économique défavorisée contribue fortement à produire des inégalités scolaires, mais aussi que la différence de « traitement », c’est-à-dire la « discrimination », expliquerait, de façon « systémique », l’accroissement des inégalités scolaires au détriment de ceux qui sont par ailleurs socio-économiquement défavorisés, d’une part, et issus de l’immigration, d’autre part, même s’il faut bien indiquer que ce sont souvent les mêmes. Égalité des chances et méritocratie Même s’il semble nécessaire de « donner plus à ceux qui ont moins » selon le principe de « discrimination positive » évoqué lors du lancement des Zones d’Éducation Prioritaires (ZEP) par Alain Savary en 1981, Nestor Romero ne manque pas de rappeler que « Vingt ans de discrimination positive ont suffisamment mis en évidence que le “donner plus…” ne suffit pas à réduire l’inégalité, comme la pièce que l’on pose dans la main qui se tend ne suffit pas à effacer la main. » (Romero, 2001). Donner plus à ceux qui ont moins n’a jamais permis aux enfants économiquement et socialement défavorisés de rattraper leur retard scolaire relativement à leurs camarades plus favorisés. Pour Yvan Illich, « C’est la structure de l’école qui s’oppose à tout avantage accordé à ceux qui sont, par ailleurs, désavantagés. On aura beau concevoir des programmes allégés, mettre en place des classes de perfectionnement, des horaires renforcés, tout cela ne conduira qu’à une discrimination accrue et à des coûts de production plus élevés. » (Illich, 1971, p. 19). Ainsi, alors que les élèves scolarisés en ZEP (puis RAR , puis REP , etc.) auraient de meilleurs résultats dans un contexte socialement hétérogène, ils subissent un effet de stigmatisation sociale et de « ghettoïsation » en vertu d’une discrimination dite « positive ». En outre, rappelle le CNESCO (2016), la première politique d’éducation prioritaire a été mise en place en tant que dispositif « temporaire », notamment à cause des effets pervers susceptibles d’être engendrés : « […] effet de stigmatisation de ces établissements du fait du label éducation prioritaire, entraînant le départ des familles les plus favorisées et une composition sociale de ces établissements qui, se dégradant dans la durée, ne pouvait que rendre […] les résultats des élèves négatifs. Malgré ces premiers avertissements de ces concepteurs, l’éducation prioritaire a été pérennisée et étendue […]. » (CNESCO, 2016). C’est pourquoi on retrouve souvent, parmi les préconisations généralement avancées dans l’ensemble des rapports susmentionnés, la question de la « mixité sociale », selon laquelle il conviendrait de « mélanger » les riches et les pauvres, pour le plus grand bénéfice de tous. Mais, ajoute Yvan Illich, « Que les écoles soient de niveau comparable, voire égal, cela changerait-il le fait que l’enfant issu d’un milieu déshérité a peu de chances de rivaliser scolairement avec celui qui vit dans un milieu plus aisé ? » (Illich, 1971, p. 20). Aussi, tout bien réfléchi, revendiquer avec les meilleures intentions du monde la « mixité sociale », n’est-ce pas également accepter les inégalités entre les catégories sociales et continuer de fait à cautionner malgré tout (voire malgré soi), au prétexte d’une fallacieuse « égalité des chances », ce qui n’est autre qu’une méritocratie constitutionnelle défendue par une oligarchie, ou plus exactement une ploutocratie, en vertu de son penchant pour le privilège et l’élitisme qu’elle croit incarner ? D’autant que, écrit J.-P. Delahaye, « La méritocratie a une face claire, pour ceux qui en bénéficient, et une face sombre pour tous les autres. » (IGEN, 2015). Selon le CNESCO en effet, « Le système éducatif français s’est structuré depuis la Révolution autour d’un principe d’égalité des chances méritocratique […] », avec « […] une mission de sélection et de tri scolaire, fondée sur le mérite individuel […]. » (CNESCO, 2016). Pourtant, souligne le CNESCO, lorsque les inégalités scolaires constatées sont relatives à des groupes d’individus, on s’écarte nécessairement du registre du mérite individuel : « […] le concept de méritocratie néglige alors le fait que le mérite est intrinsèquement lié aux conditions socioéconomiques des élèves. » (CNESCO, 2016). Mais les inégalités sociales sont pourtant outrageusement légitimées, notamment depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui justifie les inégalités sociales pour peu qu’elles soient fondées sur « l’utilité commune » (art. 1er). Il semble pourtant difficile de souscrire à cette méritocratie républicaine « bourgeoise », dans la mesure où elle est au fondement même des inégalités sociales, en légitimant de facto les inégalités de