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Commémorer Verdun : l’Education (trop) nationale à côté du sujet

Les minables polémiques lancées autour de l’annulation du concert de BlackM ou de la scénographie imaginée pour l’ossuaire de Douaumont ne doivent pas faire oublier que le centenaire de la guerre fait l’objet d’une instrumentalisation autrement plus contestable, surtout à travers la participation d’établissements scolaires mis au service d’un très idéologique détournement de l’histoire.

« Vous entendrez toujours des gens qui sacrifient volontiers la vie des autres. Ils font beaucoup de tapage et ils n’arrêtent pas de parler. Vous en trouvez dans les églises et les écoles et les journaux et les corps législatifs et les congrès. C’est leur métier. Leurs paroles sonnent bien. La mort plutôt que le déshonneur. Le sol sanctifié par le sang. Ces hommes qui sont morts noblement. Ils ne sont pas morts en vain. Nos glorieux morts (…) »

La charge cinglante lancée vingt ans après la Première Guerre mondiale par le romancier américain Dalton Trumbo contre « les détrousseurs de cadavres et imposteurs » est toujours aujourd’hui comme un salutaire antidote à l’exploitation politique et commerciale de l’événement par tous ceux – ils sont nombreux – qui ont la fâcheuse habitude de parler à la place des morts.

La mémoire sert à tout… quand on sait s’en servir

Les minables polémiques lancées autour de l’annulation du concert de BlackM ou de la scénographie imaginée pour l’ossuaire de Douaumont ne doivent pas faire oublier que, depuis deux ans, le centenaire de la guerre fait l’objet d’une instrumentalisation autrement plus contestable, surtout à travers la participation plus ou moins volontaire d’établissements scolaires mis au service d’un très idéologique détournement de l’histoire. Un détournement dont on peut trouver l’origine, du moins en partie, dans l’installation en 2012 d’une très officielle, très sarkozyenne, très étatique et très militaire Mission du Centenaire. Sarkozyenne certes d’origine, cette initiative a été reprise par le gouvernement suivant qui s’y est glissé comme dans un gant entraînant avec lui, inévitablement, une Education nationale promue grande organisatrice de la mémoire scolaire. Parmi les enjeux mémoriels –« compréhension d’une épreuve qui engagea l’ensemble de la société française, transmission de cette mémoire aux Français d’aujourd’hui, hommage rendu à ceux qui vécurent la guerre et firent le sacrifice de leur vie (…) » (note de service n° 2013-094) – il ne fait guère de doute que ce dernier a rapidement pris le pas sur le reste, renforcé par la frénésie patriotique qui s’est emparée depuis de l’Education nationale.

La question qu’on ne pose jamais

C’est bien cette notion d’ « hommage » aux combattants qui fait problème, usée jusqu’à la corde, passage obligé de tous les discours officiels malgré l’ambigüité fondamentale qui devrait en faire user avec précaution. Car les notes de service et les injonctions répétées ne font rien à l’affaire : combien de soldats « firent le sacrifice de leur vie », sont « morts pour leur pays », en comparaison de ceux dont on a sacrifié la vie et qui sont morts à cause de leur pays, à cause de l’identification forcée à une chimérique collectivité nationale ? Des millions de morts pour rien ? Effectivement, mais il se trouve que cette question, pourtant fondamentale, est singulièrement absente d’une commémoration qui, derrière la référence obligée à un improbable « devoir de mémoire », a au contraire pour effet de vider la mémoire de tout ce qui pourrait faire sens pour de jeunes élèves : la guerre, la violence, la soumission aux ordres ? Mais au bénéfice de qui ? De fait, depuis bientôt deux ans, à de rares exceptions près, la commémoration de la guerre de 1914-1918, dans sa version scolaire, a trop souvent viré à l’entreprise idéologique : rendre « hommage » aux morts, c’est en réalité rendre hommage à la guerre, la légitimer en étouffant l’esprit critique par une approche qui n’a guère à voir avec la connaissance historique. Une approche que le président de la commission pédagogique de la Mission du centenaire, Laurent Wirth, expose sans état d’âme : « Il faut amener les élèves à comprendre ce que [la guerre] a représenté pour toute une génération (…) Il ne faut pas oublier que cette guerre a concerné toutes les familles (…) Il faut aussi leur faire ressentir comment la société française a été durement marquée par cette tragédie (…) Il faut leur faire comprendre à quel point ce fut une épreuve terrible pour la nation (…) Ce qu’il faut faire ressentir aux élèves (…) L’élève (…) est obligé d’entrer dans la peau d’un soldat ou d’un protagoniste. » Autrement dit, une démarche essentiellement émotionnelle, militaire, identitaire autour de la guerre qui a pour effet – et probablement pour objectif – d’évacuer du sujet la seule question qui mériterait, un siècle plus tard, d’être posée : mais comment les guerres surviennent-elles, celles d’hier comme celles d’aujourd’hui ? Et, accessoirement, comment les éviter ? Une question dont les élèves ne trouveront pas la réponse dans les affligeantes activités « labélisées » par les Comités académiques du Centenaire (voir par exemple le concours des « Petits artistes de la mémoire », organisé à destination des écoliers par les anciens combattants…), pas davantage que dans les parades militaires, les dépôts de gerbes aux monuments aux morts, ou les Marseillaise obligées.

« Détrousseurs de cadavres et imposteurs »

A travers cette commémoration, si comme d’habitude en la matière, on parle beaucoup des morts, on entend malheureusement beaucoup moins ce qu’ils auraient à nous dire. Ce que Dalton Trumbo a su exprimer à merveille :

« Personne en dehors des morts ne sait si toutes ces idées dont parlent les gens valent la peine qu’on meure pour elles ou non. Mais les morts ne parlent pas. Aussi toutes les paroles sur la noblesse de la mort et le caractère sacré du sang versé et l’honneur sont-elles mises dans la bouche des morts par des détrousseurs de cadavres et des imposteurs qui n’ont pas le droit de parler au nom des morts. Si un homme dit plutôt la mort que le déshonneur c’est un sot ou un menteur car il ne sait pas ce qu’est la mort (…) S’il est assez sot pour croire que la mort vaut mieux que le déshonneur qu’il se mette sur les rangs et qu’il meure. Mais qu’on laisse donc les petits gars tranquilles quand ils sont trop occupés pour aller se battre. Et qu’on laisse également les gars tranquilles quand ils disent que préférer la mort au déshonneur c’est de la foutaise et que la vie est plus importante que la mort (…). »

(Dalton Trumbo, Johnny s’en va-t-en guerre, trad. française, Actes sud, 1987)

1 juin 2016 Par B. Girard Blog : Histoire, Ecole et Cie

https://blogs.mediapart.fr/b-girard/blog/010616/commemorer-verdun-leducation-trop-nationale-cote-du-sujet

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