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De l’autonomie dans la réforme des collèges

La tendance générale dans l’Éducation nationale, comme partout ailleurs dans la société, est le “pantechnocratisme”, c’est-à-dire, ce mouvement idéologique qui nie toute réalité à l’action humaine si elle n’est pas mise en récit dans un discours formalisé selon les règles strictes de la technocratie.

La réforme en cours s’inscrit pleinement dans cette démarche.

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Règles technocratiques du discours sur l’action :

Définition : Un discours sur l’action est appelé « projet » et doit réduire une aventure humaine et sociale, donc impliquant une infinité complexe de relations sociales de tous ordres, en une série limitée d’objectifs prédéfinis.

Règle n°1 : Toute action humaine peut être reformulée en terme de projet technocratique.

Règle n°2 : Il n’existe aucune réalité en-dehors des projets.

Règle n°3 : Le champ des discours technocratiques est un champ autonome pouvant proliférer en-dehors de toute autre réalité. Tout discours doit donc être ainsi rédigé que tout technocrate, aussi loin de la réalité de l’action soit-il, doit reconnaître au premier coup d’oeil qu’il s’agit d’un bon discours donc d’un bon projet.

Règle n°4 : Les objectifs prédéfinis doivent être évaluables par des indicateurs quantitatifs.

Règle n°5 : Ces indicateurs quantitatifs deviennent la seule réalité de l’action. La statistique devient la seule approche possible pour juger de l’action.

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Le but de la technocratie est l’optimisation des moyens donc un contrôle et une évaluation permanente des actions. Il existe deux voies pour cela :

Faire confiance aux praticiens et entamer avec eux un dialogue basé sur la reconnaissance de leur expertise. Ceci, les technocrates n’en veulent pas car d’une part, accorder de la confiance, c’est partager un peu le pouvoir et d’autre part, reconnaître qu’un champ de l’expertise sociale échappe à la méthode technocratique est contraire aux règles de la technocratie.

Puisque la reconnaissance de l’expertise de terrain est incompatible avec les règles technocratiques, l’action réelle elle-même tend à devenir un problème pour le système technocratique. L’action réelle doit donc subir une transformation-réduction en un discours appelé « projet ».

Au passage, l’on observe l’une des forces du système technocratique qui est de voler des mots positifs de la vie réelle comme le mot « projet » pour les réduire à une définition normative qui en pervertit le sens original.

Dans le cas de la réforme de l’Education Nationale, le mot perverti est celui d’« autonomie » qui signifie l’exact contraire de son sens original. Par « autonomie », il faut entendre « autonomie contrôlée » : les établissements scolaires ne seront autonomes qu’à la seule condition qu’ils multiplient les discours sur l’action, c’est-à-dire qu’ils se plient à une mise en projets normés et statistiquement évaluables de l’activité humaine, sociale et artisanale qu’était jusqu’alors l’enseignement.

Pour ce faire, tout est prévu : renforcement du rôle du conseil pédagogique ; multiplication des postes de coordination de tous ordres (disciplinaires ; interdisciplinaires ; par projet ; par niveau) avec rémunération à la clé (les fameuses IMP). Ces coordonnateurs seront les interlocuteurs privilégiés de la hiérarchie pour traduire (contraction de trahir et réduire) et contraindre les pratiques réelles de l’équipe qu’ils dirigeront.

On pourrait se dire qu’il s’agit juste d’une perte de temps, qu’il suffirait de produire les histoires que les technocrates aiment lire (ce n’est pas un exercice bien compliqué !) et qu’ils nous laisseront nous occuper du réel en toute autonomie.
A cela, plusieurs objections :

– l’ogre technocratique n’en aura jamais assez et demandera toujours plus de récits, toujours plus d’indicateurs car son horizon est la totale absorption du réel sous les chiffres. Comme c’est impossible, l’ogre technocratique absorbera toute critique en prétextant qu’il lui manque des chiffres. La légitimité et le rang social de l’ogre technocratique grandissent au fur et à mesure qu’il digère de nouveaux pans de l’activité humaine.

– dépouillés de nos mots et contraints d’utiliser de plus en plus le langage technocratique pour rendre compte de nos actions, nous perdons la capacité à les penser sur un autre mode.

– une fois la réalité transformée en ces récits et ces indicateurs, la tentation sera grande de piloter le système par les indicateurs et d’imposer les récits (donc les projets) auxquels les indicateurs sont le plus sensibles.

Je termine avec deux exemples concrets pour illustrer mon propos probablement très excessif (je suis parti dans un exercice de style que j’ai essayé de pousser jusqu’au bout).