revenu (reflet de l’inégale distribution des ressources matérielles) en fonction d’un prétendu « mérite », alors que, écrit Proudhon, « […] toute prééminence sociale, accordée ou pour mieux dire usurpée sous prétexte de supériorité de talent et de service, est iniquité et brigandage […]. » (Proudhon, 1873, p. 16). Sans compter, ajoute Proudhon, « […] qu’entre une récompense matérielle et le talent, il n’existe pas de commune mesure. » (p. 102). Le « mérite » (du latin meritum) constitue selon le Larousse « l’ensemble des qualités intellectuelles et morales particulièrement dignes d’estime », c’est-à-dire ce qui rend une personne digne de considération, sa « valeur morale ». Mais qui peut prétendre pouvoir mesurer objectivement le mérite des individus pour justifier tout aussi objectivement les inégalités sociales qui en découleraient « logiquement » ? Ainsi donc, écrit Sébastien Faure en 1934, « […] le mérite apparaît comme une entité métaphysique invisible pour l’homme et perçue seulement par Dieu et les esprits désincarnés ; en d’autres termes c’est une création imaginaire des prêtres et des philosophes. » (Faure et al., 1934, p. 1515). Sébastien Faure [dir.] et al. (1934), à propos du « mérite » : « En obéissant aux prêtres, en leur donnant beaucoup d’argent, le catholique s’imagine ainsi des mérites invisibles, des grâces célestes qui lui vaudront une éternité de bonheur. Mais comme beaucoup veulent une récompense dès ici-bas, les gouvernements ont créé des titres, des médailles, des rubans pour les citoyens méritants. Il va sans dire que, par citoyen méritant, l’autorité entend, l’homme servile toujours disposé à obéir aux chefs ou l’esprit rusé qui dupe les autres et les exploite. On anoblissait avant la Révolution ; sous la République, les hommes politiques disposent de kilomètres de ruban rouge, vert ou violet. L’industriel, le financier, le négociant qui surent amasser une fortune, en volant selon le code, finissent en général dignitaires de la Légion d’honneur […]. On voit ce qu’il faut entendre par mérite au sens des autorités actuelles, c’est le comble de l’immoralité, le sacrifice de l’indépendance à des intérêts inavouables, la platitude devant les exploiteurs de l’humanité. Presse, écoles, églises, opinion ne reconnaissent et n’honorent naturellement que ce mérite-là. » (p. 1516). Pour Hannah Arendt d’ailleurs, « La méritocratie ne contredit pas moins les principes d’égalité ou de démocratie égalitaire que toute autre oligarchie. » (Arendt, 1972, p. 232). Mais comme l’écrit Gustave Le Bon, « La puissance des mots est si grande qu’il suffit de désigner par des termes bien choisis les choses les plus odieuses pour les faire accepter des foules. » (Le Bon, 1905, p. 66). Aussi, selon Son Thierry Ly et al. (2016), si la question de la finalité de l’École, masquée par le discours dominant sur l’égalité des chances, n’est pas clairement assumée dans le système éducatif français, c’est parce qu’il est difficile d’avouer sa véritable finalité qui consiste en la sélection méritocratique des élites. L’École doit répartir des positions sociales hiérarchisées à partir du mérite individuel de chacun, c’est-à-dire de la capacité de chacun à « tirer son épingle du jeu », avec cette illusion d’une légitimité des inégalités sociales fondée sur la réussite scolaire, qui, considérée comme seul critère légitime, tend à exonérer l’École de ses responsabilités : « Là où “l’égalité de résultat” consiste à réduire au maximum les écarts de réussite scolaire, l’égalité méritocratique des chances consiste à s’assurer que ceux-ci ne soient que le fruit de différences de mérite individuel. » (Son Thierry Ly et al., 2016). Conclusion Le rapport de l’IGEN « Grande pauvreté et réussite scolaire » (2015), dirigé par Jean-Paul Delahaye et élaboré en étroite collaboration avec le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) et la Direction générale de l’enseignement scolaire (DEGESCO), indique très justement que « Vivre en situation de grande pauvreté, c’est vivre en danger humain, social et scolaire. » (IGEN, 2015). Voilà qui résume bien la situation, même si la focalisation sur la pauvreté et les inégalités sociales ne doit pas exonérer l’École de ses responsabilités. Pour Delahaye, « L’honneur d’une société se mesure à la place qu’elle fait à ceux qui sont, à un moment donné, en situation de fragilité » (Delahaye, 2015), et plus particulièrement aux enfants en situation de grande pauvreté : « Un enfant de famille pauvre est un enfant qui vit avec d’importantes fragilités financières, sociales, culturelles, et ces difficultés s’accroissent avec l’aggravation de la crise économique » (Delahaye, 2015), au