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Classe d’accueil élèves non-francophones : Ma, ta, sa langue : enseignement mutuel et enseignement du « maître ignorant »

Cet article que nous publions pour accompagner la sortie du film La Cour de Babel est extrait du nouveau titre de la collection N’Autre école “Changer l’école, de la critique aux pratiques”. Un ouvrage qui propose différents articles publiés dans la revue N’Autre école.
Le livre peut-être commandé en librairie ou sur le site de la revue

Ma, ta, sa langue : enseignement mutuel et enseignement du « maître ignorant »

Une classe d’accueil peut devenir, suivant les regards qui lui sont portés ou bien « une classe interculturelle multilingue riche de sa diversité », ou bien « une salle d’attente pour l’intégration », un ghetto dans le ghetto.

Une grosse part du travail à faire se situe donc en dehors de la classe, au niveau des représentations, dans l’esprit de l’ensemble du personnel, des parents, des élèves du collège « accueillant ». Une autre part du travail consiste à ce que les élèves prennent confiance en eux, dans leur culture, dans leur langue en même temps que dans celles des autres de manière à pouvoir construire des savoirs autant dans leur langue maternelle qu’en français.

Le collège Madame-de-Sévigné, à Perpignan, en zone d’éducation prioritaire, est entouré de deux « cités », l’une « réservée » aux « Français Marocains », l’autre aux « Français Algériens ». L’entre-deux, résidentiel, feinte au maximum la carte scolaire, achevant de ghettoïser le collège.

La classe d’accueil du collège reçoit les « ENA », élèves nouvellement arrivés anciennement appelés « primo-arrivants », venant pour la plupart en regroupement familial pour rejoindre un père qui travaille probablement en France depuis plusieurs décennies et qui peut enfin justifier de revenus suffisants pour faire venir sa famille.
Il nous a donc paru essentiel de renverser la vision négative « ne maîtrise pas le français » en « élève bilingue, voire trilingue », d’utiliser la classe d’accueil comme lieu ressource en langues et de valoriser le multilinguisme de notre collège.

Enseignement mutuel

Nous avons donc monté un projet interdisciplinaire et multilingue. Il consiste à travailler certains thèmes dans différents cours de langue et à les reprendre ensuite sous forme d’ateliers ouverts à tous, en travaillant les langues des élèves. Une heure hebdomadaire, niveaux et classes mélangés. L’enseignement y est mutuel : les élèves y sont tour à tour profs ou élèves. Nous, les profs adultes, nous initions en même temps que les élèves au russe, à l’arabe, au berbère(s), au portugais, au turc, et devenons des « animateurs de l’atelier ».

Ceci est une première étape dans notre changement de posture. Dure affaire de se débarrasser des habitudes de profs « omniscients », d’accepter le tâtonnement et que les élèves puissent produire des phrases ou des explications qui ne soient pas complètement « correctes », complètement conformes aux normes et termes grammaticaux en vigueur ! Pourtant, tout le monde joue le jeu : et nous avons repris l’année en animant l’atelier à cinq, pour le plaisir que cela nous procure.

Enseignement multilingue

Un même thème est découvert ou travaillé dans plusieurs langues à la fois de manière à déclencher des recherches de constantes, d’analogies, de différences, le mécanisme et la construction d’une grammaire comparative individuelle. Ce travail nous paraît d’autant plus important que les élèves issus d’autres systèmes scolaires n’ont pas encore forcément fait ce travail de distanciation et d’analyse de leur propre langue. La découverte de l’autre aide à la construction de soi.

Le maître ignorant

Et pourquoi ne pas travailler des langues inconnues de tous, des profs comme des élèves ? Et si on apprenait mieux en situation authentique de recherche ? Et si cela permettait de se débarrasser des situations typiquement scolaires où ce sont toujours les mêmes qui savent et qui posent des questions dont ils connaissent les réponses ?

Nous avons déjà tenté l’expérience lors de trois « Rencontres de classes langues et cultures ». Ces journées de travail festif, organisées par le GFEN 66 (Groupe français d’éducation nouvelle), rassemblent des élèves de la maternelle à l’université en passant par les cours d’alphabétisation pour adultes. Elles consistent en ateliers multilingues tous âges confondus, en débats, en propositions, et s’appuient notamment sur le dispositif du maître ignorant de Jacotot (1770-1840), révolutionnaire exilé aux Pays-Bas au retour des Bourbons. Celui-ci, voulant enseigner le français sans savoir parler la langue de ses élèves, fut contraint de leur donner le matériel qu’il avait à sa disposition – une version bilingue du Télémaque, de Fénelon – ainsi que des consignes de travail sans leur donner aucune explication, aucun rudiment sur la langue. Les résultats, tant au niveau de la compréhension que de l’expression des élèves furent tellement bons que Jacotot en développa une philosophie de l’éducation basée sur le principe que tous les hommes ont une égale intelligence et que celui qui explique n’explique qu’à lui-même et subordonne l’intelligence de celui à qui il explique.

