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Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l’histoire au mythe identitaire – Entretien avec les auteurs

Les éditions Libertalia, – qui publient par ailleurs les ouvrages de la collection N’autre école associée à notre site et à notre revue -, proposent un livre d’histoire revigorant et d’actualité : Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l’histoire au mythe identitaire. Nous avons rencontré William Blanc et Christophe Naudin les auteurs.

Entretien

Questions de classe(s) – Quelle est la genèse de ce livre ? Comment s’articule-t-il avec votre précédent ouvrage co-écrit avec Aurore Chéry (Les historiens de garde : De Laurent Deutsh à Patrick Buisson, la résurgence du roman national) dans lequel vous vous proposiez de démonter la vulgate propagée par les historiens qui développent une histoire nationale réactionnaire et dont la figure emblématique et médiatique est Lorànt Deutsch ?

William Blanc et Christophe Naudin – L’idée du livre est née suite au dossier de Valeurs Actuelles de décembre 2013 sur les programmes d’histoire, qui prétendait que Charles Martel n’était plus enseigné à l’école, propos qui rejoint celui des historiens de garde pour qui l’histoire à l’école doit être avant tout un cours de valeurs identitaires assénées à coup d’exemples édifiants incarnés par des « grands hommes », autour de « grandes dates ». Lorànt Deutsch lui-même avait fait de Charles Martel, dans son livre Hexagone, le défenseur de la France et de la Chrétienté face à une invasion. Néanmoins, l’expérience du livre Les Historiens de garde a montré que la seule critique ne suffit pas. Il faut proposer au public un savoir positif et montrer que les historiens peuvent écrire des ouvrages de qualité, mais accessibles.

QdC – Vous avez construit votre livre en proposant d’une part, une histoire détaillée et contextualisée dans la durée de la bataille de Poitiers et, d’autre part l’histoire de l’histoire de cette bataille. Pouvez-vous expliquer ce choix ?

WB et CN – Justement parce que nous sommes partis du présupposé que peu de gens connaissent le contexte de la bataille de Poitiers. Nous l’avons replacée dans le contexte de l’expansion de l’empire islamique – expansion dans laquelle le facteur religieux n’est pas la seule motivation– , mais aussi dans celui des luttes internes à l’ancien royaume des Francs. Comme l’expliquait voilà bien des années Michel Rouche, les vrais perdants de Poitiers, ce sont les Aquitains, qui, obligés de faire appel à leur ennemi de toujours Charles Martel, perdent une grande partie de leur autonomie.
Quant à l’historiographie de cette bataille, c’était d’autant plus nécessaire qu’à part le très court ouvrage d’Élisabeth Carpentier, rien n’avait été proposé de sérieux sur le sujet. Or, notre souvenir de la bataille a été forgé non par une lecture critique des sources de l’époque, mais par des fantasmes qui remontent au début du XIXe siècle pour les plus anciens, puis aux théories de Samuel Huntington diffusées durant les années 1990 sur le “choc des civilisations”. Une manière de prendre ses distances avec la conception actuelle de la bataille de Poitiers, comme elle est diffusée par les tenants d’une histoire identitaire, est de se souvenir qu’au Moyen âge ou à l’époque moderne, la bataille de Poitiers, loin d’être considérée comme une date centrale d’une prétendue mémoire collective, était en fait vue au mieux comme un événement secondaire. Charles Martel lui-même était décrit comme un usurpateur ou en train de spolier les biens de l’Église. Ces exemples permettent de comprendre que la vision contemporaine qui veut que le maire du palais franc ait été le sauveur de l’Occident face à l’Orient musulman est le fruit d’angoisses très actuelles, pas d’un travail historique sérieux.

QdC – Votre livre est un livre que l’on peut qualifier à la fois d’universitaire et de grand public. Il est aussi, de fait, destiné aux enseignants. Quelle utilité a-t-il pour les professeurs d’histoire ? Faut-il enseigner la bataille de Poitiers et comment ?

WB et CN – Un professeur d’histoire se doit d’être en formation permanente, notamment en se tenant au courant des plus récentes recherches, tout en renforçant sa connaissance de l’historiographie. Le but de ce livre était justement de faire à la fois une synthèse des travaux les plus récents des historiens sur ce sujet, et de proposer une sorte de bilan historiographique de la bataille, et de Charles Martel. Le Haut Moyen Âge est un parent pauvre de l’enseignement de l’histoire, et des historiens comme Bruno Dumézil regrettent, par exemple, que les Mérovingiens ne soient plus dans les programmes. Aujourd’hui, on étudie l’empire carolingien en parallèle de l’empire byzantin, mais en toute fin d’année de 6e, ce qui signifie qu’il n’est finalement pas souvent abordé – ou très rapidement – vu la difficulté à terminer les programmes. De plus, l’accent est mis sur le caractère chrétien de ces deux empires. Dans le projet de nouveaux programmes qui a été proposé récemment par le CSP [Conseil supérieur des programmes], et qui a tant fait polémique, les empires carolingien et byzantin basculent en 5e, dans le thème « La Méditerranée, un monde d’échanges VIIe-XIIIe siècles ». On ne sait pas ce qu’il adviendra de ces programmes mais pourquoi ne pas imaginer l’étude de cette bataille et surtout de son contexte large dans ce cadre ? Revenir sur les rapports entre les Carolingiens (depuis Charles Martel) et l’Islam (andalou et oriental), dans le contexte de la rivalité avec Byzance, pourrait montrer la complexité des échanges, qui étaient à la fois guerriers, commerciaux et diplomatiques, et ce bien avant les Croisades. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles notre livre commence à la mort de Muhammad, et se termine avec Charlemagne.

