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Constituer une communauté d’apprentissage critique

L’universitaire féministe noire américaine bell hooks a consacré plusieurs ouvrages à la pédagogie critique dans la continuité de Paulo Freire: Teaching to Transgress: Education As the Practice of Freedom (1994), Teaching Community: A Pedagogy of Hope (2003), Teaching Critical Thinking: Pratical Widsom (2010). Le premier chapitre de Teaching to Transgress a été traduit en français dans la revue Tracés (https://traces.revues.org/5852). Dans Teaching to Transgress, elle consacre un chapitre à l’impact de l’oeuvre de Paulo Freire sur sa conception de la pédagogie critique (https://www.unc.edu/courses/2006fall/educ/645/001/Paulo%20Freire.pdf). On trouve également dans cet ouvrage, un texte repris dans The Critical Pedagogy reader (2e édition) : « Confronting Class in the Classroom ». Dans l’extrait de chapitre ci-dessous, elle aborde les difficultés de mettre en œuvre une pédagogie critique dans la salle de classe : la difficulté des étudiants à prendre la parole et les tensions que peut produire un enseignement basé sur la critique. Bell hooks y explique comment elle a mis l’accent sur la prise de parole plutôt que dans la constitution d’un cadre « safe ». Ces choix ne sont pas toujours populaires auprès des étudiant-e-s, mais constituent pour l’auteure une condition pour mettre en place un enseignement critique.

Extrait de bell hooks, « Embracing change – Teaching in a Multicultural World », in Teaching to Trangress (1994)

La réticence, à aborder l’enseignement à partir d’un point de vue qui inclut la prise de conscience de la race, du sexe et de la classe, est souvent enracinée dans la peur que les salles de classe ne soient plus contrôlables, que les émotions et les passions ne soient plus contenues. Dans une certaine mesure, nous savons tous que chaque fois que nous abordons dans la salle classe des thématiques, qui sont pour les étudiants, passionnées, il y a toujours une possibilité de confrontation, d’expression énergique des idées, voire de conflits. Dans une grande partie de mes écrits sur la pédagogie, en particulier concernant les salles de classe multiculturelle, j’ai parlé de la nécessité d’examiner de façon critique la façon dont nous en tant que professeurs conceptualisons ce que cet espace d’apprentissage devait être. De nombreux professeurs m’ont fait part de leur conception que la salle de classe devrait être un endroit «sûr». Ce qui se traduit généralement par le fait que le professeur assure des cours à un groupe d’étudiants calmes qui ne répondent que lorsqu’ils sont invités à le faire. L’expérience des professeurs qui enseignent pour former la conscience critique indique que de nombreux étudiants, en particulier les étudiants de couleur, ne se sentent pas en sécurité dans ce qui semble être un cadre neutre. C’est l’absence de sentiment de sécurité qui favorise souvent le silence prolongé ou le manque d’engagement des étudiants.

Faire de la salle de classe un cadre démocratique où tout le monde se sent une responsabilité de participer est un objectif central de la pédagogie transformatrice. Tout au long de ma carrière d’enseignante, les professeurs blancs m’ont souvent exprimé des préoccupations à propos d’étudiants racisés qui ne parlaient pas. À mesure que la classe devient plus socialement et ethniquement diverse, les enseignants sont confrontés à la manière dont la politique de domination est souvent reproduite dans le cadre éducatif. Par exemple, les étudiants blancs hommes continuent de prendre davantage la parole dans nos classes. Les étudiants de couleur et certaines femmes blanches expriment leur crainte de ne pas être jugées à la hauteur par leurs pairs. J’ai enseigné à des étudiants de couleur brillants, dont beaucoup d’étudiants avancés, qui ont habilement réussi à ne jamais parler en classe. Certains expriment le sentiment qu’ils sont moins susceptibles de subir une agression s’ils ne font tout simplement pas entendre leur subjectivité. Ils m’ont dit que beaucoup de professeurs n’ont jamais éprouvé le moindre intérêt à entendre leurs voix. Accepter le décentrement de l’Occident à l’échelle mondiale, en embrassant le multiculturalisme, pousse les enseignant à prêter attention à la question de la voix. Qui parle? Qui écoute? Et pourquoi? Le fait de savoir si tous les étudiants assument leur responsabilité de participer à l’apprentissage en classe n’est pas l’approche commune dans ce que Freire a appelé le «système bancaire de l’éducation» où les étudiants sont considérés comme des consommateurs passifs. Puisque tant de professeurs enseignent à partir de ce point de vue, il est difficile de créer le genre de communauté d’apprentissage qui peut intégrer pleinement le multiculturalisme. Les étudiants sont beaucoup plus disposés à abandonner leur dépendance au système bancaire de l’éducation que leurs enseignants. Ils sont aussi beaucoup plus disposés à affronter le défi du multiculturalisme.