Nous tentons donc, autant dans les journées GFEN que dans l’atelier, de fournir des matériaux en langues et des idées de jeux poussant à la recherche, à la découverte par comparaison, jeu d’analogie et de différence. Nous souhaitons que chacun puisse développer individuellement sa compréhension du fonctionnement de la langue dans un premier temps, et que le travail en petits groupes pousse ensuite à mettre les découvertes en commun, à créer une « grammaire » commune.

Là encore, la tentation est grande, pour des profs, de quitter la posture du maître ignorant, de donner des explications, de vouloir partir d’un présumé « simple » pour aller vers un présumé « compliqué », de reprendre le traditionnel jeu de l’oie avec retour à la case départ s’il y a « faute ».

L’évaluation, pierre d’achoppement du dispositif ! ?

Ayant inscrit notre projet dans le dispositif « projet innovant », nous avons dû plancher sur la question de l’évaluation. Heureusement ! Cela nous a permis une nouvelle mise au point sur les objectifs du projet.

– Peut-on imaginer une notation avec ce type de travail ? – Impossible, eu égard au « maître ignorant » et à « l’égalité des intelligences ».

– Cherchons-nous à produire quelques bons en langues qui vont pouvoir écraser les autres de leur supériorité ? – Certainement pas, nous espérons bien sortir totalement des dispositifs de compétition.

– Cherchons-nous à apprendre à parler plein de langues ? – Peut-être.

– À accroître nos connaissances ? – Sans doute.

– Que cherchons-nous à évaluer ? Qu’est-ce qui fait particulièrement sens dans notre projet ?

– La valorisation de toutes les langues sans hiérarchie.

– La prise de confiance des élèves, leur autonomie d’apprentissage.

– Quelles méthodes d’évaluation pouvons-nous envisager ?

Nous nous sommes mis d’accord sur deux dispositifs :

L’un tiré du portfolio européen des langues, version allégée : une auto-évaluation qui a le mérite de tenir compte de la langue maternelle. Un élève de 11 ans ne sait probablement pas téléphoner pour demander des renseignements dans une langue étrangère mais il sait peut-être le faire dans la sienne. À l’inverse, il peut avoir des connaissances et des savoir-faire scolaires dans sa langue seconde et pas dans sa langue maternelle. (J’insiste pour que les élèves se créent un répertoire bilingue, notamment en culture savante pour continuer à apprendre dans leur langue).

L’autre évaluation consiste en l’animation, et si possible la création d’un atelier multilingue lors de la « Rencontre de classes, langues et cultures » du GFEN ou lors d’une journée banalisée pour plusieurs classes au collège.

Émancipation

Les contenus de l’atelier, présentations, annonces, recettes, lotos, lettres, ne sont pas révolutionnaires. Mais des élèves qui se débrouillent pour avancer dans ce qui les intéresse, dans ce qui est important pour eux, qui organisent eux-mêmes leurs recherches, qui savent où trouver l’aide pour améliorer la transcription en alphabet arabe et en alphabet français, et qui ont envie de faire partager leur travail, des élèves qui réalisent qu’ils sont capables d’apprendre seuls sont de toute évidence en voie d’émancipation intellectuelle…

Création et animation d’un atelier multilingue

Les élèves ont créé leurs ateliers par petits groupes de trois ou quatre et les ont animés pour des groupes d’une douzaine d’élèves. Certains ont opté pour un jeu transversal multilingue (type annonces ou recettes en différentes langues, découpées, mélangées, à recomposer). D’autres, Berbères du Sud marocain, ont choisi de faire connaître leur langue, à l’oral puis à l’écrit : ils ont choisi de présenter une recette d’abord à l’oral en mimant les actions, puis à l’écrit, en berbère toujours, en écritures tifinagh, arabe et latine. N’ayant jamais écrit leur langue, ils ont fait des recherches sur internet, ont trouvé leur alphabet et se le sont approprié. Peut-être que l’utilisation qu’ils en font n’est pas encore conforme mais l’apprentissage-recherche se fait par tâtonnements et leur démarche était franchement émancipée. Ils se sont appuyés sur les trois alphabets à la fois ainsi que sur leurs connaissances partagées pour produire les trois versions du même texte. Pas mal pour des élèves « relevant de l’alphabétisation », arrivés sans connaître un mot de français, parlant peu l’arabe et le lisant à peine et parlant une langue à peine reconnue, dénigrée parce qu’« orale » ! Parmi les élèves qui ont participé à leur atelier, certains, nés en France parlent berbère uniquement avec leurs parents. Leur émotion était visible, à travailler cette langue et surtout de pouvoir la lire en alphabet latin. Un élève a demandé « l’autorisation » d’emporter ses photocopies pour les lire à sa mère. C’est dire que le cadeau fait par les élèves lui paraissait somptueux !

Véronique Busson

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