QdC – Votre livre est un livre d’histoire, un livre sur l’histoire des idées, un livre sur l’enseignement et également un livre sur la bataille de Poitiers dans les manuels scolaires après 1945. Mais c’est aussi un outil militant qui démonte les mythes véhiculés par l’extrême droite. Comment concilier ces différents points de vue qui peuvent paraitre contradictoire ?

WB et CN – En faisant de l’histoire, parce que c’est une école de mise à distance. Nous-mêmes, nous sommes allés de surprise en surprise en travaillant sur le dossier de la bataille de Poitiers. Nous pensions qu’on en parlait beaucoup durant les croisades, ce qui est faux. Nous pensions que l’extrême droite en avait fait un de ses lieux de mémoire majeurs ; faux là encore. Ce n’est vrai qu’à partir des années 2000. Bref, notre travail d’historien nous a permis de remettre en cause nos propres préjugés. Il serait donc erroné de voir le livre comme un outil ciblant les mythes de la seule extrême droite. Nous souhaitons accompagner tous nos lecteurs et lectrices, quel que soit leur bord politique, dans une découverte et une mise à distance critique par rapport à leur propre mythologie. Par exemple, depuis quelques décennies se propage l’idée que la bataille de Poitiers aurait amené l’installation pacifique en Gaule des populations musulmanes vaincues. Le développement de cette théorie, qui n’a aucune base historique, doit se comprendre par le contexte islamophobe actuel et dans la volonté de certains enfants ou petits-enfants d’immigrés de justifier leur présence sur le sol français. Or, cette quête n’est pas de l’histoire, mais exprime un besoin de se rassurer. Notre livre est aussi là pour rappeler que la situation du VIIIe siècle n’a rien à voir avec la nôtre et qu’il ne sert à rien de l’invoquer pour justifier telle position ou telle autre.

QdC – La bataille de Poitiers n’est pas un choc de civilisations ni une “des étapes majeures d’un affrontement séculaire, de toute façon fantasmé, entre Islam et Chrétienté.” Pouvez-vous donner quelques clés ?

WB et CN – En effet. Tout comme l’Action française imaginait au début du XXe siècle, par germanophobie, l’histoire de France comme un vaste affrontement entre la France et l’Allemagne, l’extrême droite actuelle pense, à la suite d’Huntington, que l’histoire est scandée par des affrontements entre l’Orient musulman et l’Occident chrétien. Mais c’est oublier un peu vite que des alliances ont été possibles. Les chrétiens provençaux s’allient ainsi avec les Sarrasins contre Charles Martel. Pareillement Charlemagne va en 778 à Saragosse à l’appel de princes musulmans en délicatesse avec le pouvoir de Cordoue. Sur le retour, son armée pille la ville chrétienne de Pampelune, et en représailles, les Vascons tendent une embuscade à son arrière garde à Roncevaux. De plus, Charles Martel, son fils Pépin et son petit-fils Charlemagne ont eut plus mailles à partir avec les Saxons païens et Germains qu’avec les Sarrasins. Ce sera aussi le cas au IXe et Xe siècle avec les Scandinaves, qui seront autant le cauchemar des souverains carolingiens que des émirs musulmans de Cordoue. Enfin, la bataille de Poitiers n’oppose pas deux armées engagées dans une guerre sainte. Du côté musulman, le concept de jihad ne se cristallise qu’à la fin du VIIIe siècle et surtout durant les croisades (XIe-XIIe siècle). Pareillement, dans le camp chrétien, il faut attendre le XIe siècle pour que l’idée d’une guerre sainte soit acceptée par les fidèles et par le clergé. L’affrontement de 732 est plus politique que religieux.

QdC – Pourquoi écrivez-vous que la bataille de Poitiers n’a pas toujours été perçu “comme la grande œuvre de Charles Martel” mais au contraire a été “associée à sa légende noire” ?