C’est en enseignant dans la salle de classe que j’ai assisté au pouvoir d’une pédagogie transformatrice enracinée dans le respect du multiculturalisme. En travaillant avec une pédagogie critique, appuyée sur ma compréhension de l’enseignement de Freire, j’entre dans la classe avec l’hypothèse que nous devons construire une «communauté» afin de créer un climat d’ouverture et de rigueur intellectuelle. Plutôt que de me concentrer sur les questions de sécurité, je pense qu’un sentiment de communauté crée le sentiment qu’il y a un engagement commun et un bien commun qui nous lie. Ce que nous partageons idéalement, c’est le désir d’apprendre – de recevoir activement des connaissances qui renforcent notre développement intellectuel et notre capacité à vivre plus pleinement dans le monde. Mon expérience concernant la façon de construire une communauté dans la salle de classe est de reconnaître la valeur de chaque voix individuelle. Dans mes cours, les étudiant-e-s tiennent des journaux et écrivent souvent des textes pendant le cours qu’ils se lisent les uns aux autres. Cela a lieu au moins une fois et cela indépendamment de la taille de la classe. La plupart des classes où j’enseigne ne sont pas petites. Elles comprennent de trente à soixante étudiants, et parfois j’ai enseigné plus de cent étudiants. Entendre (le son de différentes voix), écouter un-e autre, c’est un exercice de reconnaissance. Cela contribue également à ce qu’aucun étudiant-e ne reste invisible dans la salle de classe. Certains étudiant-e-s ont du mal à faire une contribution verbale, et j’ai donc dû préciser dès le début que c’est une exigence dans mes classes. Même s’il y a un étudiant présent dont la voix ne peut pas être entendue en paroles, en «signant» (même si nous ne pouvons pas lire les signes), il fait sentir sa présence.

Quand je suis entrée pour la première fois dans la classe multiculturelle et multiethnique, je n’y étais pas préparée. Je ne savais pas comment faire face efficacement à une telle «différence». Malgré les progrès de la politique, et mon engagement profond dans le mouvement féministe, je n’avais jamais été obligée de travailler dans un milieu vraiment diversifié et je manquais des compétences nécessaires. C’est le cas d’ailleurs de la plupart des éducateurs. Il est difficile pour beaucoup d’éducateurs aux Etats-Unis de concevoir comment la salle de classe sera quand ils seront confrontés aux données démographiques qui indiquent que la «blanchité» peut cesser d’être l’ethnicité normale dans les salles de classe à tous les niveaux. La plupart des enseignants ne sont pas préparés à la confrontation à la diversité. C’est pourquoi tant d’entre eux se réfugient obstinément dans d’anciens modèles. Alors que je travaillais à créer des stratégies d’enseignement qui favoriseraient un espace pour un apprentissage multiculturel, j’ai du reconnaître ce que j’ai appelé, dans d’autres écrits sur la pédagogie différente, «les codes culturels». Pour enseigner efficacement à groupe d’étudiants diversifiés, il me faut apprendre ces codes. Et les étudiants également doivent le faire… Cela seulement transforme la salle de classe. Le partage des idées et de l’information ne progresse pas toujours aussi vite que cela pourrait être possible dans des situations plus homogènes. Souvent, les professeurs et les étudiants doivent apprendre, dans un cadre multiculturel, à accepter différentes manières de connaître et de nouvelles épistémologies.

De même qu’il peut être difficile pour les professeurs de mettre à distance leurs paradigmes, cela est également difficile pour les étudiants. J’ai toujours pensé que les étudiants aimaient apprendre. Pourtant, j’ai constaté beaucoup plus de tensions dans une salle de classe multiculturelle où la philosophie de l’enseignement est enracinée dans la pédagogie critique et (dans mon cas) dans la pédagogie critique féministe. La présence de tensions – et parfois même de conflits – signifiait souvent que les étudiants ne profitaient pas de mes cours et ne m’appréciaient pas moi, leur professeur, comme je l’espérais secrètement. Enseigner dans le cadre d’une discipline traditionnelle dans la perspective de la pédagogie critique signifie que je rencontre souvent des étudiants qui formulent des plaintes comme: «Je pensais que c’était censé être une classe d’anglais, pourquoi parlons-nous tant du féminisme?» ( ils pourraient ajouter de la race ou de la classe.) Dans la classe transformatrice, il y a souvent davantage besoin d’expliquer la philosophie, la stratégie, l’intention que dans le cadre de la «norme» habituelle. J’ai constaté au fil des ans que beaucoup de mes étudiants qui râlaient sans cesse pendant qu’ils prenaient mes cours, m’ont contacté plus tard pour parler. En tant que professeur, j’ai dû abandonner mon besoin d’une confirmation immédiate d’un enseignement réussi (même si une récompense est immédiate) et accepter que les étudiants ne comprennent pas la valeur et la dimension passionnante qu’il y a créer une communauté de classe où il y a un respect pour les voix individuelles et où il y a infiniment plus de commentaires parce que les étudiants se sentent libres de parler et de répondre. Et, oui, souvent cette rétroaction est critique. Éloigner la nécessité d’une confirmation immédiate a été crucial pour mon développement en tant qu’enseignante. J’ai appris à prendre en compte des paradigmes changeants et à partager les connaissances concernant de nouveaux défis. Il faut du temps, pour les étudiants, pour considérer l’expérience de ce défi comme positive.

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