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À quoi sert le nouvel « enseignement moral et civique » ?

Un billet de notre ami Ugo Palheta publié sur le site du NPA et que nous reproduisons ici avec l’aimable autorisation de son auteur…

François Hollande avait annoncé dès le 21 janvier, dans l’atmosphère martiale et soupçonneuse d’union nationale qui régnait alors, une « grande mobilisation de l’école pour la défense des valeurs républicaines ».

On allait voir ce qu’on allait voir, et l’on a vu… la création dès cette rentrée d’un « enseignement moral et civique » du CP à la terminale (300 heures au total sur l’ensemble de la scolarité), véritable supplément d’âme d’une politique consistant, depuis janvier, dans un renforcement illimité des mesures policières et un déploiement de dizaines de milliers de militaires dans les lieux publics. Mais comme souvent dans cette société si anciennement étatisée qu’est la France, c’est à l’École qu’est assignée la lourde tâche, non plus seulement de résoudre le problème du chômage massif des jeunes mais de rétablir la « cohésion sociale », autrement dit de surmonter les contradictions d’une société capitaliste aux abois.

Comment cette création d’une nouvelle discipline est-elle justifiée ? L’École, nous dit-on, a une fonction morale ; quel mal y aurait-il, dès lors, à l’assumer en enseignant une morale ? Si l’on entend par fonction morale le fait que l’école ne se contente pas de transmettre des savoirs mais qu’elle éduque, cela n’est guère contestable. Le reconnaître suffirait d’ailleurs pour s’éviter le faux débat entre une école de l’instruction et une école de l’éducation. L’école instruit et éduque inséparablement, qu’elle le veuille ou non, mais est-ce la même chose de prétendre enseigner la morale et d’en faire ainsi l’objet d’une discipline scolaire, justiciable d’un programme, de cours, de notes et d’examens ?

Evidemment, on pourrait se contenter de regretter le manque de formation des enseignants pour cette nouvelle discipline, ou s’interroger sur ses conditions de validation, par exemple au Brevet des collèges. Mais si le gouvernement a été si prompt dans la création d’un enseignement pour lequel il ne dispose pas d’enseignants formés, c’est que l’enjeu ne tient pas dans les savoirs qui pourraient être transmis dans ce cadre. Il s’agit en premier lieu d’une stratégie d’affichage, permettant d’occuper le terrain médiatique et politique en évitant que soit posées publiquement une question aussi décisive que celle des effets de l’austérité sur les inégalités scolaires. Mais ce qui est également en jeu, à travers cette initiative prise à la va-vite, c’est de faire écran à toute interrogation politique, et même morale, sur le monde tel qu’il va.

Ainsi, si la religion a pu être décrite par Marx comme « l’âme d’un monde sans cœur et l’esprit d’une époque sans esprit », l’appel à transmettre « l’aptitude au vivre-ensemble » et une morale par des moyens scolaires, c’est-à-dire par la création d’un nouvel enseignement, sonne comme le témoignage d’un monde dépouillé de toute morale, le même gouvernement préférant voir mourir des milliers de migrant•e•s chaque année plutôt que d’ouvrir les frontières, et d’une époque dans laquelle, en guise de « vivre ensemble », on soumet aussi tôt que possible les enfants au règne de la séparation généralisée, par l’expérience d’une compétition scolaire les préparant au seul mode de régulation que reconnaisse vraiment cette société : la concurrence.

Et d’ailleurs, comment les enfants et adolescents qui suivront cet enseignement pourraient-ils croire en des principes et des valeurs qui sont démentis chaque jour autour d’eux et elles, par ceux et celles-là mêmes qui prétendent les promouvoir ? La création de cet enseignement est donc un formidable exercice de la mauvaise foi, d’autant plus que les gouvernements successifs ont patiemment travaillé, depuis des décennies, à expurger de l’école toute morale autre que marchande, tentant par là de ramener l’éducation à la production d’individus ajustés aux exigences de valorisation du capital, « employables » pour reprendre la langue de plomb du néolibéralisme. Le précédent gouvernement nous avait d’ailleurs déjà fait le coup, avec Darcos, du retour de la « morale » à l’école.

Mais quelle morale, et quel enseignement ? Najat Vallaud-Belkacem a beau jeu de mettre en avant de nobles objectifs, la transmission d’une « culture du jugement » par exemple, elle qui s’inquiétait le 14 janvier à l’Assemblée nationale de voir des élèves exercer leur liberté de questionnement et d’expression dans les établissements scolaires : « Même là où il n’y a pas eu d’incidents, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Et nous avons tous entendu les “Oui je soutiens Charlie, mais”, les “deux poids, deux mesures”, les “pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ?” Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école, qui est chargée de transmettre des valeurs ».

Une telle opposition entre la liberté de questionner et la transmission des valeurs, énoncée par la ministre elle-même, a de quoi inquiéter. D’autant qu’à ce nouvel enseignement est accolée l’inoxydable référence à la « laïcité », ou plutôt à une laïcité dont les principes ont été falsifiés par une série d’intellectuels et d’hommes politiques1, détournés au profit d’une entreprise de domination. On ne peut plus ignorer aujourd’hui que c’est la défense de cette laïcité falsifiée qui n’a pas cessé, depuis 10 ans, de justifier la stigmatisation dont les musulman•e•s font l’objet dans la société française, des polémiques concernant les menus de substitution dans les cantines jusqu’à l’exclusion scolaire de dizaines de filles portant un foulard ou des jupes longues, considérées comme l’expression d’une volonté de prosélytisme religieux.

Evidemment, nul ne peut dire ce que feront de cet enseignement ceux et celles qui l’assumeront, mais pour ce gouvernement là n’est pas vraiment la question. Ce dont il s’agit, c’est non seulement d’imposer dans l’agenda politique et médiatique l’idée que le gouvernement se soucie de l’École, quand bien même la cure d’austérité et les réformes contestées sont maintenues, mais aussi et surtout, dans le prolongement de l’ « esprit du 11 janvier », de produire le sentiment d’une communauté nationale unie par les nobles « valeurs républicaines » et opposée par principe à la « barbarie », forcément extérieure et étrangère à la France. Ce masque commode, il nous faut l’arracher.

Ugo Palheta

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