point que, selon l’Observatoire des inégalités (2014), et malgré notre système de protection sociale, « […] des dizaines de milliers de personnes vivent dans des conditions peu éloignées de celles de pays en développement », et se voient souvent privées de logement alors même que l’on dénombre en France autant de résidences secondaires qu’il y a de mal logés. Sans compter la part invisible d’une pauvreté occultée par un sentiment de honte qui caractérise souvent les familles les plus pauvres, qui parfois ne font pas appel aux prestations sociales auxquelles elles auraient droit parce qu’elles refusent « l’aumône », « devenue pour le malheureux un signe de déchéance, une flétrissure publique » (Proudhon, 1846, p. 456), et s’efforcent donc de demeurer invisibles, comme le « Pauvre Martin » de Brassens qui « creusa lui-même sa tombe, en faisant vite, en se cachant, […] et s’y étendit sans rien dire, pour ne pas déranger les gens. » (Brassens, 1953). S’il est nécessaire de donner plus à ceux qui ont moins, la réponse éducative ne peut se limiter à cela. Il ne suffit pas de faire autrement la même chose avec plus de moyens. En outre, pour Françoise Dolto, « La vraie révolution à l’Éducation Nationale n’est pas de doubler le budget mais de changer la mentalité de ses fonctionnaires. » (Dolto, 1988). Il s’agit aussi de clarifier les finalités du système éducatif (au lieu d’empiler les objectifs à court terme), conformément à un projet de société démocratique, mais également de prendre en considération le nécessaire « re-nouveau » des pratiques pédagogiques. Comme le rappelle Philippe Meirieu : « D’une exceptionnelle stabilité, réfractaire à la plupart des idées de “l’éducation populaire” et de “l’éducation nouvelle”, l’École française est restée aussi taylorienne dans son organisation que sélective dans son fonctionnement […]. » (Meirieu, 2007). Penser la transformation de l’École, c’est donc, nous dit Michel Vial, « […] changer la manière de faire (faire autrement) ou changer ce qui est à faire (faire autre chose). » (Vial, 2010, p. 155). Non pas RE-faire du même, à l’identique, mais du nouveau dans du « déjà-là », c’est-à-dire, comme l’écrit Gilles Deleuze, « Faire l’école autre dans l’école même » (Deleuze, 1968), en pensant l’articulation des antagonismes, le rapport des parties au tout et du tout aux parties, dans leurs rapports dialogiques, dans un « temps en spiral », au sens d’Edgar Morin, c’est-à-dire « […] un circuit spiral qui se déplace à chaque fois qu’il revient sur lui-même. » (Morin, 1986, p. 342). C’est dans ce saut qualitatif du « faire autrement » (la même chose) au « faire autre chose », que se fonde la parole du sujet, son accès au sens et à la créativité. D’ailleurs, écrit Castoriadis, « La création a toujours lieu dans le déjà-là et par les moyens, aussi, que celui-ci offre. Cela ne l’empêche pas d’être création en tant que forme, et en tant que cette forme-ci. » (Castoriadis, 1993, p. 71). Mais peut-on penser la transformation de l’École indépendamment de celle de la société, puisqu’elles dépendent réciproquement l’une de l’autre ? « Ceci nous rappelle au demeurant l’interdépendance étroite entre toutes nos institutions culturelles et la difficulté d’en changer une partie sans en changer le tout. » (Freud, 1973). C’est pourquoi, indique Bertrand Ogilvie, la réforme du système scolaire « […] ne peut avoir de portée véritable indépendamment d’une réforme globale, politique et économique. » (Ogilvie, 2010). Il faudrait donc, conformément à la devise du CRAP , pouvoir simultanément et de manière dialogique, « changer la société pour changer l’école, changer l’école pour changer la société ». Aussi pourrions-nous reprendre les propos de Félix Guattari qui écrit que l’enjeu est de « […] mettre en question l’ensemble des institutions humaines, leurs finalités proclamées, leurs définitions des divers types d’individus, des rôles, des fonctions sociales, des normes, etc. » (Guattari, 1972, p. 90). Ce qui est sûr en tout cas d’après Bourdieu, c’est que « rien n’est moins innocent que le laisser-faire », qui équivaudrait à une « non-assistance à personne en danger. » (Bourdieu, 1993, p. 1454). Références bibliographiques ARENDT, H. (1972). La crise de la culture. Éd. Gallimard. BOURDIEU, P. [dir.], ACCARDO, A., BALAZS, G., BEAUD, S., BONVIN F., BOURDIEU, E., …WASER, A.-M. (1993). La misère du monde. Éd. du Seuil. CANAT, S. (2007). Vers une pédagogie institutionnelle adaptée. Éd. Champ social. CASTORIADIS, C. (1993). « Complexité, magmas, histoire », Système et paradoxe, autour de la pensée d’Yves Barel. Paris : Éd. du Seuil. 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