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2000 heures

2000 heures . Dans tout système bureaucratique, déplacer les responsabilités relève de la routine quotidienne, et si on veut définir la bureaucratie en termes de sciences politiques, c’est-à-dire comme une forme de gouvernement – le gouvernement des bureaux, par opposition au gouvernement des hommes, d’un homme, de quelques-uns ou de la multitude – la bureaucratie n’est malheureusement le gouvernement de personne et , pour cette raison même, c’est peut-être la forme la moins humaine et la plus cruelle du pouvoir. Hannah Arendt, Responsabilité humaine et régime dictatorial Il faut deux mille heures, paraît-il, pour apprendre à lire à un enfant. Un enfant, qui va bien, dont les besoins fondamentaux sont assurés. Hygiène, alimentation, logement, santé, stabilité affective, intégrité physique et morale, reconnaissance, possibilité de s’exprimer et de se projeter dans l’avenir. Deux mille heures de patience, de travail au petit point, de bienveillance, de savoir-faire. Chacun d’entre nous garde en mémoire, plus ou moins clairement, ce long cheminement du savoir, ce parcours d’écolier qui s’inscrit dans les souvenirs individuels et dans l’inconscient collectif. C’est pour cela probablement que les questions d’école ne sont jamais neutres, que chacun donne son avis sur l’apprentissage et la mission des professeurs. Que l’on ait eu la chance d’être en réussite ou que l’on ait connu la défaite cuisante d’un échec, que le vécu scolaire soit associé à des gratifications ou au contraire à des humiliations, nous savons tous, quelque part, à quel point nous avons aimé les professeurs qui aimaient leur discipline, avaient plaisir à la transmettre et savaient regarder chacun de leurs élèves comme une personne singulière, un héritier potentiel de ce savoir précieux et joyeux, heureux parce que vivant. Car il y a une joie profonde dans le métier d’enseignant. Étymologiquement enseigner veut dire « faire signe, montrer du doigt ». Il s’agit donc de faire signe à la génération nouvelle, de lui permettre de nommer le monde et de le comprendre, d’intégrer ces enfants à la chaîne du temps puisque ce sera ensuite à leur tour de transmettre l’héritage du passé. Enseigner relève donc plus de l’artisanat que de la science. On crée, à plusieurs, dans une relation sécurisée, des interprétations nouvelles. Oui, on crée plus qu’on ne fonctionne et c’est cela qui nous rend libres. Deux mille heures, donc, pour un enfant qui va bien. Nous en consacrons beaucoup moins à nos enfants qui vont mal. Qui vont de plus en plus mal. Il y a des conflits ailleurs qui nous dépassent, des contextes géopolitiques dont nous savons très peu de choses. Nous recevons, dans nos collèges de quartiers, ces enfants des Balkans, d’Afrique de l’ouest, d’Afghanistan. Ces enfants, qui viennent seuls, à qui la solitude pèse si fort qu’ils s’accrochent à la moindre marque de sollicitude. Ces enfants, qui viennent en famille, famille parfois nombreuse, et trop nombreuse au goût de certains. Ces gens, qui avaient encore un peu de place et de dignité dans notre pays il y a dix ans, sont aujourd’hui dans le dénuement le plus complet, la pauvreté la plus infamante. Ils ne savent jamais où ils vont dormir, ne mangent pas à leur faim, ne peuvent pas se laver. Leur parole est systématiquement remise en cause, leur souffrance niée, leur volonté de s’en sortir méprisée, travestie en intentions de nuire, de vivre aux crochets de la société française. Quand j’écris ces lignes, j’en viens à me demander si je suis en 2015 et si je vis en France. Je pense à Leonardo Sciascia, l’écrivain qui a si bien parlé de l’Italie et de ses démons. Lorsqu’il évoque sa carrière d’instituteur en Sicile, dans les années cinquante, il décrit le désarroi ressenti face aux petits Siciliens, enfants de mineurs ou de paysans, à qui il doit faire cours. Pris de vertige devant leur misère, il dit la chose suivante : « Depuis six ans, depuis que j’ai commencé à enseigner, j’ai l’impression d’avoir toujours la même classe, les mêmes gosses. Le fait le plus vrai, au-delà des appréciations scolaires, c’est que ce n’est pas une classe d’ânes ou de redoublants qui m’est confiée chaque année, mais une classe de pauvres, la portion la plus pauvre de la population scolaire, d’une pauvreté stagnante et désespérée. Les plus pauvres d’un pays pauvre. » Aujourd’hui, je vis la même chose dans ce pays-là, dans cette république-là, fondée sur trois mots, trois principes, que je n’ai même pas envie de nommer tant ils sont usés, vidés de tout contenu, inaptes à remotiver une action politique d’envergure. Comment croire encore à ces mots quand on se retrouve seul face à cette injustice, quand ceux qui devraient nous apporter du soutien et un cadre cohérent ricanent et parlent de flux à gérer ? Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Ceux qui revendiquent un prétendu réalisme pour justifier une politique d’immigration répressive ne font que se leurrer sur le contexte géopolitique de notre temps. Ceux qui se réfèrent à la loi pour justifier ces situations, oublient que la loi a pour but de protéger aussi les plus démunis et les plus faibles, non de les écraser. Ceux qui n’envisagent plus l’Education Nationale que comme une bureaucratie impersonnelle et sans conscience renient la fonction première de cette institution qui est de transmettre des savoirs aux enfants, à tous les enfants en vue de poursuivre le projet collectif du pays. Nous sommes tous porteurs d’une mémoire d’immigrés et nos patronymes cachent mal nos origines, Italiens, Polonais, Portugais, Magrébins. Il y a toujours quelqu’un autour de nous qui est descendant de cette mémoire-là : fuir vers la France pour oser vivre, pour croire qu’un avenir meilleur est possible. Ce parcours n’a jamais été sans difficulté mais il a été possible pour beaucoup parce que la République Française a cette capacité intégratrice. Si l’on croit à ses valeurs fondamentales, nul homme de bonne volonté ne peut se trouver exclu. La langue française appartient à celui qui s’en empare et avant d’être Français, nous sommes francophones. La culture française revient à celui qui en saisit la valeur. C’est son universalité qui fait justement sa force. Quand je parle du public que j’accueille, beaucoup me soutiennent que je ne suis plus vraiment professeur de français. Non, je suis un mélange d’éducateur et d’assistant social, et même de bénévole associatif. S’ils savaient comme ils se trompent, s’ils savaient comme la moindre parcelle de langue et de culture transmises est une victoire sur cet obscurantisme moderne qui suggère que tous les enfants ne se valent pas. Quand je regarde avec distance le parcours de chacun de mes élèves, je suis impressionnée par le cumul des souffrances, des deuils, des traumas. Et pourtant les heures de cours sont joyeuses. Quand on apprend, on s’autorise à redevenir enfant. Les élèves qui ont une famille et un projet en France viennent en aide spontanément à leurs camarades qui n’ont rien. La solidarité et l’humour sont les socles de chaque heure passée ensemble. Chaque année depuis 2005, nous avons mené des combats contre les OQTF dont nos élèves étaient l’objet. Chaque année, nous avons eu la chance de les garder finalement auprès de nous. Cette année, nous avons perdu trois fois : Natacha a fini par repartir ses deux parents gravement malades à charge, Golam-Saki s’est enfui alors que sa minorité avait fini par être reconnue, trop tard. Ils ont eu le bon goût de comprendre qu’il n’y avait rien pour eux ici. Ils se sont amputés de ce qu’il y avait encore d’important pour eux, l’espoir d’une vie meilleure. Et puis jeudi 28 mai, le père d’Aïda et d’Armela a été expulsé, alors que son dossier devait encore être examiné par la Cour Nationale des Demandeurs d’Asile. Nous avions cru que ce n’était pas possible, c’est possible. L’année dernière, dans la même situation, notre mobilisation avait permis de rétablir la situation d’Arlind et d’Albina, de faire revenir leur père du centre de rétention de Lyon. Nous avons vu cette famille reprendre pied, ces enfants poursuivre leurs études, entourés des gens qu’ils aiment. Cette année, nous avons franchi un cran de plus. Vendim Sadikaj est expulsé. Ses filles s’acharnent à venir au collège, à vouloir prouver qu’elles sont comme les autres. Jusqu’à quand ? Leur expulsion programmée ? La semaine précédente, Aïda a pris la parole au cours du petit rassemblement que nous avions organisé au sujet de son père. Elle ne voulait pas s’exprimer et puis elle a fini par le faire. Les mots qu’elle a prononcés peuvent nous inviter à réfléchir. « Je sais que certains vont rigoler de nous, de moi, mais ils ne savent pas ce qu’on vit. » cette jeune fille a pris la parole malgré son immense sentiment de honte. Pourquoi avait-elle une conscience si aigüe de sa honte ? Pourquoi pensait-elle que certains allaient rire de sa situation ? Qu’avons-nous fait pour qu’un enfant soit convaincu de cela ? Doit-elle avoir honte d’être une adolescente brillante et pleine de vie ? Doit-elle avoir honte de ses conditions de vie, du placement en centre de rétention de son père ? Doit-elle avoir honte quand elle prend un micro devant ses camarades, ses professeurs et des inconnus pour tenter de sauver ce père, de le faire revenir parmi les siens ? Je crois au contraire qu’il n’y a pas de honte à avoir. Je pense que son attitude est exemplaire et que chacun d’entre nous, aujourd’hui, aurait intérêt à se nourrir de cet exemple de courage qui consiste à garder espoir et à tout faire pour les siens. Quand on est venu m’annoncer la nouvelle de l’expulsion de son père, j’étais en cours. J’ai continué comme si de rien n’était, pourtant j’avais la conviction que ce qui venait d’arriver était inacceptable. On nous fournira toutes sortes de bonnes raisons pour valider cette expulsion. On nous renverra avec mépris à nos engagements militants, à nos débordements affectifs, à notre statut de fonctionnaire qui dysfonctionne. Mais non. C’est inacceptable. Je repense encore à Leonardo Sciascia et je cite ses mots qui résonnent de façon tellement juste au sujet de notre métier : «Il m’arrive toujours des choses de ce genre. Et c’est pourquoi je comprends très bien que l’on puisse finir comme un de mes collègues plus âgés qui ne s’en soucie pas, comme si ces gosses étaient des numéros. Peut-être que c’est comme quand on entre dans une salle de dissection ; il y a des gens qui en sortent bouleversés et qui n’y remettront plus jamais les pieds, et il y en a au contraire qui seront capables de dominer leur première impression, et qui s’habitueront lentement. Puisque je ne me suis pas encore sauvé, je crois que je m’habituerai. Mais ce ne sera pas comme pour quelqu’un qui apprend l’anatomie et qui en acquiert un savoir. Si je m’habitue à cette anatomie quotidienne de misère, d’instincts, à ce rapport humain cruel, si je commence à la voir dans sa nécessité et sa fatalité, comme un corps qui est ainsi fait et qui ne peut être différent, j’aurai perdu ce sentiment d’espoir et d’autre chose, qui est, je crois, ce que j’ai de meilleur en moi. » Il faut deux mille heures pour apprendre à lire à un enfant qui va bien. Il faut quelques secondes pour croiser le regard d’un enfant qui va mal et comprendre, qu’en tant qu’adulte, on en est responsable. Je joins à ce texte trois articles de la convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la France le 7 août 1990. S’il se trouve encore des hommes et des femmes qui ont décidé de cette expulsion, je souhaiterai qu’ils s’expriment sur la validité de ces articles dans notre pays aujourd’hui. Si cette Convention n’a plus cours en France et ne garantit plus rien, il est peut-être temps d’en informer l’ensemble des citoyens français. Article premier Au sens de la présente convention, un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans, sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable. Article 2 1.Les états parties s’engagent à respecter les droits qui sont énoncés par la présente convention et à les garantir à tout enfant relevant de leur juridiction, sans distinction aucune, indépendamment de toute considération de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre de l’enfant ou de ses parents ou représentants légaux, de leur origine nationale, ethnique ou sociale, de leur situation de fortune, de leur incapacité, de leur naissance, ou de tout autre situation. 2. Les Etats parties prennent toutes les mesures appropriées pour que l’enfant soit effectivement protégé contre toutes formes de discrimination ou de sanction motivées par la situation juridique, les opinions déclarées ou les convictions de ses parents, de ses représentants légaux ou des membres de sa famille. Article 9 1. Les Etats parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que les autorités compétentes ne décident, sous réserve de révision judiciaire et conformément aux lois et procédures applicables, que cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Une décision en ce sens peut être nécessaire dans certains cas particuliers, par exemple lorsque les parents maltraitent ou négligent l’enfant, ou qu’ils vivent séparément et qu’une décision doit être prise au sujet du lieu de résidence de l’enfant. 2000_heures.docx Caroline Civallero, Professeur de français au collège La Charme Intervenante dans le dispositif UPE2A prenant en charge des enfants migrants.

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