WB et CN – C’est même pire que cela. Les légendes noires de Charles Martel ont souvent mis de côté la bataille pour ne retenir que d’autres aspects du personnage. Dès le IXe siècle, des ecclésiastiques diffusent l’idée que Charles Martel brûle en enfer parce qu’il aurait spolié les biens de l’église. Ceux qui propagent cette légende le font surtout pour condamner les descendants du vainqueur de Poitiers comme Lothaire ou Louis le Germanique qui, au cours du IXe siècle, abusent des richesses ecclésiastiques pour financer leur guerre. Condamner Charles Martel présentait l’avantage de ne pas viser directement les auteurs des faits et de prendre comme exemple un ancêtre un peu oublié qui n’avait jamais été roi. Cette légende va connaître un franc succès. On en retrouve régulièrement des traces jusqu’au XIXe siècle, spécialement lorsqu’un pouvoir laïc menace des biens ecclésiastiques. Charles Martel sera également perçu pendant longtemps comme un usurpateur – il est vrai qu’il a poussé vers la sortie les derniers rois mérovingiens –, ce qui le rend suspect aux yeux des chroniqueurs royaux au Moyen âge, pour qui la personne royale est sacrée (ce qui n’était pas le cas au VIIIe siècle). Cette réputation va lui coller à la peau. De nombreux philosophes des Lumières ont ainsi fait du règne de Charles Martel le point de départ de l’absolutisme royal. Pour eux, Charles Martel n’est en rien un héros, mais un tyran.

QdC – Un cahier de 16 pages en couleur propose des couvertures actuelles de presse, une imagerie médiévale ou moderne ainsi que des reproductions de pages de manuels scolaires. En quoi proposer au lecteur ces images était important dans votre travail ?

WB et CN – Parce que l’histoire qui touche le grand public est avant tout une histoire visuelle. Les manuels scolaires, depuis la IIIe république, sont avant tout des livres illustrés. Il est d’ailleurs frappant de remarquer que, dans ces ouvrages, Charles Martel ressemble traits pour traits à un Vercingétorix ou à un Clovis. Il s’agit de faire passer l’idée d’une filiation entre ces personnages, comme s’ils rejouaient, à quelques siècles de distance, le même drame, celui de la défense d’une nation face à un péril extérieur. Mais justement, nous montrons que la mémoire visuelle de Charles Martel est aussi celle d’une absence. À la différence d’autres personnages médiévaux qui ont été largement mis en avant par le roman national au XIXe siècle (pensons à Clovis, mais aussi à Saint Louis ou à Jeanne d’Arc), Charles Martel n’a quasiment jamais été mis en peinture, pas plus qu’on a construit des statues de lui sur les places publiques en France.

QdC – Vous faites, entre autres, l’analyse de la bataille de Poitiers à la fin du XIX° et son instrumentalisation dans un système complexe racialiste. En quoi, ces fantasmes historiques des années 1880 nourrissent aujourd’hui encore le champ politique ?

WB et CN – Drumont associe la victoire de Poitiers à celle des Aryens contre les Sémites (comprendre les juifs). Pour lui, il était urgent d’associer les juifs aux populations arabes afin de contester le décret Crémieux (1870) qui avait donné la citoyenneté française aux israélites dans les départements algériens.

QdC – Et pour les historiens ou polémistes plus proches de nous (Renaud Camus, Lorànt Deutsch voire Huntington) ?

WB et CN – On retrouve un peu chez ces auteurs le même schéma que sous Drumont, sauf que la cible est différente. Pour le pamphlétaire antisémite, les Sémites (les juifs, mais aussi les musulmans, qu’il confond) ont tenté d’attaquer les Aryens frontalement en 732. Ils ont été arrêtés par Charles Martel aussi retentent-ils d’attaquer, cette fois de manière souterraine, en colonisant l’Europe de l’intérieur. Les islamophobes comme Renaud Camus ont un discours similaire. Pour eux, Poitiers est l’un des grands moments scandant l’affrontement éternel entre l’Occident et l’Islam qui se résume en flux et reflux. Ainsi les croisades seraient une réponse à Poitiers, la colonisation un juste retour de l’avancée ottomane. La perte de l’Algérie sonne pour eux comme le début d’une contre-attaque de l’Islam (alors que le FLN n’est pas un mouvement religieux, mais nationaliste et tiers-mondiste) qui culminerait aujourd’hui par une sorte de contre-colonisation souterraine de la France, ce que Camus appelle le “grand remplacement”. Dans ce dispositif, brandir l’exemple de Charles Martel revient tout simplement à assimiler tous les musulmans (ou supposés tels) de France comme des envahisseurs et à appeler à leur expulsion manu militari.

Propos recueillis par François Spinner pour Questions de classe(s)

William Blanc, Christophe Naudin, Philippe Joutard (préf.), Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l’histoire au mythe identitaire, Libertalia (Ceux d’en bas), 2015, 322 p., 17 €.
L’ouvrage contient un cahier de 16 p. en couleur ainsi qu’en appendice un choix de documents, une bibliographie et un index.

Lien du livre chez l’éditeur : http://www.editionslibertalia.com/charles-martel-et-la-bataille-de-poitiers

1 Comment

  1. Bernard Collot

    Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l’histoire au mythe identitaire – Entretien avec les auteurs
    Merci pour la grande clarté de cet entretien. Fasse que l’histoire à l’école cesse d’être celle de l’inoculation .des mythes mais la capacité de reconstruire un passé dans ses contextes.

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