Premier exemple : A l’hôpital,
tenir la main d’un malade qui a peur ne constitue pas une action valable du point de vue de la technocratie. Il faudrait faire confiance en l’expertise d’une infirmière qui, pendant ce temps, ne réalise pas les actions concrètes définies sur sa fiche de poste. C’est comme cela que l’on arrive à entendre des infirmières qui racontent que la seule façon de s’en sortir dans leur métier est de « considérer les patients comme des morceaux de viande » sur lesquels il faut réaliser un maximum d’actions techniques en un minimum de temps : s’asseoir à côté d’un patient et lui demander s’il va bien conduit à ne pas remplir ses objectifs, à voir baisser ses indicateurs et donc avoir maille à partir avec une hiérarchie obnubilée par ses tableaux Excel.

Une étude dans un hôpital américain conclue que près d’un tiers du budget global est consacré à sa propre évaluation (in Roland Gori, la folie évaluation, 2011). D’une part, on pourrait montrer combien cette évaluation, comme toute évaluation, passe à côté du réel (ce à quoi les technocrates répondent, en général, qu’il faut encore plus d’évaluation). D’autre part, en reprenant l’autre hypothèse basée sur la confiance faite aux praticiens et donc en supprimant les frais d’évaluation, on pourrait, à budget égal, embaucher 50 % de plus d’infirmières, de chirurgiens, etc. : et j’ai comme dans l’idée que le système serait incroyablement plus performant mais sans évaluation et sans discours sur les actions, point de réalité : retour aux règles technocratiques de base et fin de l’Histoire)

Deuxième exemple : moi, prof de maths.
Aujourd’hui, je pratique l’interdisciplinarité. Je lance des pistes en classe en proposant d’étudier la géométrie des phénomènes astronomiques et des illusions d’optique ou encore les proportions idéales de l’homme de Vitruve. Quand les élèves réagissent positivement à ces propositions, je construis des séquences pour prolonger ces études et je ne manque pas d’être rejoint par des collègues d’autres disciplines (quand ce n’est pas moi qui les rejoins car ils ont ferré un joli bout de quelque chose). Et si je ne ressens aucun intérêt de la part de mes élèves, je m’acharne un peu puis je change de piste. Cette interdisciplinarité est informelle (donc elle n’existe pas pour ma hiérarchie) ; diffuse (totalement intégrée à ma pratique) et susceptible d’être mobilisée ou non en fonction de l’aventure que je vis avec les élèves qui me sont confiés (bref, un élément fondamental de mon AUTONOMIE et de ma liberté pédagogique). Cette interdisciplinarité n’est peut-être pas assez systématiquement développée (il faudrait le prouver et prouver également en quoi c’est un problème pour l’apprentissage des élèves). Mais pour corriger cela, il suffirait de construire des programmes et des formations incitant les professeurs à trouver davantage d’objets communs ET LEUR FAIRE ENSUITE CONFIANCE sur la pertinence ou non de proposer et d’organiser de telles démarches pour leurs élèves.

Rien ne serait pire, en effet, que d’imposer systématiquement et à priori l’organisation, la rédaction technocratique et l’évaluation de projets s’adressant à des élèves virtuels de classes non encore constituées. C’est pourtant la voie qu’a choisie le gouvernement en l’affublant du mot perverti d’autonomie.

De toute façon, c’était ça ou faire confiance aux enseignants.

Alexandre CARRET.

1 Comment

  1. Bernard Collot

    De l’autonomie dans la réforme des collèges
    Analyse limpide. Au passage cela pourrait tout aussi bien s’appliquer à l’Europe, sauf que cette technocratie là ne peut s’habiller de la moindre bonne intention dans ses finalités !

    Il y a juste de morceau de phrase à laquelle je n’adhère pas : ” il suffirait de construire des programmes et des formations incitant… “

    Y a-t-il moyen de construire un “programme” qui ne soit pas de la programmation et qui ne relève pas de la… technocratie et qui ne contredise pas le réel, complexe et imprévisible ? (“les objectifs prédéfinis” de la règle n°4 de la technocratie). La contradiction reste toujours la même : enlever le bac, enlever le programme, n’arrive pas à franchir le cap des représentations.

    Il en est de même pour l’appel à la formation, évidemment justifié facilement… puisqu’il n’y en pas de formation. Présentée ainsi la formation nécessite des formateurs, généralement coupés ou extraits, eux, du réel ou choisis… mais selon quels critères et par qui ? On retrouve toujours les problèmes de pouvoirs accordés ou autoproclamés. Toutes les avancées ne sont pas nées et un peu étendues de par la formation mais de par la co-formation entre pairs, celle-ci demandant du temps, une liberté, d’autres habitus et une finalité définie intrinsèquement par ceux du terrain et pas extrinsèquement… par ce qui devient par la nature des choses une autre technocratie.

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